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#Metoo : Je, Elle, Nous

En 2006, Tarana Burke, militante féministe américaine engagée auprès des femmes noires américaines, et de toutes celles qui sont stigmatisées en tant que membres d’une «  minorité  », créait le «  mot-dièse  » (ou hashtag[1], terme inscrit dans le petit Larousse en 2013) #MeToo sur son site internet : en face d’une jeune fille noire américaine de 13 ans victime de violences sexuelles, elle n’avait pas réussi à lui souffler « me too »… En octobre 2017, sous l’impulsion de l’actrice Alyssa Milano et dans le contexte de l’affaire Weinstein, ce hashtag prend une dimension virale, en parallèle avec le succès immédiat du premier appel sur Internet de Sandra Muller, publié le 13 octobre 2017 (lui-même rédigé à la suite de celui de l’écrivaine canadienne Anne T. Donahue, « My Harvey Weinstein »), « toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends », qui sera traduit en français par « Balance ton porc ». À partir d’octobre 2017, ces mots-clés qui fonctionnent comme des portails, en permettant d’agréger sur Internet un grand nombre de messages, vont connaître une quadruple extension, qui fera bientôt sans doute l’objet de fécondes recherches en sciences sociales.

Un mouvement aux dimensions multiples

La première amplification remarquable est celle des chiffres. En quelques semaines, 500 000 témoignages auraient été publiés : un stock énorme et non visité de données, en partie masqué peut-être par le débat d’opinion qui se superpose dans la presse au mouvement de fond. Second débordement, le cadre, d’abord professionnel, vole en éclat pour s’étendre à d’autres champs comme les souvenirs d’enfance, de voyages, d’activités diverses, de promenades… tout ce qu’on appelle «  la vie  » dans son sens philosophique non savant, un déroulé aléatoire et rétrospectivement inéluctable : ce qui a été, même anecdotique, est sans appel.

La troisième extension, géographique, traverse les frontières de la planète, des États-Unis à l’Europe, au Japon et à la Russie, à la Chine, à la Corée du Sud. Quelles sont les aires manquantes ? Cette question ouvre tout un champ de réflexion. Pourquoi le continent africain reste-t-il plus silencieux ? S’agit-il d’un mouvement lié aux modes de vie de l’hémisphère nord ? Pourquoi certains pays, comme la Russie ou l’Italie, sont-ils plus résistants que d’autres, comme la Suède ou les États-Unis[2] ? Quel est le lien avec les familles de pensée politiques et religieuses ? Il faudrait un Max Weber des formes de vies et de croyances.

La quatrième extension est sociologique : ce sont dans des milieux de femmes ayant fait des études ou bénéficiant d’une reconnaissance symbolique dans des milieux culturellement emblématiques de la modernité, comme celui du cinéma, que naît ce mouvement, pour se diffuser jusque dans les couches plus populaires, celle des usines de sidérurgie de Chicago par exemple, dans le monde du travail des organismes privés ou publics. Certains milieux pourtant restent sous-représentés, comme le monde paysan en France, ou celui des femmes extrêmement précaires et vulnérables : Roms, sans domicile fixe (pourtant objet d’une violence extrême dans nos espaces publics), exilées, femmes appartenant à des communautés idéologiques religieuses rigides. Mais aussi les femmes très privilégiées, situées aux sommets des hiérarchies sociales dans les milieux internationaux des très hautes fortunes, dont on sait qu’ils sont puissants, nombreux et délocalisés : le silence des femmes aristocrates ou richissimes est frappant, et trop peu d’enquêtes ethnographiques ont lieu à ces sommets pour qu’on puisse comprendre leur situation.

Il s’agit donc d’un mouvement sans figure de chef féminin théorique, qui naît dans le monde social des femmes éduquées, urbanisées et qui évoluent dans des sphères sociales «  brillantes  », au sens des écrans et des rêves collectifs, qui petit à petit se diffuse dans les couches moyennes, dont le mode de vie est urbanisé même en campagne.

La dénonciation

La traduction française «  Balance ton porc » – Pardon les cochons !, comme dirait la géniale Nina Yargekov[3] – induit un biais de compréhension lié à notre mémoire nationale de la dernière guerre : les dénonciations meurtrières des juifs que de sinistres corbeaux bien français rédigeaient dans l’anonymat pendant toute l’occupation ont définitivement marqué le terme de «  dénonciation  » d’un volet d’infamie potentielle. La phrase de l’écrivain Frédéric Beigbeder, qui définit le mouvement actuel comme « la seconde grande vague de délation en France depuis la Seconde Guerre mondiale[4] », se nourrit de cette négativité historique.

L’appel de Sandra Muller est très clair : il s’agit bien de donner « nom et détails », et donc de «  dénoncer  » clairement, pas «  d’évoquer  » poétiquement. En réalité, les milliers de réponses ne donnent souvent pas de noms, seulement des souvenirs. Il n’empêche, la question de la dénonciation est au cœur du mouvement : c’est une lutte, avec des moyens peu courtois. Mais cette question de la dénonciation reste instable dans son sens. Soit ce qui est dénoncé est exact, ce qui sera vérifié plus tard dans un procès, et il s’agit alors d’informations sur des faits graves, dont le caractère est aussi préventif, car elles peuvent protéger les futures victimes potentielles de l’agresseur pointé du doigt. Soit il s’agit d’une calomnie, qui peut détruire une biographie, et en tant que féministe éprise de justice, je défends l’homme injustement accusé. Mais on ne peut pas le savoir à l’avance. Reste la logique du contexte et des situations, les différentes positions de dominations sociale et économique, les différences d’âge, l’histoire spécifique de ce type de violences qui échappent aux mécanismes juridiques[5], tout un ensemble de paramètres, enfin, qui rendent plus ou moins crédible une accusation.

L’ombre d’infamie portée par le terme de «  dénonciation  » ou, pire encore, «  délation  », n’est pas fondée : le temps du procès manque et c’est bien sur l’échec du juridique (en tant que tiers luttant contre l’injustice du social) que naissent les charivaris peu élégants, et la plupart des mouvements sociaux quelquefois violents… Enfin, l’argument « qu’elles aillent devant le tribunal » recule en pertinence devant le constat à présent établi d’une hausse des plaintes en justice depuis la naissance du mouvement, ainsi que des consultations en direction des associations de protection des femmes : l’opposition entre délation «  hystérique  » et l’exercice sobre du droit dans un dépôt de plainte discret n’est pas opérante.

Entre soi et soi

Les textes sont innombrables, mais les dénonciations nominatives sont souvent restreintes au monde des personnes importantes socialement, et/ou connues d’une façon ou d’une autre. Sinon ce sont des récits, parfois quarante ans après les faits, le plus souvent anonymes, sans le nom de l’auteure ni celui de l’agresseur : des souvenirs de situations extrêmement diverses et très quotidiennes qui concernent tous les âges – à partir de cinq ans. Et parfois des faits graves totalement tombés dans l’oubli de la victime elle-même : par exemple, le début d’un message posté le 7 mars 2018, avec comme mots-clés #pucelage et #sang: « Un père au loin parti depuis longtemps du foyeretc. m’emmène avec son épouse en week-end dans un endroit branché avec des maisons d’hôtes séparées avec des écrivainsetc.; je suis totalement inhibée transparente me sentant moche souriant bêtement à des dos, personne me calculeetc. ma chambre est dans une maison isolée j’y suis seule et à minuit l’hôte, un vieux moche beurk mais assez célèbre entre dans ma chambre sans frapper, ma dernière pensée est qu’il doit y avoir un problème urgent genre fuite d’eau que sais-je… et puis mon autre souvenir est lui, de dos cul nu lavant frénétiquement des draps plein de sang dans le lavabo de la piaule, à trois plombes du mat… je ne me souviens de RIEN d’autre sauf d’avoir été étonnée que cet adulte soit si minable de dos avec ses fesses hideuses. »

La petite phrase est écrite entre soi et soi, dans le creux du premier cercle d’un «  je  » enveloppé de solitude, comme dans un journal intime : puis elle est immédiatement lancée dans le monde extérieur d’un clic, jetée dehors dès sa naissance encore vagissante, et hop ! dans le vide immense de l’espace public. Il me semble que le ton dominant des textes est le constat sans commentaires : l’objet est souvent, précisément et seulement, l’irrémédiable de ce qui a eu lieu, plutôt qu’un rêve de vengeance ou même de réparation. Des faits ressouvenus et sèchement rapportés, voilà #MeToo; et le porc reste très souvent sans nom dans #BalanceTonPorc. Un humour sans gaîté suinte parfois. Mais toujours ce point à la ligne invisible qui clôt la phrase : comme un constat déserté de toute morale, de tout sens exagéré… il s’est passé ceci, qui me concerne, et voilà.C’est ce point-à-la-ligne silencieux en lui-même, l’irrémédiable des faits souvenus, dont on ne peut rien dire, qui est jeté sans fioriture hors du privé dans le vide immense du public. Une montagne de séquences, encloses comme des billes, se retrouve mise en commun, et s’amoncelle dans une vaste hotte, dans le dos du présent… Comme si ces énoncés purement factuels créaient une forme graphique immense, celle d’un passé blanc où le silence du point à la ligne, à la suite de la blessure, reste la seule fin de l’histoire.

Ces récits nés du « je » solitaire, glissant vers le « moi aussi », et « elle aussi » et une autre encore, finissent par dessiner un « nous ».

Il se passe alors quelque chose : à force de se multiplier, de s’amonceler, de s’internationaliser, ces récits nés du «  je  » solitaire, glissant vers le «  moi aussi  », et «  elle aussi  » et une autre encore, finissent par dessiner un «  nous  », étonnante présence collective, où chacune reste debout près de sa phrase lancée, tout près du «  je  » féminin de l’autre, à côté, dans son cercle de solitude tellement bien compris ; c’est un bloc immense de compréhensions croisées, sans mots mais fait de ces phrases. Un «  nous  » immatériel et qui prend aux tripes, fait entendre des harmoniques puissants, son grand accord, des milliers de notes qui réunissent ces «  je  » féminins qui ont craché trois lignes ou dix, qui racontent la solitude historique surhabitée sans rien demander, sans rien commenter. Car la forme dominante de ces énoncés est le calme. Le personnage cité qui s’est moqué, qui a blessé d’un mot – celui qui a injurié, pissé dessus, glissé la main, acculé, enculé, et réhumilié - à celui-là on ne lui demande rien, et au monde non plus. On dit simplement les faits. Apparaît alors une incroyable culture de la brutalité virile, comme dans cette injure à une toute jeune fille : « Serre les jambes, ça sent le poisson… » Un continent perdu dans la nuit des temps, celui des violences sexuelles liées à la domination sociale masculine, revient comme un vaisseau fantôme planer sur notre présent, et avec lui – il faut convoquer ici la notion issue des travaux de Françoise Héritier – la valence différentielle des sexes constatée et décrite dans des cultures historiquement hétérogènes.

La parole des femmes

Ces textes font passer au second plan les débats d’opinion théoriques dans la presse, dans lesquels souvent les signataires offrent des noms et des visages connus du public, alors que le «  je  » posé dans une phrase postée sur Internet est sans visage ni corps. Il faut se rendre compte de l’aventure intense que cela signifie pour le «  je  » féminin, tenu dès la sortie de l’enfance à se soucier de son esthétique propre, parasité à chaque prise de parole visible par la question : « Suis-je socialement belle, c’est-à-dire baisable? » L’injonction esthétique dévore l’espace du «  je  » féminin de façon bien plus cruciale et pesante que ne pèse l’image physique de soi sur le «  je  » masculin. Toute prise de parole publique (politique, professionnelle ou autre) d’une femme l’oblige à affronter centralement la question de son propre visage et de son corps : trop d’écart aux normes dominantes exposées en images partout dans l’espace public peut constituer un obstacle social majeur et une catastrophe personnelle.

Le «  je  » de l’auteur d’un message sur Internet est un «  je  » qui, certes, habite son corps, mais pas sous l’angle de son image esthétique. Comme dans la vigilance insomniaque, il s’agit du «  je  » qui pense en soi et pour soi: une pensée délivrée de toute identité de genre lancée d’un clic au monde, dans ce vertige d’immédiateté que permet la technologie actuelle. La même qui hésitera à aller à la manifestation «  des femmes  » où il faut traîner corps et visage, et qui ne se posera pas forcément comme «  féministe  » en général, éprouveraau moment de la rédaction et du clic cette forme de liberté particulière qui consiste à partager immédiatement dans l’espace public sa phrase propre qui s’est écrite au cœur de l’espace subjectif, entre soi et soi, sans que la question de la tête que l’on a ne vienne parasiter le message que l’on porte. Le «  je  » de la phrase féminine dans #MeToo ou #BalanceTonPorc est vraiment celui d’un sujet, d’une conscience, c’est le «  je  » de la raison, le «  je  » cartésien des femmes, là où elles pensent en toute rationalité avoir quelque chose à rappeler au monde.

On comprend que ce premier mouvement social du xxie siècle, comme avait dit Françoise Héritier à l’auteure de ces lignes peu avant son décès le 15 novembre 2017, naît des classes sociales où les femmes sont socialement fortes et éduquées, pour se diffuser en direction des couches plus populaires – contrairement aux mouvements sociaux des xixe et xxe siècles qui naissaient des couches sociales dominées, situées «  en bas  » de l’échelle des hiérarchies, et descendaient «  dans la rue  » pour tenter de faire remonter leur point de vue jusqu’au politique «  d’en haut  ». Sans doute faut-il des femmes robustes socialement (très maigres et belles socialement aussi) pour lancer ce mouvement collectif qu’aucun leader, féminin ou autre, ne vient chapeauter théoriquement dans un livre obscur qui deviendrait culte. Rien de cela ici, seulement des phrases sur des faits, portés dans un geste graphique pour rien d’autre que lui-même, marqué par le désintéressement absolu du «  et voilà  », point-à-la-ligne.

Lorsqu’une jeune fille fait des études, elle s’approprie tout un monde culturel parallèle de lectures diverses et surtout de romans (statistiquement les femmes sont de grandes lectrices), de films,  etc., qui démultiplie l’imagination des possibles et aide à déconstruire les croyances. Elle a aussi l’occasion d’échanger et de débattre, et il faut penser le rôle crucial des conversations au moment de l’adolescence, sur ces sujets demeurés gênants voire tabous dans d’autres lieux sociaux (famille, collègues)… Les femmes qui font des études, accédant à une culture ouverte dont la riche discordance crée de la pensée, ont bien plus de chances de s’éloigner du système de croyance traditionnel qui lie sexualité illégitime, honte sociale et souillure morale de la femme. Dans les milieux où l’adolescence est dévorée par une entrée précoce dans le monde du travail, les cultures de la virilité et les définitions traditionnelles de genre (que les injures exhibent) sont beaucoup plus pesantes, même en dehors de tout cadre religieux.

Ainsi, ce qui nous arrive depuis quelques mois est un mouvement social féminin du xxie siècle, qui sait user des outils technologiques de l’époque pour faire apparaître un point de vue non pris en compte à la mesure de sa réalité massive et tragique, force 7 sur l’échelle des violences historiques humaines. Un mouvement qui naît des récits de vie de chacune, de leur intimité réflexive, de ce même «  je  » que celui de Descartes enfermé seul dans un poêle, dont le seul visage est un souvenir, et dont la démultiplication extraordinaire et imprévue fait naître de façon différente – il s’agit bien d’un mouvement populaire contemporain, dans un monde urbanisé où les femmes travaillent et circulent – et incroyablement puissante, un sujet politique majeur, le «  nous  » des femmes.

[1] - Un signe dièse placé devant un mot-clé permet de partager immédiatement un contenu de sens court : c’est en 2009, lors des manifestations en Iran, qu’il a montré toute sa valeur d’outil d’échanges collectifs horizontaux.

[2] - Des manifestations contre ce mouvement ont eu lieu en Russie, pays où la violence conjugale a été dépénalisée en 2007.

[3] - Nina Yargekov, Double Nationalité, Paris, P.O.L, 2017.

[4] - Dans un entretien accordé au magazine Elle, le 29 décembre 2017.

[5] - On le sait, la grande majorité des plaintes sont déboutées : le droit bute, pour ce type de criminalité, sur la question de la preuve.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

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