
Le Renversé de Wimbledon
La destruction de la statue de Haylè-Sellassié et la fracturation de l’espace national éthiopien
Un buste du roi des rois d’Éthiopie, qui témoignait de sa défense d’une souveraineté africaine contre le fascisme italien, fut détruit à Londres en 2020 par des militants oromo. Ces derniers entendaient dénoncer le caractère oppressif de l’unification nationale éthiopienne, face aux provocations du Premier ministre Abiy Ahmed, dans un contexte influencé par le mouvement Black Lives Matter.
Dans le quartier huppé de Wimbledon, au sud-ouest de Londres, le parc Cannizaro conservait le buste du roi des rois d’Éthiopie, Haylè-Sellassié Ier1. Discrètement installé entre des bosquets de rhododendrons, cet objet était un vestige du séjour du monarque en exil en Grande-Bretagne de 1936 à 1940, rappelant les années de lutte contre l’invasion fasciste. Comment comprendre qu’il fut détruit en juin 2020 par des militants éthiopiens, au moment même où les actions du mouvement militant Black Lives Matter se concentraient contre des figures statufiées du racisme ?
Un souvenir dans l’histoire
Le souverain éthiopien avait été contraint de fuir son pays en avril 1936, quelques jours avant la prise de la capitale Addis-Abeba par l’armée d’invasion italienne fasciste. Haussant le menton et s’érigeant en second Auguste, Mussolini promettait de bâtir un empire africain à la hauteur d’une Antiquité romaine glorifiée. Il s’agissait aussi de venger les défaites subies à deux reprises par les corps expéditionnaires italiens sur les champs de bataille aux frontières de l’Éthiopie, d’abord à Dogali en 1887, puis de façon plus cuisante encore à Adwa en 1896. Pour provoquer la guerre et emporter la victoire, le pouvoir fasciste avait employé tous les moyens, recouru aux manœuvres les plus outrancières de propagande, prétexte, intimidation, violation des traités internationaux, contorsion juridique, contournement des sanctions, politique du fait accompli, jusqu’à l’envoi massif de troupes et l’usage d’armes non conventionnelles.
Dans son discours prononcé à Genève à la tribune la Société des Nations, le 30 juin 1936, tenant tête aux huées et sifflets d’activistes fascistes, Haylè-Sellassié dénonçait l’abandon de son pays par la communauté internationale. L’Éthiopie était entrée dans la SDN en 1923, avec l’engagement d’abolir l’esclavage. En 1935, cette assemblée avait tergiversé à se prononcer contre les provocations du dictateur italien, laissant faire les préparations de l’invasion, permettant notamment le passage du canal du Suez aux navires de transport de troupes. Des sanctions ne furent prises que tardivement, quand l’agression était manifeste. Elles furent sans effet. Malgré la mobilisation forte des opinions publiques à travers le monde, les gouvernements continuèrent à détourner le regard, laissant commettre des massacres de masse par l’usage de gaz toxiques. Victime du renoncement au droit face à la force, le roi des rois, vaincu mais pas déchu, mettait en garde les puissances européennes sur les violations à venir dont le sort de son pays était le prélude2.
De retour de Genève, le souverain éthiopien résida quelques jours de juillet 1936 à Londres, chez l’industriel Richard Seligman. C’est à cette occasion que l’épouse de ce dernier, la sculptrice Hilda Seligman, tailla dans la pierre un buste du roi des rois, tenant dans sa main une feuille roulée représentant peut-être le discours de Genève, pour conserver, à titre privé, un souvenir de ce moment historique. Par la suite, Haylè-Sellassié dut s’éloigner de Londres, pour ne pas interférer dans le jeu diplomatique. Sur son propre budget, il s’installa avec sa famille et quelques conseillers dans la cité balnéaire de Bath3. Un embryon de réseau de résistance s’organisa, avec le soutien des antifascistes britanniques, dont la principale figure était Sylvia Pankhurst, fille d’Emmeline Pankhurst, fondatrice du mouvement des suffragistes féministes.
C’est après plus de vingt ans que le buste sculpté à Wimbledon acquit un statut public et mémoriel. La victoire britannique remportée en Afrique de l’Est dès 1941, en liaison avec la résistance intérieure éthiopienne, marquait la première victoire du camp allié contre l’Axe. Rétabli sur son trône, Haylè-Sellassié fut mis sous tutelle militaire et économique britannique. L’accord de paix avec l’Italie conclu à Paris en 1947 limitait les réparations de guerre dues à l’Éthiopie. En 1954, le roi des rois revenait en pleine majesté dans la capitale du Royaume-Uni, accueilli par la jeune souveraine Elizabeth II, couronnée un an plus tôt. La résidence abandonnée des Seligman fut détruite en 1957 et la modeste statue représentant le souverain éthiopien fut donnée au parc communal de Cannizaro, qui avait été créé en 1947 lors de la reconstruction de Londres.
Ce petit buste, souvenir d’une période de défaite où le roi des rois d’Éthiopie était isolé et comptait de rares soutiens, témoigne d’un moment clé de la lutte contre le fascisme et de la défense d’une souveraineté africaine dans l’élaboration de l’ordre international contemporain. Il est devenu l’objet de pratiques commémoratives peu intensives. Ainsi, en 2006, cette statue était en mauvais état et avait fait l’objet d’une restauration par l’Anglo-Ethiopian Society (fondée en 1948). Son état en 2020, avant sa destruction, montrait des signes d’usure du temps. Son cycle d’usage et de signification aurait pu s’éteindre sous la lente morsure des lichens.
Télescopage des colères
Dans la journée du 30 juin 2020, qui est ironiquement l’anniversaire du discours prononcé par le souverain éthiopien à Genève, ce buste de pierre a été détruit. Une centaine de manifestants l’ont renversé, mis en pièces et foulé aux pieds. La scène, filmée et mise en ligne sur les réseaux sociaux, est apparue comme un paradoxe dans le fil de l’information en mettant sur un même plan un souverain africain emblématique de la résistance au colonialisme et au fascisme, et la soixantaine de personnages identifiés comme esclavagistes et racistes dont les statues avaient été démontées, dégradées ou détournées au Royaume-Uni au cours des semaines précédentes4.
La mort de George Floyd, le 25 mai 2020, à Minneapolis pendant son interpellation par des policiers, a déclenché une vague d’indignation et de colère donnant lieu à des actions militantes ciblant le démontage ou la requalification de statues et autres monuments porteurs d’une mémoire raciste contre les Noirs. Dans de nombreux pays, ce racisme reste inscrit dans l’histoire des institutions et dans les paysages urbains par des artefacts patrimoniaux. En attirant l’attention médiatique et l’opinion publique à se prononcer sur ces objets chargés de sens contradictoires, ces manifestations de colère ont déplacé la focale hors des violences policières pour envisager une violence mémorielle plus générale et diffuse.
C’est dans leur espace de conception et de revendication, qui est celui des sociétés afro-descendantes en Europe et en Amérique du Nord, que les dynamiques de mobilisation doivent être considérées.
Le paradoxe que représente la destruction du buste de Haylè-Sellassié dans la séquence des statues renversées au nom du mot d’ordre #BlackLivesMatter ne doit pas être considéré comme l’expression d’une dissonance interne à ce mouvement, qui en saperait la cohérence et la logique. C’est dans leur espace de conception et de revendication, qui est celui des sociétés afro-descendantes en Europe et en Amérique du Nord, que les dynamiques de mobilisation doivent être considérées. Leurs répercussions en Afrique, notamment par le relais des diasporas, ont été associées à des revendications sociales ou identitaires locales, selon des expériences historiques à la fois partagées et différenciées de l’impérialisme et de l’esclavagisme.
Mobilisations de la jeunesse éthiopienne oromo
À côté des décombres du buste impérial éthiopien de Cannizaro Park, une feuille a été retrouvée, portant l’inscription “Oromo Live is Matter”. La réinterprétation du slogan et son altération syntaxique témoignent d’une mobilisation par des immigrants éthiopiens de récente arrivée, revendiquant la défense de leur ethnicité oromo. Même si la forme du slogan emprunte explicitement à Black Lives Matter, les motifs de cet acte relevaient principalement de la politique intérieure éthiopienne. La veille, le chanteur Hachalu Hundessa était assassiné, provoquant des protestations violentes dans les régions oromo d’Éthiopie.
Depuis 2015, ce chanteur avait été la voix de la colère et des espoirs de la jeunesse oromo, accompagnant ses mobilisations5. Sa mort le 29 juin 2020 provoquait une vive émotion populaire et exacerbait les tensions politiques. Les auteurs et motivations de ce crime de nature crapuleuse, passionnelle ou politique n’ont toujours pas été identifiés et, dans un régime où la désinformation domine, toutes sortes de supputations continuent de circuler à ce propos, chaque groupe politique accusant l’autre d’en porter la responsabilité. Le premier motif des heurts occasionnés par cet assassinat portait sur l’organisation des funérailles. Devaient-elles avoir lieu à Ambo, ville de naissance du chanteur et centre névralgique de la protestation des Oromo, ou dans la capitale, pour en faire un héros national ? Comme les usages religieux imposent d’enterrer le corps sans délai, le jour suivant la mort (au détriment de toute autopsie), cette question fit l’objet de rivalités durant la nuit entre les autorités et des factions politiques s’affrontant pour prendre le contrôle du convoi funéraire. Le lendemain, des bandes de jeunes oromo en colère, rameutés par des envois de SMS, parcouraient les grandes villes du pays, menant des actions violentes contre des instances du pouvoir actuel ou des communautés accusées d’avoir bénéficié de privilèges sous les régimes antérieurs.
C’est dans ces circonstances que des actions ciblées contre des statues représentant les figures fondatrices de l’État central éthiopien eurent lieu dans la journée du 30 juin. À l’entrée de Harar, la grande cité historique de l’Est éthiopien, la statue équestre représentant le ras Mèkonnen, conquérant de la région et gouverneur de la ville à la fin du xixe siècle, cousin de Menilek et père du futur Haylè-Sellassié, était renversée, mise en pièces et traînée au sol, la scène étant filmée et diffusée. À Addis-Abeba, des manifestants se rassemblaient autour de la statue équestre du roi des rois Menilek avec la même intention de démontage. Le même jour, une pétition en ligne était lancée sur change.org, demandant : “Remove the statue of Minilik from Addis-Ababa”, depuis Dublin en Irlande, sous le pseudonyme de « Qeerroo Oromoo » désignant le mouvement de la jeunesse nationaliste oromo. Et c’est aussi ce même jour que la statue londonienne de Haylè-Sellassié était vandalisée. Quelques jours plus tard, le 5 juillet, un article publié sur ayyaantuu.org, site d’information et de militantisme oromo, rédigé par Leenjiso Horo, présentait “The Oromo demand: The removal of statues of Menelik II”, en présentant le démontage des statues de chefs confédérés aux États-Unis comme un modèle à suivre.
Aux yeux de nombreux Oromo, les deux souverains impériaux de l’ère contemporaine, Ménélik et Haylè-Sellassié, incarnent l’expansionnisme guerrier de l’État éthiopien à la fin du xixe siècle et son unification nationale à caractère oppressif au cours du xxe siècle. Fondée par Ménélik, la capitale Addis-Abeba se trouve au cœur des territoires oromo conquis au sud et à l’ouest du royaume chrétien. Il en allait de même dans l’Est, avec la prise de Harar, cité sacrée de l’islam éthiopien, occupée à partir de 1885 par le ras Mèkonnen.
Formant la plus importante des populations conquises, représentant aujourd’hui plus d’un tiers d’une population de 110 millions d’Éthiopiens, les Oromo ont été tenus dans une situation de minorité politique et culturelle. De tels griefs étaient exprimés depuis les années 1970 dans les mouvements de protestation contre l’autorité impériale. Ils ont été poursuivis après la révolution de 1974 et le renversement du souverain, à travers les luttes de libération contre la junte militaire du Dèrg, qui avait collectivisé les terres mais maintenu une autorité centrale forte contre l’éclatement des nationalités du pays. Après le renversement de cette dictature en 1991, la Constitution fédérale adoptée en 1995 reconnaissait à chaque peuple des contours administratifs distincts et des dispositifs devant concourir à leur représentation politique et culturelle. Malgré ces concessions, la structure du pouvoir restait fortement subordonnée à l’autorité centrale.
En 2012, le décès du Premier ministre éthiopien, Mèlilès Zénawii, fondateur et architecte du régime, ouvrait une période de contestation portant sur la distribution des pouvoirs entre les groupes régionaux. Les populations oromo protestaient de plus en plus vigoureusement, s’estimant sous-représentées et lésées dans le partage des retombées économiques des politiques de développement. Avec l’amplification de la croissance économique durant les années 2000, le périmètre urbain et périurbain d’Addis-Abeba s’est considérablement étendu, au détriment de terres agricoles, très fertiles, détenues par des Oromo. L’expulsion des habitants de ces territoires, avec peu de compensations, a attisé les mécontentements. La colère des Oromo s’est exprimée par une grande mobilisation de la jeunesse, formant des milices locales dites « Qeerro6 ».
Un « effet Minnesota »
Pendant longtemps, les protestations des Oromo et d’autres peuples ont été considérées comme négligeables, contraires au progrès de la construction nationale. La légitimité de leur cause était proportionnellement inverse à l’immense charisme des bâtisseurs d’empire et à la légitimité accordée par les partenaires étrangers aux gouvernements centraux. C’est pour faire entendre leur cause que de nombreux militants oromo ont été enclins à radicaliser leurs versions de l’histoire, en présentant les conquêtes fondatrices de l’État éthiopien comme politique de purification ethnique et en comparant les figures héroïques de la souveraineté nationale à des dirigeants fascistes ou nazis.
Exilés en Europe et en Amérique du Nord depuis les années 1980, des intellectuels oromo ont approfondi la version nationaliste de leur propre histoire en opérant une lecture critique de l’historiographie éthiopienne, tout en s’inspirant des positionnements discursifs des mouvements de défense des minorités, notamment des Afro-Américains. La convergence avec les slogans et les modes d’action inspirés du mouvement international Black Lives Matter n’a donc rien de circonstanciel, mais s’inscrit dans plusieurs décennies d’activisme et de pensée en diaspora.
Pour la nouvelle génération de militants nationalistes oromo, il faut aussi tenir compte d’un « effet Minnesota ». Le mouvement de la jeunesse oromo a en effet bénéficié du soutien financier et logistique des réseaux de la diaspora oromo établie en Amérique du Nord et en Europe du Nord (Scandinavie, Royaume-Uni). Minneapolis est le centre de gravité de la diaspora oromo américaine. Depuis les années 1990, les candidats à l’immigration d’origine somali et oromo avaient été en effet orientés dans des centres d’accueil du Minnesota, où beaucoup sont restés. Par leur nombre, leur concentration et leur dynamisme, ils ont formé un pôle de référence se distinguant des communautés diasporiques éthiopiennes installées dans les autres États américains. Pour de nombreux Oromo en Éthiopie, les espoirs d’avenir et de libération sont incarnés par les exemples de réussite sociale dans la diaspora, si bien qu’en langue oromo, le Minnesota et Minneapolis sont désignés avec le sobriquet de Mana Sodda, « la demeure des beaux-parents ». En 2013, c’est à Minneapolis que fut créée la chaîne télévisée en ligne Oromo Media Network, basée à Minneapolis, dirigée par Jawar Mohammed, diplômé des universités Stanford en sciences politiques et Columbia en droits de l’homme. Ce média et son directeur éloquent et charismatique ont joué un rôle important dans la coordination idéologique des mouvements de jeunesse Qeerroo à partir de novembre 2015. C’est à travers cette ascendance médiatique du Minnesota que le mot d’ordre “Oromo Lives Matter” a été adopté comme l’un des signes de ralliement du mouvement.
Plusieurs mois de mobilisation des Qeerroo ont incité les politiciens oromo affiliés au parti de gouvernement à renverser la faction dominante pour prendre le pouvoir. C’est ainsi qu’un jeune politicien issu des services de renseignement, Abiy Ahmed, identifié comme oromo dans la cartographie ethnique des appartenances politiques, était désigné comme chef du gouvernement, sans élection mais par arbitrages internes. Durant les premiers mois de son mandat, le jeune Premier ministre multipliait les actes inédits de réconciliation à l’intérieur et l’extérieur du pays (Érythrée, Égypte). Afin de restaurer le pluralisme politique, il encouragea le retour sur la scène politique d’organisations et de personnalités politiques exclues et exilées, dont le Front de libération oromo. Aux côtés des doyens du mouvement nationaliste oromo, Jawar Mohammed, âgé de 32 ans, revint en Éthiopie pour s’investir dans l’action politique régionale et nationale, en vue des élections législatives programmées en mai 2020. Il fut accueilli triomphalement par les mouvements de jeunesse oromo.
La popularité rencontrée par Jawar Mohammed à l’échelle régionale oromo entrait en concurrence avec l’enthousiasme général, aux échelles nationale et internationale, qui avait accueilli l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed et ses nombreuses promesses de réformes. D’abord mutuellement conciliantes l’une envers l’autre, ces deux personnalités défendaient des projets de plus en plus antagonistes. Promoteur d’une forte autonomie de la région fédérée d’Oromia, Jawar Mohammed exprimait des critiques de plus en plus virulentes en opposition au projet politique du Premier ministre, penchant pour le maintien d’une autorité cohésive exercée par le parti multi-ethnique de gouvernement rebaptisé Parti de la Prospérité.
Statues de cire et retour du refoulé impérial
Face à la concurrence de forces autonomistes régionales, notamment en Oromia et au Tigré, le projet d’Abiy Ahmed s’est présenté comme réconciliateur d’une nation divisée, en prônant la restauration de l’unité nationale. Dans le discours, ce projet fait appel à des valeurs incontestablement positives, telles que l’amour, le pardon, la bonne volonté, la patience, l’inclusion, le pluralisme, etc., englobées dans le terme amharique meddemmer qui signifie « addition, ajout ». Malgré cette façade enjolivée, inspirée des procédés rhétoriques de la prédication religieuse évangéliste, le mot d’ordre de l’unité est provocateur dans un contexte de recomposition du paysage politique. L’idée d’unité correspond en effet à une ligne conservatrice, nostalgique des régimes antérieurs (impérial puis militaire), où la modernisation et le développement de la nation par des élites éduquées devaient l’emporter sur des divisions culturelles archaïques. Concurrencé par des partis régionalistes, Abiy Ahmed multipliait les déclarations et les gestes symboliques pour s’adresser aux populations orphelines de l’empire, notamment les Amhara, mobilisées pour la défense d’un nationalisme unifié et centralisé.
C’est dans leur espace de conception et de revendication, qui est celui des sociétés afro-descendantes en Europe et en Amérique du Nord, que les dynamiques de mobilisation doivent être considérées.
En septembre 2019, le site du palais impérial d’Addis-Abeba était ouvert au public. Au cœur de la capitale, ceint de hautes grilles, il était interdit d’accès et placé sous haute sécurité depuis plus de soixante ans. Après des travaux de rénovation architecturale commencés bien avant son investiture, Abiy Ahmed s’emparait de ce projet comme s’il en avait été l’unique concepteur. Dans un esprit de concorde nationale, il baptisait le site Unity Park, compensant la célébration de la mémoire unitaire de l’empire par un espace où chaque culture régionale est représentée par des créations architecturales contemporaines.
La restitution du site au public a rencontré un grand succès parmi les résidents étrangers et les classes moyennes supérieures de la capitale. Cependant, deux statues de cire ont fait l’objet de critiques hostiles à la réhabilitation de l’ancien régime. L’une représente Ménélik sur son trône dans la grande salle des banquets royaux, l’autre Haylè-Sellassié siégeant aussi dans la salle du couronnement, entouré de vitrines où sont disposées des couronnes royales. La re-personnification hyperréaliste des deux souverains a été ressentie comme un affront par les militants nationalistes oromo, conduisant leurs chefs de file à revenir sur le terrain des querelles historiques et mémorielles par des positions tranchées, selon une optique plus compensatoire que destructive. Dans un entretien télévisé, le 22 octobre 2019, Jawar Mohammed reconnaissait ainsi une histoire commune, entre peuples et entités politiques distinctes sous l’autorité d’un même État, à condition de ne pas ignorer les oppressions, les crimes et les pillages subis par les victimes des guerres de conquête. En déclarant : « Tant qu’ils élèveront Ménélik, nous déterrerons ses crimes », il demandait à ce que, pour chaque monument érigé en mémoire des souverains impériaux, un monument soit bâti pour célébrer les victimes de l’impérialisme7.
Des monuments pris en étau
Sous les atours ingénus et souriants d’une rhétorique de la réconciliation, Abiy Ahmed a été récompensé du prix Nobel de la paix en octobre 2019, en raison des efforts de rapprochement accomplis avec l’Érythrée après vingt ans d’hostilité. C’était, de la part de la communauté internationale, consentir à un aveuglement sur la politique intérieure et appeler à un plébiscite, à six mois d’élections générales qui devaient opposer, pour la première fois, tout le spectre des forces politiques. En voulant additionner (mot d’ordre officiel) et associer différents modèles de société, le discours du chef de gouvernement multipliait les confusions et nourrissait les antagonismes, tout en cherchant à apparaître comme une figure médiatrice d’apaisement. Cette situation de transition contestée est devenue explosive avec la remise en cause du calendrier électoral.
Les orientations radicalement divergentes sur le devenir du système politique éthiopien n’auraient peut-être pas été tranchées par les élections générales initialement programmées en mai 2020, mais l’état général de la représentation des partis, de leurs alliances et leurs rivalités aurait pu ressortir des résultats et constituer une base à l’application concrète d’un pluralisme politique, encore jamais expérimenté dans l’histoire du pays. La tenue des élections a cependant été repoussée en raison de l’épidémie de Covid-19, d’abord à la fin du mois d’août, puis en 2021. Le report, à deux reprises, du calendrier électoral fut décidé sans concertation avec l’ensemble des partis concernés et dénoncé par l’opposition comme une sortie du cadre constitutionnel pouvant conduire à l’instauration d’un pouvoir personnel. Ces débats ont ravivé les tensions entre les acteurs politiques régionaux. En Oromia, les mobilisations ont atteint leur paroxysme avec l’état de quasi-insurrection qui a suivi l’assassinat du chanteur Hachalu Hundessa, entraînant l’arrestation le 30 juin 2020 de Jawar Mohammed ainsi que de nombreuses autres figures dirigeantes des partis d’opposition, oromo ou non. Faute d’une volonté d’arriver à des compromis, ce sont ces mêmes désaccords qui entraîneront une élection dissidente dans la région du Tegray, au nord du pays, aboutissant au déclenchement d’une guerre en novembre 2020. Les foyers de conflit se sont multipliés et aucune voie de résolution n’a été trouvée à ce jour.
C’est donc dans un processus général d’exacerbation des rivalités politiques, impliquant tous les acteurs en lice pour la conquête du pouvoir dans une situation de transition, que l’on peut comprendre comment quelques statues de hautes figures de l’ancien régime impérial sont devenues l’objet de vindicte. Ces actes ou intentions de destruction ont été l’expression d’un état d’extrême tension et d’exaspération. Détruire une statue historique marque le franchissement d’un seuil, la sortie d’un cadre conventionnel de reconnaissance d’un espace partagé de débat et de compétition. La conscience historique est forte en Éthiopie. Les références à des figures et à des épisodes de différentes époques de l’histoire nationale et internationale sont souvent sollicitées dans le débat public. Le respect du passé participe à la configuration d’un espace politique commun, à condition que ce respect ne soit pas considéré comme une expression d’allégeance aux positions dominantes.
- 1. Une transcription correspondant aux normes savantes serait Haylä-Sǝllase. La transcription française usuelle est Haïlé Sélassié, ce qui est erroné du point de vue de la prononciation et suscite une confusion, beaucoup de gens croyant que Sélassié est un nom de famille. C’est en réalité un nom composé qui signifie « Force-Trinitaire ». La transcription choisie est un compromis, proposant une transcription exacte mais lisible pour un lecteur français, en distinguant les trois voyelles è, é, et e, qui correspondent à trois sons différents, et en restituant le double L qui est grammatical. Cette transcription correspond à celle qui avait été employée par Maurice de Coppet (voir Guébrè Sellassié, Chronique du règne de Ménélik II, roi des rois d’Éthiopie, trad. de l’amharique par Tésfa Sellassié, publiée et annotée par Maurice de Coppet, Paris, Maisonneuve, 1930).
- 2. Sur l’invasion fasciste de l’Éthiopie, voir notamment Robert Mallett, Mussolini in Ethiopia, 1919-1935: The Origins of Fascist Italy’s African War, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. Laurent Gaudé a fait de l’exil européen de Haylè-Sellassié l’un des motifs de son roman justement intitulé Écoutez nos défaites (Arles, Actes Sud, 2016).
- 3. Voir Keith Bowers, Imperial Exile: Emperor Haile Selassie in Britain, 1936-1940, Los Angeles, Tsehai, 2016.
- 4. L’encyclopédie en ligne Wikipédia a établi une liste des “Actions against memorials in the United Kingdom during the George Floyd protests”, dénombrant vingt-trois actions (dernière mise à jour le 3 avril 2022), ainsi qu’une “List of monuments and memorials removed during the George Floyd protests” à travers le monde (dernière mise à jour le 28 mars 2022).
- 5. Voir Awol Allo, “‘We are here’: The soundtrack to the Oromo revolution gripping Ethiopia” [en ligne], African Arguments, 30 mars 2018.
- 6. Voir Terje Østebø, “The role of the Qeerroo in future Oromo politics” [en ligne], Addis Standard, 26 mai 2020.
- 7. Interview du 22 octobre 2019 sur la chaîne LTV World, disponible sur YouTube.