
Europe : écologie ?
Au tournant des années 1990, c’était clair : la ligne des idées suivait la ligne du temps et le remplacement du socialisme par l’écologie politique n’était qu’une question de patience. À coup de citations poétiques enthousiastes sur la force des idées dont l’heure est venue, ou millénaristes sur le recours qui croît avec le péril, les écologistes fin-de-siècle se présentaient en conquérants.
En Allemagne, à la faveur des élections européennes, ils s’installent durablement dans le paysage dès 1984, accèdent aux exécutifs locaux, avec un ministre régional de l’Énergie et de l’Environnement en Hesse en 1985, Joschka Fischer, futur ministre fédéral des Affaires étrangères, ou le maire adjoint aux Affaires multiculturelles de Francfort en 1989, un certain Dany Cohn-Bendit. La trajectoire politique de l’ancien dirigeant de Mai 68 synthétise d’ailleurs les paradoxes de cette transition du rouge au vert : de part et d’autre du Rhin, vérité en deçà, erreur au-delà…
Car cette loi historique reste, pour le moment, circonscrite à l’Allemagne. Pur produit de l’identité ouest-allemande post-1945, entre pacifisme, féminisme et environnementalisme, les Grünen sont depuis les années 1970 la seule force de contestation sociale acceptable et tolérée. Malgré quelques crises de croissance, ils ont mûri et sont aujourd’hui en mesure de remplacer le vénérable Parti social-démocrate dans les institutions – suivant plusieurs nuances de vert, du plus conservateur Bade-Würtemberg, qu’ils gouvernent depuis 2011, au plus branché de la capitale fédérale, qu’ils s’apprêtent à gouverner.
Il y a aussi le Luxembourg. Ailleurs, les résultats sont plus contrastés. En Autriche, la victoire du président van der Bellen s’est faite sur sa distanciation d’avec les Verts, éjectés du Parlement aux législatives suivantes suite à leurs divisions sur le sujet migratoire. Aux Pays-Bas, la dynamique est forte, mais les scores encore modestes. En Belgique, Écolo (francophone) et Groen ! (néerlandophone) ont affolé les compteurs aux élections communales de 2018, mais principalement à Bruxelles, et il faudra attendre la salve électorale (régionales, fédérales, européennes) en 2019 pour juger de la force et de l’ampleur d’une éventuelle « vague verte ». En Finlande, au prix de quelques accommodements avec le nucléaire, Vihreä liitto est en position centrale pour faire les majorités, mais encore fort loin d’en mener une. En Suède enfin, le Miljöparteit est resté au gouvernement, mais derrière les sociaux-démocrates. Pour le reste de l’Europe, les écologistes oscillent entre marginalité et insignifiance, malgré quelques espoirs de succès de mouvements plus ou moins apparentés.
De gauche à droite
Malgré l’effet d’optique, la « pasokisation » relative mais réelle des partis socialistes européens ne signifie pas automatiquement le renforcement des écologistes. Comme dans le triste épisode de l’élection andalouse en décembre dernier, quand un parti socialiste perd pied en Europe, c’est parfois au profit d’une version plus radicale de lui-même comme en Grèce, ou déformée comme en Italie ; le plus souvent, hélas, c’est au bénéfice de mouvements populistes d’extrême droite. De l’AfD allemande à l’Aube dorée grecque, de la Vox espagnole au Front national français, le basculement des électorats populaires et des classes moyennes modestes vient grossir les rangs au mieux de l’abstention, au pire de la contestation indignée d’un système au service exclusif des élites.
Quand un parti socialiste perd pied en Europe, c’est au bénéfice de mouvements populistes d’extrême droite.
La France est un cas éloquent. Partis en 1974 sur les mêmes modestes bases, écologistes et extrême droite ont connu à leurs débuts des trajectoires comparables, avec même un léger avantage aux héritiers de Dumont plutôt qu’à ceux de Drumont. En 1992, aux élections régionales, Verts et Génération Écologie réunissent 3, 6 millions de suffrages – avec à la clé la seule présidence, à ce jour, d’un exécutif : Marie-Christine Blandin (Nord-Pas-de-Calais). Ce score ne sera plus jamais dépassé. Même en 2009 (2, 8 millions pour Europe-Écologie, 3, 4 si l’on ajoute la parasitaire Alliance écologiste indépendante), le succès est plus modeste. Il est suffisamment marquant cependant pour que reprennent, dans la foulée fringante du mouvement de Cohn-Bendit, les antiennes du remplacement historique de la social-démocratie par des écologistes français parvenus enfin à l’âge de raison.
La sociologie et les élections soulignent bien, au fil des enquêtes, l’installation au cœur de la gauche française d’une famille de pensée des « écologistes antisystèmes », et la dissémination de leurs idées. Mais de basculement, point. Bloqués dans leur croissance, les Verts oscillent entre l’autocritique de leurs faiblesses structurelles (catastrophisme, divergences stratégiques, sectarisme, personnalités repoussoirs) et la mentalité de forteresse assiégée qui s’auto-absout en rejetant la faute sur l’extérieur : hégémonie débilitante du PS et manœuvres florentines de François Mitterrand pour les diviser, résistances culturelles farouches des élites et grands corps d’État imperméables à la remise en cause de leurs certitudes d’après-guerre et par-dessus tout, système électoral défavorable car polarisé.
Il y a un peu de tout ça, bien sûr. Surtout l’absence de proportionnelle, qui condamne souvent à s’aligner avant d’avoir pu se distinguer et réduit à l’insignifiance institutionnelle des pans entiers du spectre politique. Mais justement, la comparaison avec l’extrême droite est éloquente. Car si 1992 marque le pic de la vague verte hexagonale, il n’est qu’un jalon dans la montée des eaux brunes. Là, en revanche, le phénomène est européen, malgré de marginales exceptions.
Une vision pour l’Europe
Dressés contre l’Union européenne et l’islam, ces mouvements prospèrent sur la dénonciation des élites apatrides qui trahissent leurs peuples en leur préférant Bruxelles et les migrants. Contrairement aux lieux communs paresseusement véhiculés par les milieux pro-européens, ces forces nationales-populistes développent une vision cohérente, articulée et conquérante de l’Europe. « Leur » Europe est une vieille civilisation millénaire, blanche et chrétienne, constituée de nations souveraines, fortes de leur histoire et de leurs traditions, jalouses de leurs intérêts, mais prêtes à coopérer pour lutter contre le péril des invasions barbares et la dissolution mondialiste. Puissant et mobilisateur, ce discours répond à toutes les angoisses : identitaires, économiques, sociales et sécuritaires.
Alors que ces forces bousculent le centre de gravité de la droite traditionnelle et poussent à recomposer l’échiquier politique autour de leur propre clivage (« mondialistes vs. patriotes » rebaptisés « progressistes vs. nationalistes » par certains), le défi se pose ainsi en termes nouveaux pour les écologistes qui se définissent par l’appartenance à la gauche : comment mener la bataille politique et culturelle sur ce nouveau front qui les ramène dans le camp de ceux qu’ils voulaient combattre ? En particulier, sur le sujet européen, le dilemme se traduit par la difficulté à être « en même temps » opposés aux politiques européennes des majorités actuelles tout en voulant défendre l’ordre institutionnel remis en cause par cette poussée extrémiste.
La politique est faite de récits. Et le récit européen aujourd’hui est fortement dominé par l’affirmation d’une Europe civilisationnelle. Il est notable que le point commun entre les partis verts qui connaissent du succès ne soit pas exactement la chute de la maison socialiste. Sur les scènes nationales où les écologistes ont su se positionner comme des alternatives non pas au système mais à l’extrême droite, ils ont justement gagné en dynamique.
Dans leur récit, l’Europe est cruciale : pour affirmer la force d’une société ouverte et inclusive, montrer que l’environnement est le nouveau visage de la question sociale, que la seule alternative à la mondialisation économique est la mondialisation écologiste régulée par le droit. Opposer au repli des sociétés sur une identité menacée le message cosmopolite d’ouverture, d’inclusion, d’éducation, de réconciliation avec l’environnement social et naturel.
La seule alternative à la mondialisation économique est la mondialisation écologiste.
Et, pour l’Europe, leur récit est crucial. Car l’effondrement de la social-démocratie va de pair avec l’effritement progressif de la démocratie chrétienne, dont les valeurs et l’influence sont justement mises à mal par les nouvelles droites radicales et extrêmes. Or ces deux forces politiques, sociales et électorales formaient le « consensus permissif », socle de la construction européenne. Qui pourra « vouloir l’Europe » à leur place ?
Dans l’histoire des élections européennes, les crus en 9 sont généralement plus verts que ceux en 4. Impossible de prédire si 2019 confirmera la règle, ou si l’écologie triomphante restera une exception nordique. Mais une chose est certaine : la construction européenne a besoin de nouvelles forces sociales et politiques. Les écologistes seront-ils à la hauteur de cette tâche historique ?