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Manifestation Black Lives Matter, en juin 2020 · Billie Grace Ward via Flickr (CC BY 2.0)
Manifestation Black Lives Matter, en juin 2020 · Billie Grace Ward via Flickr (CC BY 2.0)
Dans le même numéro

Violences monumentales. Peut-on désarmer les symboles ?

Peut-on désarmer les monuments à la violence coloniale et esclavagiste sans les détruire ? Les contestations récentes du patrimoine, à Paris ou à Brunswick, soulignent que le racisme et la violence font obstacle à un projet politique commun. Risque-t-on de dissimuler l’histoire en cachant l’offense ?

Un collègue, éminent spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, disait, à juste titre, il y a de cela maintenant près de dix ans : le problème de l’histoire de l’art, c’est qu’il n’y a pas de morts. Son propos se situait entre le sarcasme bienveillant et le constat sincère. L’histoire de l’art peut relever de l’enchantement béat, de la mise en série de chefs-d’œuvre qui ne le sont qu’au prix de leur abstraction de toute réalité sociale, même dans la litanie muséale de la peinture religieuse, dont l’iconographie repose sur la cruauté et l’horreur des supplices infligés aux martyrs chrétiens. Cependant, dans l’entretien qu’elle a accordé à Esprit, Claire Barbillon, historienne de la sculpture et directrice de l’École du Louvre, affirme qu’il n’est plus un seul historien de l’art formaliste, autrement dit qui limite son analyse des phénomènes artistiques à des questions plastiques ou d’histoire des formes. La discipline, poussée par la jeune génération, s’est détournée de cette tendance au profit de questions plus politiques de la fabrique de l’art. D’ailleurs, les méthodes des sciences sociales commencent à pénétrer plus systématiquement l’enquête patrimoniale.

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute qu’une discussion d’historiens sur les guerres au Soudan et en Éthiopie, ou encore l’étude anthropologique des charniers rwandais et de ceux de la Shoah, réduisent à néant le sens de travaux et de recherches sur l’art, si bien que ses porteurs se sentent immédiatement ravagés par un sentiment légitime – et même bienvenu – d’imposture et de vanité. Cet inconfort est vif aujourd’hui.

Cibler l’identité

Cependant, il n’est peut-être pas absolument inutile de s’intéresser aux usages de l’art en temps de guerre, car c’est une des formes de la relation qu’entretient l’histoire patrimoniale avec la violence. Sous cet angle, le bombardement de la cathédrale de Reims, en septembre 1914, dans les premières semaines du premier conflit mondial, est certainement l’un des exemples les plus marquants de la passion patrimoniale au fondement de l’échauffement national et guerrier1. L’armée allemande avait fait de ce monument identitaire, tant par son histoire liée à celle de la monarchie française que par les débats constants sur l’origine française ou allemande du style gothique, une cible emblématique et privilégiée de ses obus. Aussi les ruines, à la suite de l’incendie du 19 septembre 1914, restèrent-elles intactes tout au long de la guerre et donnèrent-elles lieu à une culture visuelle (photographies prises à l’occasion d’expertises patrimoniales parues dans la presse ou transformées en cartes postales) chargée d’entretenir, au cœur de la bataille, la haine des ennemis de la France. Finalement, l’opportunité, ou non, de reconstruire à l’identique la cathédrale, y compris ses soixante-dix statues détruites, fit l’objet d’une polémique enflammée qui vit s’opposer, dès 1916, les tenants du maintien de la plaie béante de la « cathédrale martyre », de la « cathédrale mutilée », et les partisans de la restauration à l’identique, option qui finit par l’emporter après la guerre. Une vingtaine d’années plus tard, en 1937, la reconstruction de la cathédrale de Reims – financée en grande partie par des fondations états-uniennes au sein de l’alliance militaire et politique franco-américaine – était achevée.

À la mi-mars 2022, dans un même souci d’exacerber les antagonismes nationaux, les dirigeants russes ont formulé des demandes officielles de retour d’œuvres conservées au musée de Saint-Pétersbourg qui étaient prêtées temporairement à des musées italiens et coréens. En réponse à cet affront culturel, un certain nombre d’initiatives similaires, émanant de musées français, britanniques et espagnols, ont été avancées auprès d’institutions patrimoniales russes, dont le musée du Kremlin2. Les imbrications de l’art et de la guerre seraient d’ailleurs une constante de l’histoire des sociétés, si l’on s’en remet aux travaux de Laurence Bertrand Dorléac depuis trente ans, et elles prennent des voies différentes d’un contexte à l’autre. Par exemple, l’étude que la chercheuse a consacrée à l’iconographie des guerres napoléoniennes montre que les artistes de 1800 donnèrent une forme esthétique au désaveu de la guerre. Ce sentiment, propre à un tournant civilisationnel, s’avéra l’un des marqueurs de la bascule dans le monde contemporain3. La guerre fut en effet disqualifiée sur un plan moral par la figuration de l’horreur et du désastre humanitaires que la campagne d’Égypte avait engendrés. Ce faisant, les artistes, comme Jean-Baptiste Gros, Anne-Louis Girodet et bientôt Théodore Géricault, remisèrent la nature héroïque sous laquelle la guerre avait été portée au pinacle jusqu’alors, au titre que l’exploit militaire valait la distinction sociale attachée à la noblesse d’épée. Ainsi, les premiers artistes orientalistes, par leur présence sur le champ de bataille de la campagne d’Égypte – à laquelle ils avaient été associés, à l’instar du premier directeur du musée du Louvre, Dominique Vivant-Denon – ou encore compte tenu de leur volonté de rompre avec les canons de la représentation académique au profit du naturalisme, montrèrent la misère humaine qu’occasionnait la guerre. La génération suivante se vit donc informée et en développa vis-à-vis d’elle un dégoût – romantique. Depuis, pour reprendre l’expression de Laurence Bertrand Dorléac, « nous n’aimons plus la guerre4 ».

Il semble qu’un schéma récurrent se dégage, qui voit la superposition de conflits guerriers et de guerres culturelles, entendues comme des extensions de la notion américaine de culture wars, qui identifiait les guerres idéologiques entourant les définitions et les usages de l’art et du patrimoine en lien avec les questions identitaires (de sexe, de genre, de sexualité ou encore de race) à l’intérieur même de la nation états-unienne5. La possession, le partage, l’interprétation et les usages symboliques ou encore les valeurs d’échange des objets d’art comme des éléments mobiles – ou immobiles – du patrimoine sont au cœur de formes civilisées de conflit, même si elles n’effacent pas les formes violentes des guerres.

Par conséquent, il s’avère opportun de pister, dans les rapports passionnés que les individus entretiennent avec leurs mondes de signes (artistiques, esthétiques, symboliques), des correspondances, plus ou moins directes, avec leurs expériences du conflit. En effet, si l’art n’entretient pas avec la guerre le rapport d’étrangeté que l’on aurait pu croire, il est légitime de chercher à comprendre, y compris aujourd’hui, dans quelle mesure il existe une relation organique entre différentes manifestations de la violence et diverses manifestations culturelles. Se pose alors la question de l’angle sous lequel la contestation du patrimoine – dans une relativité bien entendue – est une des formes de lutte politique et sociale dans un ensemble de possibilités combatives. En découle une seconde question : les différentes manières d’interpeller le patrimoine, voire de l’endommager, peuvent-elles être inscrites dans une même série d’événements, qui irait de l’inscription d’un terme injurieux dans un couloir du métro à la planification et la réalisation guerrières ?

Cacher l’offense ou cacher l’histoire

On peut commencer par regarder de plus près le schéma qui préside à la contestation du patrimoine, telle qu’elle s’est exprimée depuis deux ans envers les symboles et les monuments de l’histoire coloniale et esclavagiste. En voici les étapes principales : la présence de signes consensuels, plus ou moins démagnétisés dans l’espace public ; la discorde causée par la perception d’une partie de la population de leur pouvoir d’humiliation ; la remise en cause de l’exposition publique d’une effigie, au nom d’un conflit d’interprétation et parfois de génération ; la réponse politique par le retrait du monument contesté et/ou sa réhabilitation pédagogique permettant son maintien en place – souvent doublé d’une explication (un cartel) –, ou encore son déplacement dans un cadre institutionnel neutralisant la charge symbolique contestée, à l’instar d’un musée.

L’exemple de l’enseigne Au Nègre joyeux de la place de la Contrescarpe à Paris, réalisée en 1897 pour signifier la présence d’une épicerie vendant des produits coloniaux, comme le café et le chocolat, est intéressant parce que la controverse commence avant la mort de George Floyd et se poursuit jusqu’au printemps 2021.

L’enseigne Au Nègre joyeux vandalisée, place de la Contrescarpe à Paris.

L’enseigne Au Nègre joyeux vandalisée, place de la Contrescarpe à Paris. DR.

En 1988, l’enseigne fut donnée à la ville de Paris par la copropriété de l’immeuble sis au no 14 de la rue Mouffetard. En échange, la mairie prenait en charge la restauration et l’entretien de ce bien désormais municipal. En 2002, deux ans après son dépôt dans les ateliers de restauration où elle fut en quelque sorte soignée, l’enseigne réintégra la place de la Contrescarpe. Elle fut dès lors sujette à différentes formes de vandalisme (jets de pierre, de peinture) perpétrées par des inconnus, en marge mais indépendamment des revendications associatives. Dès 2011, des militants antiracistes, notamment du Conseil représentatif des associations noires, soulignaient l’iconographie stéréotypée et dégradante de la toile. L’expression du visage du personnage noir tient en effet de la caricature, comme elle fait écho à une iconographie de l’immaturité, nullement innocente à l’époque coloniale – ce qui pouvait heurter une partie de la population, notamment les Afro-descendants, conscients du fossé désormais creusé avec cet ordre social asymétrique de 19006.

En 2016, après des mois de bataille entre les copropriétaires de l’immeuble et les associations antiracistes, le conseil municipal décida de retirer l’enseigne pour la restaurer à nouveau et, en même temps, pour se donner le temps de produire une plaque explicative qui contextualiserait la fabrication du tableau et historiciserait sa charge dénigrante. L’enseigne fut retirée de son lieu d’exposition publique en catimini, un matin de mars 2018, et ne fut jamais réinstallée place de la Contrescarpe. Elle est désormais exposée, avec un cartel explicatif, dans une salle du musée d’histoire de Paris, le musée Carnavalet, qui a rouvert ses portes en mai 20217.

La tension patrimoniale du printemps et de l’été 2020 a sûrement fini de convaincre l’ensemble des parties (propriétaires, militants, élus, conservateurs du patrimoine) qu’il était désormais davantage approprié d’exposer l’enseigne dans un lieu protégé, où les risques d’endommagement étaient quasiment réduits à néant. Ainsi, la contextualisation prenait également le dessus sur l’offense virtuelle, même ingénue, un risque toujours possible dans le cadre d’une exposition publique ne permettant pas l’avertissement des badauds.

Le conflit s’est donc résorbé par la force des choses, après des années de négociation. Il aura été le signe d’une exaspération, ressentie par une partie de la population – une minorité – de la non-reconnaissance de la diversité des habitants de la ville. Ceux-ci ont vu leur pleine citoyenneté ébranlée par le fait que la façade publique d’un édifice affichait un cliché de l’ordre social et colonial de 1900, qui avait été coûteusement battu en brèche depuis. Maintenir cette bannière dénigrante dans sa superbe d’enseigne comique, c’était omettre une lutte citoyenne et, plus encore, anéantir l’histoire conflictuelle et la pluralité des trajectoires individuelles, parfois antagonistes, qui mènent à l’appartenance nationale. La raillerie et le stéréotype peuvent faire obstacle au projet commun, certainement pas au même titre que l’interdiction de voter, par exemple, mais dans la même logique d’une disparité de statut entre les citoyens. L’intégration, tant louée, passe aussi par l’évidence que tous les espaces publics sont communs, et non pas hostiles à une partie des citoyens français d’hier et d’aujourd’hui.

En prétendant nettoyer l’espace public, on court le risque de ne plus garder vivantes les luttes qui font l’histoire politique des sociétés.

Toutefois, il est vrai qu’en remisant l’objet chargé, on fait disparaître les traces d’une histoire dont il est pourtant nécessaire de se souvenir. D’ailleurs, ce sont souvent les associations antiracistes qui font valoir à quel point l’histoire a été – comme le succès du néologisme le révèle – « invisibilisée8 ». Aussi, il se peut qu’en prétendant nettoyer l’espace public, sur le plan éthique, on coure le risque de ne plus garder vivantes les luttes, les aspérités, les tensions qui font l’histoire politique des sociétés, toujours mises au défi d’ajuster leur projet commun. Se le rappeler peut aussi avoir la vertu de préparer aux reconfigurations sociales à venir, sans dénier le caractère conflictuel dans l’histoire de la fabrique du commun.

Justice des hommes et droit des symboles

Dans ce cycle de la vie patrimoniale, la griffe incisée dans le matériau du monument, pour reprendre la proposition de Charlotte Guichard dans ses travaux sur les graffitis et la signature9, opère comme une recharge temporelle, comme l’inscription effective de l’actualité dans la pierre ou dans le plomb. Ainsi, un événement extérieur parvient à s’incruster dans la biographie de la statue : tant du personnage – dans la plupart des cas décédé depuis longtemps, à l’instar des confédérés – que de sa représentation, car le grand moment de la statuaire publique correspond grossièrement au dernier tiers du xixe siècle et à la première moitié du xxe siècle10. Cette actualisation, qui prend la forme d’une effraction, fait resurgir en pleine clarté des événements qui étaient pourtant tombés en sommeil.

Pour comprendre la relation causale entre un événement meurtrier et le marquage invasif du patrimoine, je me propose de regarder l’une des plus sombres histoires de ces dernières années quant à la violence que peuvent susciter ces vies d’hommes noirs, dont la valeur et la considération ont été déniées. À Brunswick, en Géorgie, le 23 février 2020, un jogger africain-américain de 25 ans, Ahmaud Arbery, a été pourchassé et tué par un homme et son fils, alors qu’un troisième individu (tous trois blancs) filmait cette chasse à l’homme que l’on croyait d’un autre temps. Les trois complices ont été jugés à l’automne 2021 et condamnés à perpétuité en février 2022, près de deux ans après le meurtre du jogger.

Or, dans le parc Hanover de cette même ville de Brunswick, se trouve une statue représentant un soldat confédéré inconnu, qui fut érigée en 1902. Sur une première pancarte, on lit la dédicace suivante : « Un hommage de l’amour des dames de l’association du Mémorial de Brunswick, Georgia, aux héros de la Confédération, 1861-1865 », tandis que la seconde précise que l’effigie honore « ceux qui sont morts pour repousser l’invasion anticonstitutionnelle ».

Les 20 et 21 juin 2020, en écho au regain de protestation qui suivit l’assassinat de George Floyd, une inscription des lettres « BLM » (Black Lives Matter) fut taguée sur le socle de la statue. Des manifestations antiracistes avaient également été organisées pendant les longues semaines séparant l’identification des meurtriers d’Ahmaud Arbery de leur arrestation et, par la suite, lors de leur procès. Dans un premier temps, les forces de police avaient admis la plausibilité de l’alibi des meurtriers, qui prétendaient avoir reconnu en la victime un malfaiteur, ce qui aurait justifié l’usage d’une arme à feu ayant conduit à son décès. Malgré le fait que les autorités policières avaient connaissance de la vidéo où l’on voit explicitement le meurtre d’Ahmaud Arbery, ils avaient relâché le père et le fils, qui demeurèrent libres jusqu’à ce que la vidéo ait été rendue publique et provoqué leur arrestation11.

Deux mois plus tard, le maire noir de la ville (composée pour plus de la moitié d’habitants africains-américains) lança une consultation sur le devenir de la statue trônant dans le parc : il convoqua deux auditions publiques en août et en septembre 2020, et constitua un comité ad hoc chargé de faire des propositions. Au début du mois de novembre suivant, la commission recommandait le retrait de la statue. Cependant, cet avis ne fut pas suivi d’effet pour deux raisons : aucune date de retrait du monument n’avait été fixée, tandis qu’un groupe de descendants des confédérés s’organisait pour faire valoir un article de loi, propre à la Géorgie, sur les symboles et les monuments publics. L’un d’entre eux prit même le soin d’emballer la statue in situ pour la protéger des éventuelles inscriptions qu’elle aurait pu susciter en marge du procès qui se tint, l’automne dernier, à moins d’un kilomètre du parc, dans le palais de justice de Glynn County12.

La loi en question interdisait de « mutiler, défigurer, souiller ou abuser avec mépris tout monument […] relatif aux droits civiques, politiques, sociaux ou culturels historiquement importants [… et qui] honore ou raconte le service militaire de tout personnel passé ou présent de cet État, des États-Unis ou des États confédérés d’Amérique13 ». Dans ce texte, tout monument en hommage aux soldats de la Confédération se voyait attribuer la même garantie de conservation et d’exposition publique que les monuments aux droits civiques, probablement au nom de l’histoire et de l’inclusion car, sur le plan idéologique, ils s’opposaient frontalement.

Le texte juridique cadrait aussi rigoureusement les possibilités d’intervention des agents de l’État, tout comme les possibilités d’action individuelle ou collective des citoyens contre l’État, si ce dernier ne respectait pas les termes précédents de protection de la statuaire publique. Enfin, pour conclure, il était stipulé précisément que « tout monument déplacé devait l’être sur un site de même importance, honneur, visibilité et accès, dans le même comté ou dans la même municipalité, où le monument était initialement situé », ajoutant qu’« un monument ne saurait être déplacé dans un musée, un cimetière ou un mausolée ».

Aussi est-il permis de penser que les revendications du printemps et de l’été 2020, concernant le retrait de monuments érigés en hommage à la Confédération, aient été en quelque sorte devancées. Ces articles seraient la preuve de l’anticipation des législateurs et des politiques qui, conscients des mutations sociales à venir, auraient souhaité légiférer sur des emblèmes problématiques, à propos desquels il était envisageable que les membres de la communauté noire s’indigneraient tôt ou tard. En effet, ce corpus monumental tressait des lauriers à ceux qui s’étaient illustrés, par leur attachement et leur combat, dans le maintien du système esclavagiste, enjeu majeur du conflit entre les nordistes et les sudistes pendant la guerre de Sécession. D’ailleurs, c’est avec la fin de celle-ci que l’abolition de l’esclavage avait pu être votée par le Congrès, sous la présidence d’Abraham Lincoln, le 6 décembre 1865.

Il ne s’agissait pas, dans le cas de la statue du confédéré inconnu, d’un grand homme d’État qui s’était ponctuellement compromis dans une guerre injuste, ou qui avait décrété une loi dans un contexte colonial, à l’instar de Colbert, dont la statue devant l’Assemblée nationale a été chahutée (sans grand effet d’ailleurs) en juin 202014, mais bien d’hommages rendus à des soldats qui s’étaient battus pour « sauver leur terre et leurs moyens de subsistance15 ». Or ces moyens de subsistance étaient précisément les esclaves, ou du moins le système esclavagiste, et c’est le maintien de ce dernier qu’ils défendirent avec zèle pendant la guerre civile – heureusement, sans succès.


Comment désarmer les monuments à la violence ? Il semble en effet que ce soit la question majeure, à laquelle on peut ajouter : peut-on les désarmer sans les endommager, les détruire ou encore les remiser ? Chaque cas semble être différent et appeler un traitement spécifique, mais ce que l’on peut tirer de cet épisode particulier de l’histoire patrimoniale, c’est qu’il fut fondamentalement transnational et lié plus ou moins directement à une violence policière ayant entraîné la mort d’un homme noir. La mort de George Floyd, survenue à l’issue du premier confinement dû à la pandémie de Covid-19, avait eu néanmoins de nombreux précédents, tant pour ce qui concerne la brutalité criminelle à l’égard des hommes noirs que pour la contestation du patrimoine colonial et esclavagiste. Cependant, le retentissement du printemps et de l’été 2020 invite à approfondir la réflexion sur la place des symboles dans l’espace public comme lieu d’énonciation et de reconnaissance d’une histoire commune. Les différentes formes d’outrage aux monuments que les militants antiracistes orchestrèrent furent peut-être aussi des réponses à un sentiment d’étouffement de la diversité des expériences qui fondent l’histoire.

Enfin, que ce soit dans le cas de la cathédrale de Reims, le monument et la guerre, dans celui de l’enseigne de la rue Mouffetard, l’iconographie coloniale et la place publique, et enfin dans le cas de la statue du confédéré inconnu, le meurtre et l’effigie esclavagiste, il semble que le monument soit une sorte de flotteur. Se maintenant paisiblement à la surface des eaux calmes, il est de temps à autre submergé par la tempête sociale, accusant les colères collectives et signalant la place majeure de la connaissance de l’histoire dans la fabrique de la citoyenneté.

  • 1. Voir Michela Passini, La Fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933), avant-propos d’Andreas Beyer, préface de Roland Recht, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, notamment le chapitre VII : « Histoire et historiens de l’art dans la Grande Guerre », p. 191-228.
  • 2. Voir Alexandre Plumet, « Guerre en Ukraine : la Russie exige le retour de ses Titien, Canova et Picasso prêtés à l’Italie », Le Figaro, 11 mars 2022.
  • 3. Laurence Bertrand Dorléac (sous la dir. de), Les Désastres de la guerre (1800-2014), Paris/Lens, Somogy/Musée du Louvre-Lens, 2014, p. 16-19.
  • 4. Ibid., p. 11.
  • 5. Elizabeth Mansfield, « Des guerres culturelles à la guerre civile : les instituts de recherche en histoire de l’art aux États-Unis », trad. par Géraldine Bretault, Perspective, no 2, 2015, p. 65-80.
  • 6. L’argument selon lequel le personnage noir n’est pas en position de service mais bien d’être servi n’annule pas la correspondance formelle avec une iconographie, dominante alors depuis deux siècles : celle du serviteur et page noir préposé au service d’une aristocrate blanche.
  • 7. Voir le rapport rédigé par l’historien du patrimoine Mathieu Couchet à la demande du musée Carnavalet : Étude historique de l’immeuble sis 14 rue Mouffetard et 3 rue Blainville, Paris 5e et de l’enseigne « Au Nègre joyeux », Paris, Musée Carnavalet, 2018.
  • 8. Voir Leïla Cukierman, Gerty Dambury et François Vergès (sous la dir. de), Décolonisons les arts !, Paris, L’Arche, 2018.
  • 9. Charlotte Guichard, Graffitis. Inscrire son nom à Rome (xvie-xixe siècles), Paris, Seuil, 2014 ; et La Griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820), Paris, Seuil, 2018.
  • 10. Voir Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1801-2018), Paris, Mare et Martin, 2018.
  • 11. Voir Richard Fausset, “What we know about the shooting death of Ahmaud Arbery”, The New York Times, 9 novembre 2021.
  • 12. Voir les nombreux articles parus sur les différents événements liés à la statue du parc Hanover dans le journal local The Brunswick News, notamment Gordon Jackson, “Confederate monument covered to prevent vandalism”, 15 novembre 2021.
  • 13. Voir Georgia Code Title 50, State Government § 50-3-1.
  • 14. La Brigade anti-négrophobie en fut responsable le 24 juin 2020, quelques jours après la manifestation en souvenir d’Adama Traoré, mort dans le cadre d’une interpellation policière quatre ans auparavant. La statue de Colbert avait alors été en partie recouverte de peinture rouge. Le tagueur avait également écrit sur le socle : « Négrophobie d’État  », ce qui donna lieu à son arrestation, tandis que la statue fut nettoyée dans la soirée.
  • 15. Ce sont les termes des partisans du maintien de la statue en place, qui évoquent “their land and their livelihood”. Voir Donnell Suggs, “Heritage or racism? Confederate monument’s fate divides Brunswick” [en ligne], Georgia Public Broadcasting, 24 octobre 2020.

Anne Lafont

Historienne de l'art et directrice d’études à l’EHESS, elle est l'auteure de L'art et la race. L'Africain (tout) contre l'œil des Lumières (Les presses du réel, 2019) et a contribué à l'exposition Le Modèle Noir de Géricault à Matisse (musée d'Orsay, 2019). Elle s'intéresse également à l'art contemporain africain du continent et de la diaspora.…

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