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Photo de Dawid Zawiła
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Une nouvelle marée verte

« Les Verts français ressemblent un peu à Sisyphe. Lors de la dernière vague verte, il ne leur avait fallu que deux ans pour dilapider leur capital politique […] Les circonstances sont aujourd’hui plus propices. »

La politique n’est pas une science, cependant elle en respecte parfois certaines lois. Ainsi, avec une régularité toute météorologique, ces élections européennes de 2019 ont confirmé le cycle décennal des «  marées vertes  ». Depuis 1989, les écologistes européens alternent euphoriques victoires et déconvenues amères, espérant à chaque succès briser ce cycle. Néanmoins, comme le montre l’évolution de la taille du groupe parlementaire où ils siègent à Strasbourg, chaque nouvelle vague gagne un peu sur la côte. Entre 1994 et 1999, les écologistes doublent leur présence (de 22 à 43) et quinze ans plus tard, ils atteignent avec 75 députés (soit 10 %) le seuil historique de leur influence dans les institutions européennes – du moins au Parlement, car le Conseil des chefs d’État reste encore terre de mission.

Par la force des causes, dans l’écume de cette vague reviennent donc avec la même régularité les analyses emphatiques sur le basculement historique, la lame de fond et ses conséquences immédiates sur les rapports de force politique à l’intérieur de la grande famille de la «  gauche  » européenne.

En France, cette fois encore, le commentariat médiatique ressort sans aucun recul ou presque les articles de 2009. Avec, toutefois, enfin un œil plus attentif au paysage politique au-delà des frontières étroites de l’hexagone.

L’érosion du centre politique en Europe

C’est le premier enseignement important de cette élection. La confirmation d’une «  tendance lourde  » à l’européanisation progressive de nos scènes politiques nationales. Nombriliste par tradition et culture politiques, la France est un bon marqueur de cette évolution. Avec 10 points supplémentaires, l’érosion tendancielle de la participation à cette « élection secondaire » comme l’appellent les spécialistes, est enrayée, comme sur l’ensemble du continent d’ailleurs. Ce regain ­d’intérêt pour la démocratie continentale n’est encore que ponctuel mais il doit beaucoup aux affreux du récit européen. Soit qu’ils aient avec succès mobilisé leurs propres troupes, comme Viktor Orbán en Hongrie (43 %, soit une augmentation de 14 points) ou encore Jarosław ­Kaczyński en Pologne (45 %, soit une augmentation de 25 points) ; soit qu’ils aient mobilisé fortement contre eux ailleurs, comme le suggèrent les progressions en France (+ 10 points), Allemagne (+ 13 points) ou Espagne (+ 17 points). Car la notoriété en dehors de leurs frontières d’un ministre de l’Intérieur italien, d’un simple député polonais chef de parti, d’un hâbleur britannique au langage fleuri ou de la présidente d’un vieux mouvement d’extrême droite français est à ce jour inouïe. Comme dans les meilleurs succès d’Hollywood, ce sont les méchants qui font les héros.

Mais à quelques notables exceptions près comme l’Espagne ou les Pays-Bas où les sociaux-démocrates sont revenus d’outre-tombe, ce ne sont pas les forces traditionnelles qui ont surgi pour répondre au défi de la droite radicale. C’est la ­deuxième tendance lourde confirmée par cette élection : l’érosion persistante du centre politique de l’Europe. Pour la toute première fois, les deux grandes familles politiques, social-­démocrate et démocrate-­chrétienne, ne commandent plus de majorité arithmétique au Parlement européen.

Alors qu’elles avaient toujours structuré l’échiquier politique continental et dominé les institutions européennes, ces deux forces qui fournissaient le gros des électeurs favorables à la construction européenne sont fortement affaiblies. Dans certains pays, elles ont même partiellement disparu (la social-démocratie en Grèce, en France, en Hongrie ou en Pologne, la droite classique en France ou en Italie). Plus problématique encore, ceux des partis politiques traditionnels à avoir survécu l’ont souvent fait au prix d’une adaptation parfois acrobatique aux nouveaux contours idéologiques du xxie siècle.

La social-démocratie a subi de plein fouet l’impact négatif que l’économie ouverte mondialisée exerçait sur la crédibilité de son discours social.

Car leurs maux ont une histoire, et celle-ci commence justement en 1989-1991 dans l’illusion de «  la fin de l’histoire  ». Disons, synthétiquement, que la social-démocratie a subi de plein fouet l’impact négatif que l’économie ouverte mondialisée exerçait sur la crédibilité de son discours social, causant un lent et douloureux déclin électoral fait de revirements et de déceptions. Quant à la démocratie chrétienne, elle a dû affronter les conséquences sur son discours conservateur de ­l’ouverture des sociétés et de la libéralisation des valeurs.

Cette dernière se voit donc défiée par l’affirmation de la droite radicale – jusqu’en son sein avec Orbán ; et l’autre par son abandon des classes populaires au profit de l’abstention et de l’extrême droite. Enfin, toutes deux subissent la concurrence de la famille libérale européenne, dont le président français se rêve en figure tutélaire, qui tente avec plus ou moins de réussite de combiner société et économie ouvertes. Ainsi que la pression des exigences écologistes d’une partie croissante de la jeunesse, au moins dans les quelques pays dotés d’un parti vert fonctionnel.

C’est la dernière caractéristique majeure de cette séquence politique : l’affrontement électoral entre des visions idéologiques cohérentes et concurrentes du monde et de l’Europe, dont libéraux et écologistes sont sortis la tête haute. Mais pour ces derniers, il y a encore loin du ponctuel au structurel. À l’exception de ­l’­Irlande (+ 2), on retrouve des chiffres identiques à ceux de 2009 : 3 Belges, 3 Néerlandais, 2 Danois, 2 Finlandais, voire moins : 13 Français (– 2) et la même marginalité dans le centre et le sud de l’Europe. La taille du groupe Verts-Ale marque surtout le succès de son attractivité pour d’autres forces politiques comme les Pirates (4) ou des indépendants soucieux d’écologie.

Et une fois de plus, dans les chiffres, cette «  vague verte  » n’aura surtout déferlé qu’en Allemagne, passée de 11 à 21 députés – et un peu au Royaume-Uni (7 verts + 4 régionalistes, pour 3 et 3 en 2014), dans le contexte étrange d’un Brexit encore en suspens. En progression constante depuis 30 ans, les Grüne sont les seuls à faire mentir le rythme des marées vertes, et sont depuis un mois régulièrement en haut des sondages nationaux, devant les partis traditionnels, jusqu’à être aujourd’hui sérieusement envisagés pour diriger le pays.

Le défi français

En France, on en est loin encore. Le succès du vote pour le climat et le vivant est réel, car il dépasse le bon résultat d’Eelv : il se retrouve aussi dans la surprise d’Urgence Écologie dont le discours a convaincu presqu’un demi-million d’électeurs et bien d’autres encore de voter utile pour Eelv. Il faut aussi compter le Parti animaliste mobilisé pour la défense des animaux non humains, les 3 % du Printemps européen et les 6 % de Manon Aubry. Enfin, une partie du vote pour ­l’attelage PS-Place publique est sûrement liée à son verdissement, illustré par la présence de Claire Nouvian, avocate des océans.

Donc le potentiel est là. 3, 4 millions de voix pour les deux listes strictement estampillées «  écologistes  », encore 0, 5 pour les amis des bêtes, 0, 7 pour les amis de Hamon et d’importantes réserves dans le vote «  de gauche  », chez les Insoumis ou les vestiges du PS. Soit environ 5 millions de consciences mobilisées. Le socle à partir duquel une idée devient centrale dans le jeu politique français bloqué par le fait majoritaire. Le prix du ticket pour être un acteur et non un spectateur de la seule bataille électorale qui structure notre imaginaire monarchiste – la présidentielle.

Le succès du vote pour le climat et le vivant est réel.

Ce succès s’est en outre fait dans le dépassement des figures historiques et tutélaires de l’écologie française, parties à la retraite ou vers d’autres horizons politiques. Mais c’est paradoxalement une difficulté supplémentaire pour faire coïncider une représentation idéologique conquérante et son incarnation politique.

Écartelés entre les réflexes pavloviens d’une scène politique polarisée autour du clivage droite-gauche, y compris dans leurs rangs, les querelles de pureté idéologiques et la nécessité de poursuivre le travail d’écologisation de la politique et de la société française, les Verts français ressemblent un peu à Sisyphe.

Lors de la dernière vague verte, il ne leur avait fallu que deux ans pour dilapider leur capital politique. Ancrage culturel, discours cohérent, départ des trublions libertaires : les circonstances sont aujourd’hui plus propices. À eux de montrer qu’ils ont tiré les leçons politiques de leur passé pour répondre aux immenses défis du présent. Ils ont rarement eu autant de bonnes cartes en main.

Édouard Gaudot

Membre du conseil d'EuropaNova, ancien conseiller politique au Parlement européen, il est notamment l'auteur, avec Benjamin Joyeux et Lucile Schmid, du Manifeste des écologistes attérés (Temps présent, 2015).

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