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Film Leave No Trace | Copyright 2018 Sony Pictures Entertainment Deutschland GmbH
Film Leave No Trace | Copyright 2018 Sony Pictures Entertainment Deutschland GmbH
Dans le même numéro

Écologie, care et scepticisme

Leave no trace de Debra Granik

Le film délicat et discret de Debra Granik, sur un père et sa fille vivant retirés dans une forêt, éclaire l’Amérique des marges. Il montre, dans une esthétique réaliste et poétique, les rapports de soin pour les êtres proches et la nature, la tentation de la fuite, l’inquiétude, l’émancipation et l’espoir d’une Amérique meilleure.

Après Winter’s Bone (2010) et Down to the Bone (2004), le troisième opus de Debra Granik, Leave no trace[1], éclaire l’état de l’Amérique de Donald Trump. Splendide récit du détachement d’une adolescente vivant avec son père dans un isolement parfait en pleine forêt, il impose de s’arrêter sur ce cinéma dont la force et la grâce consistent précisément à passer inaperçu. La mise en scène réussit ici à proportion de sa discrétion, de sa capacité à fondre la fiction dans le milieu où elle s’inscrit avec une précision toute documentaire. Elle donne à ressentir les souffrances de deux êtres, père et fille, arrimés l’un à l’autre, isolés pour tenter de renaître au monde qui les entoure. À la fois portrait précieux d’une « Amérique sous antidépresseurs[2] » et fenêtre sur l’actualité du perfectionnisme moral d’Emerson et de Thoreau, le film permet de penser nos souffrances intimes tout en nous invitant à transformer notre rapport au monde pour mieux l’approcher, à faire le lien entre écologie, care et scepticisme.

La beauté d’une Amérique déglinguée

Le film s’ouvre dans une forêt du nord-ouest américain. Les insectes bruissent, l’eau ruisselle sur la mousse, les araignées tissent leur toile luisante de rosée. Deux êtres se glissent entre les fougères, chantonnent en ramassant du bois, se cachent sous les feuilles et s’entraînent à demeurer invisibles. On comprend qu’ils vivent dans ce parc national en bordure de Portland (Oregon) en parfaite autarcie. Saute aux yeux l’étonnante proximité de cette dyade, père (Ben Foster) et fille (Thomasin McKenzie) soudés dans un milieu où ils ont appris à survivre avec presque rien : un couteau, une toile de jute pour recueillir l’eau de pluie, une tente. Ensemble, ils font cuire quelques champignons, repoussent un grizzli venu troubler leur sommeil. Leur lien à la nature filmé dans les gestes de leur subsistance quotidienne abolirait presque tout contexte. On se demande à quel désastre ces deux-là ont survécu, avant de comprendre que le père est vétéran des guerres d’Irak et d’Afghanistan, qu’il touche une pension et des benzodiazépines à ce titre, et qu’il a entraîné sa fille dans la fuite de ses cauchemars intensifiés par l’agitation des villes. Un jour, un joggeur aperçoit le duo dans les bois. S’ouvre le deuxième temps du drame, celui des tentatives des services de protection de l’enfance pour les aider à s’installer, trouver un travail, puis le troisième temps de la fuite et de la découverte d’une communauté improbable d’hommes et de femmes vivant en pleine forêt dans des mobile-homes.

La fiction de Leave no trace se déploie en synergie avec un univers précisément documenté. Winter’s Bone campait le portrait d’une adolescente battante (Jennifer Lawrence dans le rôle qui l’a révélée) survivant avec son frère et sa sœur dans les montages du Missouri. Et la rudesse du mode de vie montagnard dans les Ozarks était au cœur du drame. Leave no trace s’intéresse de nouveau à ces rednecks pour qui le rêve américain a viré au cauchemar, mais cette fois dans les forêts du Pacific Northwest. Le père est atteint d’un syndrome post-traumatique. Sa fuite incessante et son besoin de s’isoler de la communauté des hommes évoquent bien sûr les grands prêcheurs transcendantalistes américains de l’anti­conformisme, de la décroissance et de la vie dans les bois. Sa vie aux marges est le fruit d’un dégoût du monde tel qu’il va. Elle ouvre aussi une fenêtre sur une Amérique que l’on voit peu au cinéma : celle des vétérans de l’armée drogués aux antidépresseurs qui se suicident parfois à leur retour (mourant en plus grand nombre après que pendant l’épreuve du feu – on pense à Démineurs de Katherine Bigelow en 2009), celle des drogués aux antidouleurs qui meurent d’overdoses. Cette « Amérique sous anti­dépresseurs » connaît une véritable crise sanitaire : dépression, addiction, suicide. Elle était déjà au cœur des précédents films de Debra Granik. Down to the Bone, son premier long métrage, faisait le portrait d’une jeune mère caissière qui tentait de se sevrer de la drogue. Winter’s Bone portait sur le milieu des fabricants et trafiquants de drogue. Debra Granik porte un regard empathique sur ces souffrances de l’Amérique qui tirent les chiffres des suicides à des niveaux effrayants dans certaines régions de l’Hinterland dont on connaît le rôle décisif dans l’élection de Donald Trump. Les films de Debra Granik n’ont pas besoin d’être des documentaires (certains le sont, comme Stray Dog en 2014, sur un biker vétéran du Vietnam) pour nous parler de cette Amérique blanche démunie, effondrée et poussée vers l’exclusion, que décrivent les sociologues : faible capital culturel et taux de mortalité en hausse depuis vingt ans chez les hommes comme chez les femmes.

La méthode élaborée par Debra Granik depuis son premier long métrage consiste à s’appuyer sur un long travail d’enquête pour inscrire son récit dans une région dont elle utilise finement la culture. Elle s’inspire des personnes qu’elle rencontre pour écrire ses personnages secondaires et mêle ensuite comédiens professionnels et non professionnels. Dans l’entretien accordé à Positif lors de la sortie française de Winter’s Bone, la cinéaste explique avoir appris, dans les enseignements de Boris Frumin (cinéaste letton) à l’université de New York, la grandeur des cinémas néo-réaliste et est-européen[3]. Et y avoir aussi rencontré son fidèle chef opérateur Michael McDonough, avec lequel elle explore les lieux qui inspirent en retour ses scénarios (co-écrits avec Anne Rosellini). L’ancienne élève d’Yvette Biro, la grande scénariste de Miklós Jancsó, Zoltán Fábri et Kornél Mundruczó, déploie une esthétique réaliste et sans apprêt, qui soigne l’inscription du drame dans un univers précisément documenté au point de le porter intrinsèquement. On songe au Delta de Mundruczó, dans lequel le couple frère-sœur se heurtait à l’intolérance meurtrière de leurs voisins.

Les films de Debra Granik découvrent la beauté d’une Amérique déglinguée, où le merveilleux, le conte, la poésie surgissent de contrées hostiles rongées par l’hiver ou de forêts glaciales. Et donnent à voir des galeries de portraits incroyables, incarnés par des acteurs professionnels déjà connus, comme Ben Foster, de parfaits inconnus non professionnels ou des inconnus promis à une belle carrière. Jennifer Lawrence, l’émouvante Ree de Winter’s Bone, est devenue une vedette à Hollywood, et même la mieux payée d’entre elles en 2015 ! Dale Dickey, la tante cinglante de Winter’s Bone, hôte secourable et chaleureuse dans Leave no trace, est aujourd’hui une actrice incontournable du cinéma américain. Qui aurait imaginé le Ben Foster tout en muscle de X-men. L’affrontement final ou de Warcraft. Le commencement capable d’autant de douceur et de sensibilité dans ce rôle de père et d’homme des bois ? La direction d’acteurs si exigeante et rigoureuse de Debra Granik fait des miracles. On songe aux castings et aux répétitions méticuleuses des Dardenne avec leurs acteurs : un travail de troupe où certains comédiens reviennent d’un film à l’autre, mais aussi de révélation de nouveaux visages (Deborah François, Émilie Dequenne, Jérémie Renier, Olivier Gourmet…) et de détournement et de réinvention de l’art d’acteurs déjà célèbres (Cécile de France, Adèle Haenel). Les personnages que Debra Granik crée avec ses acteurs, pour deux scènes ou tout un film, restent longtemps gravés dans notre mémoire ; comme la jeune mère incarnée par Vera Farmiga dans Down to the Bone, ou ce jeune garçon croisé dans Leave no trace, qui construit de ses mains une maison minimaliste avec une « vue sur la montagne quand tu fais la vaisselle », ou cet autre qui bichonne son lapin qu’il présente à des concours de beauté.

« Quand on demandait à quelqu’un si on pouvait tourner dans son bar, sa fille pouvait être présente et on se demandait aussitôt si on pourrait la mettre dans la scène. […] C’est ainsi que nous avons engagé tous les non-professionnels qui jouent dans le film. Et à leur tour, ils ont influencé la réécriture du scénario, comme une sorte de boucle entre la fiction et le réel. Le film résulte vraiment d’un mariage entre des éléments qui nous semblaient convenir à l’histoire, et d’autres que nous découvrions sur place[4]. » L’alliance de fiction et d’ancrage documentaire fait merveille dans Leave no trace. Le roman de Peter Rock, L’Abandon, lui-même adapté d’un article de presse relatant la survie dans les bois au début des années 2000 d’un vétéran de l’armée américaine et de sa fille[5], a fourni une trame dramatique à la cinéaste qui a ensuite longuement observé et photographié les paysages de cette région, et qui s’est entretenue avec ses habitants. De ce patient travail de documentation sont nés les personnages de la communauté qui accueille le père et sa fille durant le dernier tiers du film ; apiculteurs et éleveurs d’animaux vivant en pleine forêt. Debra Granik a glissé parmi eux l’extraordinaire actrice Dale Dickey qui semble présider à l’harmonie de ce petit monde régi par un principe d’hospitalité absolu et intriguant. Non seulement elle accueillera et soignera le père blessé et sa fille, mais elle montrera à la jeune Tom le chemin menant, à travers bois, à cet arbre où elle accroche chaque semaine un sac de jute rempli de vivres pour un inconnu vivant dans la forêt – autant dire : son prochain. L’enjeu de cet ancrage documentaire est de rendre sensible le lien que chacun de ses films porte à incandescence entre la vulnérabilité des hommes dans leur habitat naturel et leur capacité à se porter soin et assistance, entre écologie et care. Leave no trace creuse cette dimension communautaire de l’entraide que Winter’s Bone n’envisageait que sous l’angle déceptif de liens du sang violents (« We share the same blood », répétait en vain Ree à sa tante).

Mourir à la nature

Le retour à la terre utopique inspiré de Walden ou la vie dans les bois de Thoreau (1854) joue de cet ancrage très réussi dans la région du Pacific Northwest qui permet au film d’échapper au pittoresque qui plombait Captain Fantastic (de Matt Ross, avec Viggo Mortensen, en 2016). Elle répond ainsi presque littéralement à l’appel d’Emerson dans l’essai ­Expérience (1844) : « Je suis prêt à mourir à la nature, pour renaître à cette Amérique encore inapprochable que j’ai trouvée à l’Ouest. » Mourir à la nature, c’est-à-dire chez Emerson mourir à cette « part ignoble de notre condition » qui nous conduit à vouloir saisir, agripper toutes choses. Et convertir notre manière d’habiter le monde pour trouver une manière, passive, indirecte, de l’approcher. Will et sa fille font l’expérience d’un retrait pacifique et radical de la société, et prolongent l’anticonformisme d’un Thoreau et son injonction à « repeupler les bois[6] ». « Non, merci », répond posément le père à l’assistante sociale lui tendant un téléphone portable. Il n’acceptera pas davantage le commerce de ses hôtes ou voisins qui le chagrinent dans chacune de ses haltes, alors même que sa fille trouve leur compagnie agréable. Il y a chez lui un profond chagrin qui se nourrit d’un deuil évoqué à demi-mot dans le film (celui de la mère de Tom) et teinte son expérience du monde. « C’est ainsi que le chagrin fait de nous des idéalistes », dit Emerson dans Expérience. Dans la lecture qu’en offre Cavell, cette expérience de retrait du monde est la suite ou l’ombre portée du deuil de son fils Waldo, qu’Emerson évoque en ouverture de l’essai : en sorte que « cette perte dévastatrice […] donne à l’expérience (la sienne?) en tant que telle le caractère ou la structure du chagrin[7] ». Dans les termes d’Emerson, il n’est pas d’approche du monde qui ne souffre d’abord cette traversée du « scepticisme vécu », dira Cavell, qui ne fasse l’épreuve du deuil et de la séparation. La force de la lecture de Cavell consiste à montrer comment Emerson décèle la même structure, la même tension, dans le cheminement sceptique et dans l’expérience du monde : retrait, deuil, séparation, puis reconnaissance, approche indirecte, infiniment recommencée. Si Emerson en appelle à mourir à la nature, c’est pour renaître à une Amérique encore inapprochable. Ce processus fait écho à la trajectoire de la jeune Tom. Et le film tout entier nous apprend à accueillir les impressions du monde, à cultiver une attention ordinaire aux choses et aux êtres.

Si Emerson en appelle à mourir
à la nature, c’est pour renaître
à une Amérique
encore inapprochable.

Les valeurs du care circulent partout dans Leave no trace. D’abord dans le soin mutuel continu que se portent père et fille. La fille a appris à calmer son père lors de ses crises nocturnes en détournant simplement son attention avec une question simple et précise : « Quelle est ta couleur préférée? Quelle était celle de Maman? » Lui sait réchauffer ses pieds nus contre son torse sous son pull, enrouler ses pieds dans un sac plastique avant de lui remettre ses chaussures percées. Elle est la seule altérité qu’il supporte, et que ses angoisses autorisent. Le seul pansement sur sa fondamentale inquiétude. On songe au mot de Prospero disant à sa fille qu’elle est l’une des raisons qui lui permettent de préserver sa santé mentale[8]. L’anglais restless exprime mieux l’incapacité de Will à se poser, se reposer, s’arrêter – là où Tom s’arrime aux objets comme aux êtres et aux lieux. Cavell considère comme une question transcendantaliste, pleinement liée à l’espoir placé dans l’Amérique, de savoir « pourquoi nous sommes, de manière chronique ou constitutionnelle, des êtres en souffrance, malheureux, excessifs[9] ». Par-delà ses traumatismes de vétéran de guerre, Will incarne ce lien profond entre l’épreuve vécue du scepticisme et l’espoir placé en une « nouvelle Amérique », dans une vie meilleure.

L’empreinte humaine

Le care s’exprime en outre dans une galerie de portraits au second plan qui découvrent une Amérique à la fois proche et ignorée. On croise un camionneur doux et serviable, soucieux de protéger la jeune fille d’un père potentiellement abusif, des assistants sociaux eux-mêmes désolés par l’inanité des questions du test psychologique imposé au père et à sa fille, une apicultrice qui a travaillé toute sa vie à conquérir la confiance de ses petites bêtes afin de travailler à leur contact à mains nues, une femme de poigne qui nourrit un inconnu dans les bois. Se déploient dans cette communauté des qualités morales qui relèvent du soin des animaux (lapins, abeilles, chien), des autres vulnérables. La fidélité profonde de ce film au perfectionnisme d’Emerson réside dans la manière de saisir les rapports moraux qui s’inventent au creux de cette forêt inhospitalière, entre quelques êtres qu’on dirait «  marginaux  » : des rapports de soin qui sont la conséquence directe d’une conscience aiguë (plus qu’ailleurs, peut-être) de la vulnérabilité de l’habitat naturel, de ce qu’il a de précieux, des liens de l’homme avec son environnement et avec les animaux. Toutes choses que le réchauffement climatique et la dégradation des conditions de la vie sur Terre nous font ressentir aujourd’hui douloureusement. Écologie, donc care. C’est d’ailleurs l’une des significations du titre, Leave no trace, que d’attirer notre attention sur l’empreinte humaine sur la nature.

La force du film est de tenir ensemble les trois termes qui se dégagent de la lecture par Cavell d’Expérience d’Emerson : écologie, care et scepticisme. Nous avons déjà évoqué le besoin de retrait du monde qui anime le père, Will. La narration double cet enjeu dramatique du récit (classique) de la séparation lente, inexorable, d’une fille. La fusion de départ entre père et fille situe d’emblée l’adolescente Tom sur une trajectoire opposée à celle de Ree, l’adolescente battante de Winter’s Bone, soutien de famille, en quête de son père trafiquant de drogue. Ici, l’enjeu est celui de la séparation : comment continuer à aimer ce père traumatisé par les guerres sans gloire de l’Amérique sans porter ses fardeaux. Le thème shakespearien subit, dans les mains de Debra Granik, une déflation spectaculaire : aucun esclandre, aucun accès ­d’autorité chez le père, aucune crise d’émancipation chez la fille. La mise en scène tout en finesse met en évidence les glissements quotidiens qui creusent petit à petit un écart, un jour décisif, entre les personnages ; la manière dont Tom prend plaisir à leurs haltes éphémères, s’attache aux objets qu’elle collecte, là où son père ne songe qu’à reprendre la route. Leur vie commune, au jour le jour, parfaitement accordée au début du film, s’enraye. L’accord tacite sur le retour de Tom à la nuit tombée est rompu : le père s’inquiète, la fille lui fera le reproche d’avoir refusé le téléphone portable que lui avait tendu l’assistante sociale : « Je n’ai pas pu te prévenir! »« Nous n’avons jamais eu besoin de cela », lui rétorque son père. Autre moment décisif : cet échange alors que le père fait ses bagages pour quitter la communauté des bois qui les a accueillis. Will explique à sa fille qu’il le faut, qu’ils doivent partir. Elle lui répond : « You have to. Not me! The same thing that’s wrong with you isn’t wrong with me.  » Le dés-accordement que Tom constate sobrement en mettant en évidence la disjonction de leurs devoirs suit une logique implacable qui rend le dénouement du film à la fois inéluctable (comme dans les tragédies, dont le dénouement n’a jamais surpris personne et où l’effet cathartique suppose même une absence de surprise) et bouleversant.

Debra Granik trouve l’image juste pour l’exprimer. Ou plutôt deux images, deux «  moments de cinéma  » marquants. Le premier est un très beau champ/contrechamp, simple et sobre. La jeune fille suit son père sur un chemin de forêt. Parti une fois de plus. Puis, brusquement, Tom s’arrête et s’adresse à la nuque de son père : « Dad, I won’t go any further. » L’échange de regards embués et un baiser à distance suffisent à exprimer la reconnaissance réciproque d’une nécessaire séparation. Cesser de se laisser conduire par les démons d’un autre, de porter son fardeau, choisir sa propre route. Puis, second et splendide moment qui prolonge cet adieu et opte in extremis pour le point de vue du roi nu, ou du fou esseulé comme le roi Lear. La silhouette de Will s’enfonce dans la forêt immense comme d’autres s’abîment dans la profondeur des océans ; sa silhouette disparaît à l’horizon à mesure que la caméra s’éloigne et prend de la hauteur, découvrant l’immensité sylvestre dans un superbe mouvement d’appareil. Ce plan ultime, évocation pudique de la tentation du suicide, fait signe vers un droit de s’évaporer qui peut être « une autre idée du rêve américain[10] », ou une « tentation contemporaine » liée à la pénibilité d’être soi qui dépasse largement le phénomène des disparitions volontaires au Japon et touche toutes les sociétés développées[11]. Avec Cavell, nous associerons aussi ce plan final à « la voix de la tentation », sans cesse renaissante, de s’isoler de la communauté, de se retirer du monde. Ce plan final rappelle la thématique de l’habitation et de la fuite qui est au cœur de ce film, et que le cinéma semble fait pour explorer, en raison de son ontologie fondée sur le défilement des photogrammes, donc sur une alliance paradoxale de mouvement et de fixité, qui collent au désir de fuite et à l’inquiétude constitutive de Will et au besoin d’ancrage de Tom. Debra Granik filme magnifiquement l’angoisse de devoir quitter leur refuge dans les bois, puis les transferts, déplacements et migrations forcées d’un lieu ­d’accueil à un autre. On songe aux grands films de poursuite, aux westerns. Combien de grands films ont pour sujet cette inquiétude fondamentale, que Cavell conçoit comme un « trait de la nature humaine » et qui trouve au cinéma une expression privilégiée[12].

Les souffrances de l’Amérique

Fleuron du cinéma indépendant américain, Leave no trace fait partie de ces films qui nous permettent de mieux comprendre la middle class désespérée américaine. Il rappelle les réussites récentes de deux autres femmes cinéastes indépendantes qui font exister à l’écran des communautés et des individus rarement filmés : vétérans de l’armée, mâles de l’Arkansas survivants à de terribles accidents de rodéo (Chloé Zhao, The Rider, 2018), jeune lesbienne élevant des chevaux ou avocate provinciale au fin fond du Montana (Kelly Reichardt, Certain Women, 2017), jeune fille errant dans l’Oregon avec son chien (Kelly Reichardt, Wendy and Lucy, 2009). D’un film à l’autre chemine une reprise des Americana qui les réduit au non-sens : du western ne restent que les gueules fracassées par les chevaux de ceux qu’on appelle des « cowboys indiens » dans The Rider, de la pastorale sudiste ne subsistent que les chevauchées dans les badlands arides du Dakota du Sud. Chloé Zhao a tourné Les Chansons que mes frères m’ont apprises (2015) et The Rider dans la réserve amérindienne Lakota de Pine Ridge, dans des paysages qui évoquent le premier long métrage de ­Terrence Malick (La Balade sauvage [Badlands], 1973). Moyen sûr de renouer le dialogue entre la réalité de l’Amérique et son cinéma. Manière aussi de retrouver le chemin d’une exploration « néo-­néoréaliste » de l’Amérique[13]. Au plan formel, Chloé Zhao, Kelly Reichardt et Debra Granik font le choix du minimalisme, de la sobriété ; du même dénuement et du même souci pour les souffrances de l’Amérique. Elles ancrent leurs fictions dans des territoires délaissés par le cinéma et imaginent des personnages féminins forts. Que l’on songe aux deux adolescentes filmées par Debra Granik.

Ou à Certain Women de Kelly Reichardt, sans doute l’un des plus beaux films de l’année 2017. On y suit quatre femmes d’une petite ville du Montana : une avocate et amante frustrée (interprétée par l’extraordinaire Laura Dern), une épouse trompée accrochée à son projet de construction de maison (Michelle Williams méconnaissable dans ce rôle bouleversant de femme terne), une jeune juriste désargentée (Kirsten Stewart) et une éleveuse de chevaux amoureuse et timide (la révélation, Lily Gladstone). Et, dans chaque segment, la même mise en scène gracieuse qui met au diapason personnages et paysages. Ces femmes vivent les effets d’un sexisme ordinaire, comme cette avocate bousculée par son client, ou la tranquille misogynie d’un voisin qui répond aux questions d’une femme en regardant son époux. Elles peinent à faire entendre leur voix, leur singularité, leurs désirs. Filmées dans de longs plans-séquences, comme le dresseur de cheval de The Rider, les actrices parfois non professionnelles sont portées par des réalisatrices qui leur font pleinement confiance, qui savent et nous apprennent à les regarder comme elles ont. À repenser par les moyens du cinéma ce que «  Amérique  » veut dire.

 

[1] - Leave no trace, États-Unis (2018). 1h48. Réal. : Debra Granik. Scén. et adapt. : Anne Rosellini, Debra Granik, d’après L’Abandon de Peter Rock. Dir. photo : Michael McDonough. Son : Christian Dolan, Robert Fernandez, Damian Volpe. Déc. : Chad Keith. Cost. : Erin Orr. Mont. : Jane Rizzo. Mus. : Dickon Hinchliffe. Prod. : Anne Harrison, Linda Reisman, Anne Rosellini. Prod. exec : Aaron L. Gilbert, Jason Clothe, Andy Pollack, Michael Bloom, Adam Pincus. Cies de prod. : Bron Studios, Harrison Productions, Topic Studios. Dist. fr. : Condor Distribution. Int. : Thomasin Harcourt -McKenzie (Tom), Ben Foster (Will), Jeff Cober (Mr. Walters), Isaiah Stone (Isaiah), Dale Dickey (Dale).

 

[2] - Romain Huret, «  Une Amérique sous antidépresseurs  », AOC, 31 octobre 2018.

 

[3] - Positif, n° 601, mars 2011, p. 19.

 

[4] - Positif, n° 601, mars 2011, p. 20.

 

[5] - Peter Rock, L’Abandon [2009], trad. par Philippe Aranson et Jean-Charles Ladurelle, Paris, Rue Fromentin, 2012.

 

[6] - Ainsi que Thoreau qualifie sa tâche d’écrivain, comme l’explique Stanley Cavell dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable. De Wittgenstein à Emerson [1989], trad. par Sandra Laugier, Paris, L’Éclat, 1992.

 

[7] - Ibid., p. 86.

 

[8] - Cité par D. Granik, Positif, n° 691, p. 29.

 

[9] - S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, op. cit., p. 92.

 

[10] - Comme le suggère Adrien Gombeaud dans Les Échos, 19 septembre 2018.

 

[11] - Voir David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris, Métailié, 2015.

 

[12] - Voir S. Cavell, La Projection du monde. Réflexion sur l’ontologie du cinéma [1971], trad. par Charles Fournier, Paris, Belin, 1999.

 

[13] - A. O. Scott, “Neo-Neo Realism – American Directors Make Clear-Eyed Movies for Hard Times”, The New York Times, 17 mars 2009.

 

Élise Domenach

Élise Domenach est professeure en études cinématographiques à l'École Nationale Supérieure Louis-Lumière. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), paru chez Mimesis en 2022.…

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