
Balades nationales
Le chemin était tracé depuis plusieurs mois. En accord avec la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, Emmanuel Macron avait préparé une commémoration originale de l’armistice du 11 novembre 1918 : une « itinérance mémorielle », mariant chaque jour, et pendant une semaine, visites de lieux de mémoire, d’usines et de lieux de vie, entre Strasbourg et le nord de la France. Un chemin le long du front pour se souvenir de « ceux qui ont tenu » et rencontrer ceux qui se battent encore dans un contexte économique difficile.
Le « mariage » des deux genres de visites était hasardeux, compte tenu de la popularité basse du président et du virulent conflit autour du prix de l’essence qui était en train de prendre forme. Mais le risque était mesuré, au regard des bénéfices à tirer de ce contact direct avec les Français. Les voyages en province ont toujours permis aux présidents de la République de réaffirmer que le pouvoir ne les coupait pas de celles et ceux qui les avaient élus et qu’ils ne craignaient pas le dialogue les yeux dans les yeux avec les déçus de la politique.
Or ces rencontres en Alsace, Lorraine, Champagne ou dans le Nord ont été souvent houleuses. Mais l’« itinérance » a pris une autre tournure quand, à mi-parcours, le fantôme de Philippe Pétain est apparu et a pollué la suite du périple. À une question sur l’hommage rendu aux huit maréchaux de la Grande Guerre, Emmanuel Macron a répondu en rappelant le « grand soldat » qu’avait été Pétain, même s’il avait fait des « choix funestes » pendant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ses prédécesseurs, eux aussi interrogés sur le chef de la France de Vichy, le président ne s’est pas prononcé dans un discours écrit. Il a préféré improviser une réponse, négligeant l’indignité nationale dont avait été frappé en août 1945 celui qu’on appelait encore « le vainqueur de Verdun ».
L’an dernier, un historien, Sylvain Venayre, et un dessinateur, Étienne Davodeau, concevaient le premier volume d’une Histoire dessinée de la France, sous la forme d’une « balade nationale[1] ». Une sorte de balade mémorielle pour laquelle les auteurs faisaient monter dans une fourgonnette blanche cinq géants de notre histoire (Michelet, Jeanne d’Arc, Molière, le général Dumas et Marie Curie). Ils sillonnaient les routes de la France d’aujourd’hui, de Carnac à Strasbourg, de Calais à Reims, à la recherche du sens contemporain de ces lieux emblématiques du récit national. Et leur périple est sans cesse commenté par Philippe Pétain, dont ils ont dérobé le cercueil au début de leur aventure. Ces dialogues farfelus d’outre-tombe permettent aux deux auteurs de présenter des versions contradictoires d’un « récit national » impossible à unifier. Du fond d’un cercueil dont il ne veut pas sortir, Pétain rappelle qu’il est le « vainqueur de Verdun », mais se fait immédiatement contredire par le « soldat inconnu », venu à la rescousse de nos grands hommes et grandes femmes, pour rappeler que le front de Verdun a d’abord tenu grâce au courage des poilus.
Malgré ceux qui souhaitent
le retour à un récit unique,
la connaissance du passé a laissé place à bien des nuances.
Deux récits s’affrontaient déjà quand une histoire de gauche, sensible au rôle du peuple ouvrier et paysan, se heurtait à une histoire bourgeoise valorisant gouvernants, généraux et ministres. Malgré ceux qui souhaitent le retour à un récit unique, à un petit Lavisse du xxie siècle, la connaissance du passé s’est affinée et a laissé place à bien des nuances supplémentaires, voire à des lectures critiques. Approches postcoloniales, lectures de genre, visions régionales, regards croisés européens, histoires mondiales ont pris leur essor au fur et à mesure que le roman national perdait de sa superbe.
Emmanuel Macron leur a fait une part en inaugurant un monument aux troupes africaines ou en rencontrant Angela Merkel à la clairière de Rethondes. Après avoir eu le courage de reconnaître la responsabilité de l’armée française dans la mort de Maurice Audin pendant la guerre d’Algérie, le président a-t-il voulu aussi satisfaire un milieu militaire toujours sensible à l’hommage rendu à ses chefs ?
C’est toute l’ambiguïté de la Ve République que de laisser le jugement définitif sur les grandes figures du passé, et donc l’entrée au Panthéon, à un seul homme. Après avoir fait face, en tant que président, aux attentats de 2015, François Hollande avait affirmé à la fin de son quinquennat avoir eu le sentiment de « faire l’histoire ». En s’érigeant en professeur d’histoire, Emmanuel Macron a sans doute souhaité briser une commémoration trop « lisse » de la Grande Guerre. Mais il a négligé le fait que depuis quelques années, le développement de l’information en continu a conduit les médias à interroger le présent, comme le passé, sur le mode du duel. Il a donc fourni le carburant nécessaire pour relancer le moteur, amorcé quelques semaines plus tôt par un polémiste du petit écran, du « pour ou contre Pétain ». Et rendu momentanément inaudible le formidable travail mené depuis plusieurs années par les historiens pour rendre toujours plus complexes les réalités du premier grand conflit mondial.
La célébration réussie du centenaire de la fin du conflit à l’Arc de Triomphe, le 11 novembre, avec une soixantaine de chefs d’État, après la rencontre avec Angela Merkel pour sceller encore une fois la réconciliation franco-allemande et avant le forum de la Paix, a été servie par les foucades de Donald Trump (un tweet contre une force armée européenne, le refus d’aller visiter un cimetière américain en raison de la pluie)… La sincérité du souci pour la paix de ces dirigeants est assurément discutable, mais il est déjà heureux de parvenir à les rassembler dans le contexte actuel.
Cette commémoration laisse cependant sans réponse la question du sens des mobilisations locales qui, dans tous les villages et toutes les familles, ont fait resortir des placards lettres et photographies de poilus, obus de laiton sculptés et artisanat des tranchées. Que signifie le succès de ces « grandes collectes » d’archives ? Le désir de continuer à vivre en paix quand la crainte de la guerre resurgit ? Ou bien la volonté de faire perdurer la mémoire du « sacrifice patriotique » ?
Esprit
[1] - Sylvain Venayre et Étienne Davodeau, La Balade nationale. Les origines, Paris, La Découverte, 2017.