
Les raisons de lutter
Table ronde
Alors que le rejet ou l’indifférence vis-à-vis des institutions s’accroissent, les luttes antiracistes, féministes ou écologistes mobilisent une énergie frappante. Cinq jeunes militantes évoquent ici leur rapport à l’engagement politique. Si leur éloignement des institutions – notamment des partis – est patent, leurs luttes témoignent plutôt d’un déplacement du politique vers le registre de l’éthique. Leur propos invite à la fois à relativiser la profondeur de la crise démocratique que nous traversons, et à interroger ces nouvelles formes de citoyenneté active.
On sait que le rapport des jeunes à la politique est en pleine transformation1. Ils votent peu, ou de manière intermittente, mais beaucoup s’investissent autrement, dans des luttes du quotidien, selon une conception de la politique où l’action ne passe plus par les structures traditionnelles, notamment les partis. Comment envisagez-vous votre rapport à l’institution ?
Servane2 – Je ne me suis jamais dit que je voulais faire de la politique. Je suis devenue végétarienne à 3 ans et végane à 143, et à 12 ans j’ai commencé à partager du contenu sur Instagram à propos de mes convictions, à partager ce que je voyais. C’est ensuite que je me suis dirigée vers un militantisme plus conscient, d’abord à L214. J’étais très abolitionniste et je ne pensais pas que de petites mesures dans le temps pourraient servir à grand-chose, mais je me suis dit que le Parti animaliste créé en 2017 était l’occasion de voir où une telle démarche pouvait mener, car ça a bien marché aux Pays-Bas. Politiser la cause animale, pour l’introduire davantage dans les débats publics et l’institutionnaliser, me paraît aujourd’hui être une démarche nécessaire.
Salam4 – J’ai tenté de m’engager dans plusieurs partis politiques, pour travailler sur les questions d’égalité, de discrimination et de laïcité, mais ces engagements ne m’ont pas plu. J’ai eu rapidement le sentiment que ces questions étaient bloquées dans beaucoup d’organisations, même à gauche, sans doute parce que les personnes qui y occupent une place dominante viennent des mêmes milieux. Je me suis sentie face à un mur : il n’était pas possible de sortir du discours politique commun et de travailler concrètement pour mieux documenter et éduquer sur ces questions, loin des instrumentalisations et des amalgames. J’ai continué mon implication dans un cadre associatif auprès de jeunes lycéens de Seine-Saint-Denis. Notre objectif est de leur apporter les connaissances et les codes qui leur permettront de comprendre le monde, et de s’engager pour la société et les plus vulnérables. On pense souvent que les jeunes sont dépolitisés, mais ils ont une vision très détaillée et riche de la société et du monde. Il leur manque l’espace pour se faire entendre et mettre en place des actions concrètes, que les voies traditionnelles des partis politiques ne leur ouvrent pas.
Pour moi, la politique se vit au quotidien. Elle se trouve dans chaque petite action qu’on mène en visant ce que l’on trouve juste et digne. Les phénomènes institutionnalisés, comme le sexisme, le racisme, les discriminations, pourront difficilement être résolus au sein des organisations existantes, où les rapports de force les perpétuent et empêchent toute action. Il faut un rapport de force extérieur. Par exemple, la loi du 30 juillet 2020 pour protéger les victimes de violences conjugales est venue d’une immense pression exercée par les collectifs féministes et la société : si cette pression n’avait pas existé, sans doute qu’aucun parti n’en aurait pris l’initiative. Il faut sortir d’une vision de la politique qui se limite aux partis.
Les institutions vous paraissent donc bloquées par des structures de pouvoir qui favorisent l’inertie ?
Clara5 – J’ai le sentiment que l’institutionnalisation entraîne une déconnexion, alors qu’une lutte plus organique permet de mieux faire face aux réalités. L’activisme est né chez moi d’un sentiment d’urgence et de quelque chose de très personnel. Je pense qu’il faut préserver ça et continuer à régler les problèmes à petite échelle sans nécessairement y mêler une institutionnalisation. Notre génération n’est plus motivée par un projet d’ascension politique personnelle et c’est tant mieux pour les projets militants.
Shoreh6 – Ce que l’on fait est politique, mais nous ne l’abordons pas comme tel, nous vivons notre lutte de manière organique et empirique par rapport aux histoires de violences que l’on entend. Avec Clara, nous avons créé un groupe de colleuses7 à Paris, et nous avons alors appris ce qu’était l’organisation d’une action militante, mais nous avions l’ambition de créer quelque chose de plus concret contre les violences sexuelles. Il s’agissait d’un moment très particulier et intense, ni professionnel ni purement amical, et avec un peu des deux à la fois.
Elyne8 – J’ai milité dans un parti politique et je milite maintenant dans mon travail au quotidien en tant que salariée d’une association de protection de l’environnement et des droits humains. Je sais que les institutions sont conservatrices et que lorsqu’une personne publique reprend mes propositions, elle le fera souvent dans un sens électoraliste. Mais c’est un débouché important car ce sont les lois qui peuvent faire avancer les choses. Il faut donc maintenir des moyens de faire monter ces sujets dans le débat, de faire pression sur le personnel politique, de manière très institutionnelle, et en même temps continuer à rendre visibles des actions d’une nature différente pour incarner ce qui fait nos valeurs.
Prenons un exemple d’institution : la justice…
Clara – Le rapport des militantes pour les droits des victimes de violences sexistes et sexuelles avec la justice est conflictuel ! Notre sentiment est que la justice ne suffit pas. Le parcours d’une victime peut être psychologiquement très difficile car souvent peu encadré. Les temporalités sont étirées et la présomption d’innocence se retourne souvent contre la victime à qui il incombe de fournir des preuves. La spécificité des crimes sexuels tient pourtant au fait qu’il ne subsiste que très rarement des preuves…
Shoreh – On retrouve très souvent dans les témoignages de dépôt de plainte des victimes une injonction à donner d’emblée un récit exhaustif de ce qu’elles ont vécu. Il a pourtant été démontré depuis bien longtemps qu’une agression sexuelle ou un viol entraînent dans la majeure partie des cas un choc émotionnel qui peut donner lieu à une amnésie traumatique. Et les zones d’ombre qui peuvent apparaître dans ces récits sont souvent considérées comme des signes d’incohérence alors qu’elles sont précisément une démonstration de la violence de l’acte subi. En tant que militantes, nous avons adopté les réflexes que devraient à mon sens avoir la police et la justice : écouter, croire, soutenir.
Et l’éducation ?
Salam – Dans l’association où je suis bénévole, nous voulons aider les jeunes des milieux défavorisés à construire leurs rêves, car l’idéal républicain d’égalité des chances n’existe pas. Il y a des asymétries structurelles dès le départ : beaucoup de jeunes sont dans un environnement social ou familial complexe. Leurs parents ne sont pas forcément en mesure de les encadrer, de les aider au niveau scolaire, ou de leur apporter certains codes sociaux. L’éducation publique ne prend pas en compte la spécificité de chaque profil et donc ne permet pas de pallier ces inégalités.
Les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans l’engagement contemporain, au moins comme mode de communication, les représentants politiques l’ont d’ailleurs bien compris. Les militants écologistes, féministes ou antiracistes en font également usage, différemment. Comment les investissez-vous ?
Servane – Je suis arrivée sur les réseaux sociaux par hasard, à 12 ans, et je n’avais pas conscience qu’ils pouvaient être un outil militant. J’avais tapé « végétarien » dans la barre de recherche, je suis tombée sur un compte Instagram, et ça m’a inspirée. Je ne comprenais pas pourquoi les gens étaient véganes : j’étais déjà végétarienne et pour moi, la violence animale s’arrêtait aux abattoirs. Avec ce compte, j’ai rapidement trouvé une communauté de gens qui avaient à peu près mon âge : tous les jours, je recevais des messages de ces jeunes qui annonçaient vouloir devenir végétariens et nous avons grandi ensemble, construit nos codes ensemble.
Clara – Il est parfois assez étrange de passer par Instagram pour recevoir des témoignages de violences sexuelles et sexistes. C’est un média très utilisé par des influenceurs et influenceuses, avec une dynamique qui repose sur du like et du partage, alors que personne n’a envie de « liker » un témoignage d’agression. Nous devons également répondre à un impératif de recherche d’abonnés qui nous soumet à des contraintes qui n’ont pas de sens par rapport nos luttes. Mais j’ai le sentiment que notre compte est utilisé d’une façon qui n’est pas censée être celle par laquelle on utilise Instagram, en le détournant. Si nous cherchons à augmenter notre nombre d’abonnés, c’est parce que cela donne plus de visibilité aux appels que nous publions, et donc plus de chances de pouvoir mettre en contact des victimes.
Servane – J’ai vécu la même chose lorsqu’une star de téléréalité reprenait mes posts : j’étais associée par la force des choses à une personnalité controversée, ce qui ne donnait pas forcément une bonne image des animalistes. Nous nous retrouvons au milieu de tous ces likes et de cette course à la popularité, alors que nous sommes simplement là pour défendre une cause et diffuser des informations au-delà de notre personne.
Il y a beaucoup à dire du rôle politique des réseaux sociaux, qui restent des entreprises privées. Les algorithmes créent notamment des biais qui réservent souvent l’accès aux personnes proches ou déjà convaincues. Le ressentez-vous ?
Servane – Je le ressens. Pour mon engagement dans un parti, j’ai commencé à être active sur un autre réseau social, Twitter, et j’ai l’impression que ce que je publie sur cette plateforme est repris par des gens déjà d’accord avec moi, que ça tourne en rond et qu’il y a quelque chose d’un peu vain. Mais je pense que c’est seulement parce que je manque encore d’influence sur ce réseau. Car finalement, en un retweet de la part de la bonne personne, ce sont de nombreuses personnes qui peuvent être touchées.
Salam – Pour mettre en avant les actions venant de la société civile syrienne, nous utilisons plusieurs réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter), pour toucher différents publics. Il s’agit d’informer, de créer des communautés : rien que ça peut être réconfortant pour les victimes des crimes de guerre en Syrie, leur voix a un écho, il y a des personnes autour d’elles qui pensent et ont vécu des choses similaires. Sur Twitter, il est plus difficile d’avoir une réelle portée, mais en structurant bien les informations, on peut arriver à toucher des gens de milieux différents. Beaucoup de gens nous ont écrit, pour nous remercier et nous dire qu’ils découvraient avec nous des choses nouvelles, dont personne ne parlait, sur un sujet quasiment oublié. Les réseaux sociaux permettent de former des espaces de liberté et de mise en relation d’une manière qui serait impossible dans nos vies concrètes. Certes, ces réseaux nous placent dans des bulles, mais j’ai la conviction que nous vivons dans nos vies dans des bulles encore plus resserrées.
Shoreh – Avec notre collectif, nous utilisons Instagram comme un outil qui aurait pu en être un autre, mais qui nous sert à mener une action réelle sur la société. Il n’y a rien ici rien de virtuel. Quelque part, ça nous permet de lutter avec plus de force, et de collaborer efficacement avec d’autres groupes féministes. Par ailleurs, nous avons conscience du fait que le médium que nous avons choisi pour militer s’inscrit dans un système capitaliste qui ne nous convient pas. Pour autant, nous voyons Instagram non pas comme une fin, mais comme un moyen de lutter contre ces violences. Il s’agit d’un outil dont nous nous passerons volontiers quand notre société aura réellement évolué sur la question des violences sexuelles.
Vous avez commencé par des collages féministes dans la rue puis évolué vers une dynamique inverse : il ne s’agit plus d’afficher pour tous et toutes dans l’espace public mais de constituer une communauté plus resserrée.
Clara – Je ne trouve pas que la logique soit inverse. Je vois nos publications sur Instagram, avec des cartons sous la forme d’images, comme des collages numériques. La cohérence se trouve dans l’usage des mots. Nous utilisons à la fois la culture du mème9 et celle plus traditionnelle de l’affiche.
Le risque n’est-il pas de faire de votre militantisme un commerce pour ces plateformes ?
Servane – Je pense que c’est un mal nécessaire. Je trouve dommage de devoir utiliser ces plateformes, mais je ne vois pas vraiment comment faire autrement : il est difficile de sortir tout à fait de la logique capitaliste.
Le militantisme rompt une distinction traditionnelle entre sphère publique et sphère privée. Ne craignez-vous pas que les causes en restent à l’échelle individuelle de ce que Michel Foucault qualifiait, dans le moment libertaire des années 1970, de « souci de soi » ?
Shoreh – Je rejoins ce que tu disais, Salam, sur la question du politique. Se dire militante, c’est aussi une posture au quotidien, auprès de ses amis, de sa famille, de ses collègues. Maintenant, lors de nouvelles collaborations, j’évoque assez rapidement mon féminisme. Je ne sais pas si cela modifie ou non l’attitude des personnes avec lesquelles je travaille, mais je vois ça comme un message qui leur est envoyé : la société évolue et les nouvelles générations s’engagent de plus en plus.
Clara – Je crois que j’indique sans m’en rendre vraiment compte que je suis féministe. Ce n’est pas tant une question de risque que de changement des consciences, dans un milieu – celui du cinéma – composé principalement d’hommes de 40 à 50 ans qui ne réalisent pas qu’ils ont pu violer ou avoir des attitudes problématiques.
Servane – J’ai du mal à me dire qu’il pourrait y avoir une différence entre moi, mon identité, et ma vie militante. J’avais l’impression, quand j’étais enfant, que tout ne tournait qu’autour de ça ; mes copines sont devenues véganes, et je choisis ma colocation pour ne pas vivre avec des gens qui mangent de la viande, pour le malaise que cela peut créer chez moi. Je gère mieux ma sensibilité qu’avant, lorsque j’étais adolescente, une période pendant laquelle je n’étais jamais déconnectée des communautés militantes sur les réseaux sociaux, et où je trouvais difficilement mon équilibre. J’ai l’impression d’avoir eu besoin de m’éloigner à un moment de ce milieu militant, de prendre pleinement conscience que ma vie ne se résumait pas qu’à cela, pour avoir un rapport plus sain, et m’y replonger plus profondément. Aujourd’hui, ma vie militante et ma sensibilité à la cause animale font toujours partie intégrante de mon identité, tant sur un plan public que personnel. Je suis aujourd’hui entourée par davantage de personnes qui comprennent cette sensibilité et cet engagement, et si je suis toujours très sensible au fait de voir des gens manger de la viande ou de constater la violence à l’égard des animaux, ma sensibilité est un moteur à mon action.
Elyne – Les luttes sociétales touchent évidemment très fort à l’intime : ce que l’on mange, avec qui l’on couche ou la manière dont on se déplace est devenu politique, si bien qu’il n’y a pas de séparation étanche entre mon militantisme et ma vie privée. La distinction entre l’individuel (ou la communauté) et une échelle plus vaste qui serait la sphère publique n’a pas trop de sens pour moi. J’aurais l’impression d’avoir une double personnalité. Plutôt qu’un souci de soi, ce sont en réalité des luttes qui peuvent être psychologiquement très dures (on parle d’ailleurs de plus en plus de burn out militant) et qui nécessitent d’avoir des moments sanctuarisés pour se ressourcer, que ce soit dans les loisirs personnels ou dans des espaces où il y a une vraie attention au soin qu’on prend les uns des autres.
Salam – Je suis d’accord. Je trouve la distinction entre espace public et espace privé inopérante depuis nos vies numériques, ne serait-ce que parce que l’on s’y expose et que l’on peut toujours être retrouvé. Rappelons aussi que nous avons des identités plurielles, où peut s’exercer le politique : j’aborde la question du féminisme en tant que femme dans mon activité associative, mais aussi en tant que médecin et scientifique, comme lors d’un séminaire sur les violences conjugales que nous avons organisé avec des collègues. C’est le fait d’articuler nos aspirations et nos luttes avec nos identités plurielles qui nous permet de nous mouvoir. Finalement, nos attitudes, nos rendez-vous amoureux, nos choix vestimentaires, nos coiffures, par exemple le choix de lisser ou non des cheveux bouclés, sont politiques. Tout est politique. Selon moi, les personnes qui n’ont pas conscience que tout ce qu’ils font est politique n’ont pas compris ce qu’est la politique et ne se rendent pas compte de leur marge d’action, comme celles et ceux qui limitent la politique aux groupes traditionnels comme les partis ou les syndicats, qui n’agissent que sur une petite partie de la réalité. Parfois, le seul fait d’être et de vivre dignement est politique. Mettez une personne noire à côté d’un raciste : son existence même est politique.
C’est le fait d’articuler nos aspirations et nos luttes avec nos identités plurielles qui nous permet de nous mouvoir.
Clara – Le terme de politique a été tellement étiré et a pris tellement de connotations qu’on ne sait plus bien ce que ça veut dire et qu’être politisé ne veut pas forcément dire avoir sa carte dans un parti politique. C’est un dysfonctionnement qui rejoint la question des institutions, qui sont en partie responsables de ça.
L’intersectionnalité soulève des défis théoriques, en cherchant une convergence des luttes contre les discriminations et les oppressions, mais aussi pratiques, à commencer par la sociologie des militants, avec de multiples clivages, vis-à-vis des zones rurales, ou vis-à-vis des milieux les plus défavorisés. Comment abordez-vous cette question ?
Elyne – La question écologique est profondément sociale, que ce soit parce que les plus vulnérables sont les premiers touchés par le changement climatique, parce que les plus riches sont ceux qui polluent le plus, ou parce qu’il existe de fortes inégalités environnementales quand on regarde les questions de qualité de l’air, de l’alimentation, de précarité énergétique, etc. Ce rapprochement autour de ce qu’on appelle l’écologie populaire est d’ailleurs en cours depuis environ deux ans dans l’écosystème associatif, au sein des partis politiques ou encore dans la recherche. Le slogan « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage » circule beaucoup sur les réseaux sociaux.
Servane – J’ai autant rencontré des sans-abri que des gens issus de l’immigration, ou venant de milieux plus aisés. La question qui se posait à moi alors était de savoir comment je devais communiquer avec chacune de ces personnes. Être militant, c’est en un sens devoir continuellement ajuster sa posture. Je donne par exemple des cours de français à des réfugiés, et par un réflexe de pudeur et de respect, je n’aborde pas les questions animalistes et écologistes. Comme s’il y avait plus important, que ce sujet ne les concernait pas. Pourtant, en y réfléchissant, nos luttes peuvent être similaires en un sens. L’animalisme et surtout l’écologie ne sont pas seulement un problème des classes les plus aisées, c’est d’abord les plus pauvres qui en pâtissent. Mais je me pose la question de la place que j’occupe, de ma légitimité à parler de certains sujets, et à qui. Surtout au vu de mon jeune âge ou de ma condition sociale.
Salam – Ce que tu dis permet de voir combien l’intersectionnalité est importante. Il faut montrer à quel point les luttes sont liées en fin de compte, comment tout peut être connecté. On n’avancera pas en restant dans nos bulles, et l’intersectionnalité pose finalement problème à certains parce qu’elle nous pousse à ne pas nous limiter à notre vécu mais à réfléchir à l’inscription de nos actions dans une échelle globale.
Servane – Pour autant je ne pense pas à cette échelle chaque jour lorsque je milite, et je ne sais pas forcément quel public je touche sur les réseaux sociaux. C’est là aussi une différence avec le militantisme sur le terrain, bien différent de celui qu’on peut mener virtuellement. D’autres luttent contre d’autres inégalités et pour d’autres causes, et c’est finalement la question de ce que l’on peut changer dans le système qui compte, chacun à sa mesure.
Clara – J’ai l’impression que l’intersectionnalité a une autre résonance dans les milieux féministes. Lorsque nous avons une voix en tant que collectif, il faut être prêtes à élargir en permanence le domaine de la lutte. Notre position est forcément bancale, nous l’acceptons, mais l’exigence qui pèse sur chacune d’entre nous est de rester à l’écoute des autres voix, ce qui peut nous inviter en permanence à modifier notre manière d’écrire et d’agir. Nous évoluons tout le temps, et nous acceptons que notre position ne soit pas fixe, qu’elle doive se transformer en fonction des personnes à qui nous nous adressons et des réactions que nous reçevons.
Salam – Beaucoup de femmes féministes ont considéré qu’avec un bon emploi et un bon revenu, la lutte était terminée, alors qu’elles engagent des femmes racisées pour s’occuper de leurs enfants. Certaines ne voient aucun problème à ce qu’une femme porte le voile dans ce cadre, mais en feront une cause pour une collègue. Il faut penser les problèmes en lien entre eux.
Michaël Fœssel a récemment écrit que la gauche ne devait pas laisser la question du plaisir aux réactionnaires en professant des leçons austères10. En creux, il interroge la capacité d’une exigence morale à entraîner le corps social dans son ensemble, dans un désir commun, un désir d’égalité par exemple. Pensez-vous qu’il peut y avoir de la place pour le plaisir dans les luttes ?
Clara – Pour moi, le plaisir est une question qui ne se pose pas de cette façon-là, puisque dire qu’il y aurait un oubli du plaisir revient à se placer devant une lutte et à l’obstruer, comme le font les discours qui se sentent obligés d’invoquer le slogan « not all men11 », une autre manière de dire « qu’on ne peut plus rien dire ». Mais le plaisir exige de se confronter au fait que tous les hommes sont des agresseurs potentiels et que les femmes hétérosexuelles doivent déconstruire leur rapport aux hommes. Nous avons de fait perdu une ignorance, une légèreté et une naïveté, ce qui rend plus compliqué qu’avant de se dire féministe et engagée.
Shoreh – S’intéresser au féminisme comme femme hétérosexuelle remet nécessairement en question nos rapports amoureux puisque cela nous permet d’identifier certains mécanismes relevant de la domination patriarcale. Envisager cela en posant la question du plaisir me semble en réalité très masculin : les femmes s’inscrivent dans un premier temps dans une logique de survie ou de protection en pensant à leur intégrité psychologique et physique.
Elyne – Le plaisir dont il est souvent question est celui des dominants. Pour les femmes, le plaisir sexuel est en réalité une chose très récente, qui nécessite de réinventer les schémas sexuels classiques élaborés par et pour les hommes. La question est la même pour la viande, sur le choix que l’on peut tous faire entre le plaisir que l’on en tire, réel ou supposé, et ses coûts environnementaux et éthiques astronomiques. Il me semble important de se demander qui s’accorde quels plaisirs et au détriment de qui, au lieu de considérer le plaisir d’une façon très générale comme un objet monolithique et non situé. Il est par ailleurs souvent socialement construit. Sur la question de la viande et des classes populaires qui a fait l’objet de polémiques récentes, je trouve Fabien Roussel irresponsable dans ses propos, quand on connaît les effets de la viande sur la santé, et quand on sait que les plus défavorisés mangent en moyenne le plus de viande et le moins de fruits et légumes, et ont une espérance de vie moindre. Sur ce sujet, comme sur les plaisirs en général, il s’agit surtout de les réinventer ; on peut très bien se régaler sans consommer de viande, et passer de très bonnes vacances sans prendre l’avion. C’est tout le travail que doit faire un projet écologique pour rendre convaincante la sobriété heureuse, et pour montrer que la convivialité et le plaisir sont davantage liés aux personnes avec lesquelles on partage des moments qu’à ce qu’on consomme.
Servane – On ne peut pas d’un côté dénoncer les violences sexuelles et d’un autre, par exemple, juger que le véganisme est une manière de nier le plaisir à manger de la viande, car c’est une même question de violence vis-à-vis d’autrui qui se pose. Lorsque Michaël Fœssel dit dans un article de Charlie Hebdo : « Je n’ai pas grand-chose à répondre à des gens qui confondent leur plaisir avec la violence qu’ils infligent aux autres », mais que dans un même temps il parle d’« une fatigue de vivre, une haine du plaisir » chez les véganes12, je vois un paradoxe.
Salam – Si vous prenez quelqu’un qui a été privé de certains droits, et qui les retrouve soudain, on peut parler de plaisir. Il y a un plaisir de la lutte victorieuse. Mais on se passerait bien de ce plaisir : l’enjeu, c’est avant tout de respecter la dignité de toutes les personnes, et que les gens ne soient pas privés de leurs droits en premier lieu. On en est arrivé à des sociétés très individualistes dans les pays développés alors que notre exigence contemporaine est de construire des modèles qui se situent davantage dans la conscience collective et le souci d’autrui, et de ne pas être concentré sur soi-même et son petit plaisir.
Il est intéressant que vous ne vous retrouviez dans aucune des distinctions traditionnelles avec lesquelles nous essayons de cadrer le débat : institution et société, espace public et espace privé, politique et intime, social et sociétal, plaisir et austérité…
Clara – J’ai le sentiment que le fil qu’on a déroulé a pour conclusion que beaucoup de gens ont peur que les choses bougent. Avec les regroupements militants et l’approfondissement de l’union intersectionnelle des luttes, il va devenir de plus en plus nécessaire qu’ils se confrontent à tous les problèmes que l’on a soulevés.
Shoreh – Les militants sont souvent considérés comme des personnes intransigeantes mais, à mon sens, nous sommes avant tout des optimistes. Sans cela, il n’y aurait pas de raison de lutter ! C’est aux personnes qui nous jugent austères de se confronter aux violences diverses qui peuvent être subies dans notre société, et cela induit de devoir faire face à ses propres privilèges. Je crois surtout que nous partageons un plaisir d’avancer ensemble en dépassant les plaisirs égoïstes d’avant. Nous élargissons les possibilités du plaisir.
- 1. Laurent Lardeux et Vincent Tiberj (sous la dir. de), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, Paris, La Documentation française, 2021.
- 2. Servane, 19 ans, a été candidate pour le Parti animaliste aux élections législatives en Haute-Garonne.
- 3. Le véganisme consiste à rejeter les produits de l’exploitation animale, tandis que le végétarisme consiste à refuser de consommer de la viande.
- 4. Salam, 31 ans, est médecin et doctorante en santé publique. Elle est impliquée dans l’association La Rêverie, qui assure du soutien scolaire et organise des rencontres pour penser l’avenir des lycéens de Seine-Saint-Denis, et le collectif 100 Faces of the Syrian Revolution, qui met en avant la société civile syrienne.
- 5. Clara, 25 ans, travaille dans le cinéma et a cofondé avec Shoreh et d’autres militantes un collectif qui accompagne les victimes de violences sexistes et sexuelles.
- 6. Shoreh, 27 ans, travaille dans le cinéma et a cofondé avec Clara et d’autres militantes le collectif dans lequel elle milite avec Clara.
- 7. Les colleuses dénoncent les violences sexuelles et sexistes en placardant des affiches dans les rues.
- 8. Elyne, 28 ans, travaille dans une ONG environnementale après avoir milité dans un parti politique et collaboré avec des think tanks.
- 9. Le mème est un détournement d’images, souvent issues de la culture populaire, utilisé sur les réseaux sociaux et les blogs, accompagné d’un bandeau de texte et diffusé massivement.
- 10. Michaël Fœssel, Quartier rouge. Le plaisir et la gauche, Paris, Presses universitaires de France, 2022. Voir également « Le plaisir et la honte : des affects politiques », entretien avec Michaël Fœssel et Frédéric Gros, Esprit, juillet-août 2022.
- 11. Cette expression, qui circule sur les réseaux sociaux, consiste à opposer aux discours féministes que tous les hommes ne sont pas des agresseurs ou des violeurs et qu’ils peuvent être alliés de la cause, voire féministes eux-mêmes.
- 12. Laure Dausy, « Michaël Fœssel : “La gauche a aseptisé le plaisir” », Charlie Hebdo, no 1543, 16 février 2022.