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Photo Revue Esprit 2018
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Dans le même numéro

Le fantasme du corps étranger. Entretien avec Etienne Balibar

juil./août 2018

Propos recueillis par Fabienne Brugère
et Guillaume le Blanc le 5 mars 2018

La crise de l’hospitalité européenne est-elle liée au réarmement des souverainetés nationales et à l’effacement de l’Europe ?

Il est incontournable de prendre pour point de référence ce qui se passe, ce qui ne se passe pas et ce qui pourrait se passer en Europe. Certains sont plus engagés que d’autres dans la solidarité avec les migrants – peut-être faut-il dire les « exilés » –, individuellement ou par l’intermédiaire d’une association, mais, en tant que citoyen européen, je pense que la question des migrants est une interpellation à laquelle il est impossible de se soustraire.

S’il y a quelque chose de nouveau, en comparaison avec les grèves de la faim des occupants de l’église Saint-Bernard en 1996, c’est l’européanisation – même si elle est manquée et si l’échelle locale demeure. Dans la perception que nous en avions et qu’en avaient les sans-papiers eux-mêmes, les interlocuteurs étaient l’État français et la société. Aujourd’hui, c’est aussi, immédiatement et visiblement, l’Europe. Le conflit, le blocage voire l’obscénité à Calais tiennent au fait que la France et l’Angleterre, tout en se renvoyant périodiquement la responsabilité, sont en fait les acteurs conjoints d’un dysfonctionnement complet des structures administratives et politiques de régulation de la mobilité. Sur le plan de l’éthique et de la politique, il existe des aspects criminels, en tout cas de la violence et de l’oppression, qui vont de pair avec l’aggravation interminable des drames de traversée. Ces derniers sont les conséquences des interventions françaises et européennes de l’autre côté de la Méditerranée – en Libye par exemple – et affectent à leur tour la politique européenne et les opinions publiques. La chancelière allemande a pris une décision unilatérale pour faire face à la crise des réfugiés syriens en particulier, que je trouve juste, laquelle a été immédiatement suivie de la part de tous les gouvernements européens (dont français), sous des formes à chaque fois différentes, d’une fin de non-recevoir, qui à son tour a entraîné la mise en difficulté de la politique allemande et la dégradation massive de la gestion européenne du problème. Sans oublier le cadre national, la référence européenne est devenue absolument incontournable.

On doit caractériser la situation dans la zone euro-méditerranéenne, ou sur cette frontière géo-économique, géoculturelle et géopolitique dont nous occupons un des bords, alors que les migrants et les réfugiés viennent, pour une partie importante d’entre eux, de la rive sud. En outre, la planète entre dans une phase nouvelle de son histoire, qui entraîne une mutation du régime des déplacements, de plus en plus brutal. Cela impose des contraintes matérielles très fortes à la politique. Le capitalisme postcolonial n’a plus la même « loi de population » que le capitalisme des périodes antérieures. Cela implique des questions relatives à l’emploi, aux inégalités, à la démographie, aux déplacements de population qui ne sont pas le produit d’une stratégie, mais qui viennent remplir différentes fonctions ou mettre en échec des structures de socialisation.

Vous évoquez «  l’aspect criminel  » de ce qui se passe à Calais : comment distinguer ce qui est éthique et ce qui est politique ?

Il faut repartir de la catégorie de l’hospitalité, qui a l’immense avantage d’être indécidable du point de vue de ce choix entre éthique et politique. Tout d’abord, on ne peut répartir l’éthique et le politique de façon mécanique en mettant la subjectivité du côté de l’éthique et la matérialité du côté du politique. L’hospitalité comporte à la fois une face subjective et une face objective. On parle d’hospitalité depuis les temps les plus anciens dans le cas de « l’accueil de l’étranger », que ce soit un individu ou un groupe[1]. Du point de vue objectif, on se demande : comment l’étranger qui arrive – qui n’est pas résident d’un oikos particulier, qui n’est pas à demeure, qui n’est pas dans un lieu – est-il reçu ? Par qui et dans quelles conditions ? Il y a des institutions pour cela. Mais il est frappant que la situation typique soit celle de l’excès ou du débordement d’une situation normale de déplacement ou d’émigration par des circonstances exceptionnelles, soit du point de vue de la masse, soit du point de vue de la gravité des causes. On ne peut donc pas se contenter des règles établies : on est amené à se demander comment faire face à l’imprévu et porter secours à ceux qu’on n’avait pas inclus à l’avance dans le régime ordinaire de la circulation des personnes.

La face subjective existe parce que l’hospitalité est une disposition ou une vertu, au sens ancien du terme. Il n’y a pas d’hospitalité sans hospitaliers, soutenus ou non par des associations, des Églises, des mouvements politiques. Certains individus prennent l’initiative d’ouvrir leur porte ou d’accueillir chez eux. L’hospitalité recouvre une gamme de situations, de comportements et, le cas échéant, de risques qui vont de la sortie du train-train quotidien et de l’égoïsme domestique à la protection des personnes en danger de mort. L’hospitalité est ainsi un opérateur d’inter­action permanente entre l’éthique et le politique. Affronter le problème de l’hospitalité (gestion de populations, dispositions prises par l’État ou imposées à l’État, transformation des cadres juridiques de la mobilité des personnes) implique que le politique intériorise un impératif éthique et, par voie de conséquence, repose de façon massive et urgente toutes les questions de conflits de valeurs dans le champ politique. Au nom de quelles valeurs certains se refusent-ils à cet impératif ? Que faut-il penser de ces valeurs ? Le nationalisme en est une – Marine Le Pen déclarant que son premier devoir est de protéger « l’identité » de la communauté nationale à laquelle elle appartient.

En m’appropriant ce que Derrida a écrit, j’ai fait un exposé sur ce que j’ai appelé « d’un Autre, l’autre ». L’éthique se définit fondamentalement par une certaine responsabilité inconditionnelle. Écrire « tout autre est tout autre [2] » est une façon de refuser que le bon Dieu entre dans la danse, que l’étranger soit non seulement la figure du prochain, mais le visage d’une interpellation transcendante. Je me suis employé à montrer que l’autre, envers qui nous faisons l’expérience d’une responsabilité éthique infinie ou inconditionnelle, n’est pas à définir ou à percevoir comme le visage de Dieu, mais toujours dans les termes d’une situation politique déterminée. C’est l’autre de la différence sexuelle, l’animal ou l’étranger chez Derrida. Lorsqu’on se pose la question éthique de l’accueil de l’autre en tant qu’étranger, c’est toujours une situation politique concrète qu’on affronte. Nous touchons là non pas la confusion, mais le caractère inséparable des problèmes éthiques et politiques.

Kant a mis au cœur du droit cosmopolitique la seule et unique injonction de l’hospitalité, et cela dans des termes d’une brûlante actualité. Dire que le cœur de la chose consiste à ne pas traiter l’étranger en ennemi résonne particulièrement aujourd’hui, avec le néoréalisme européen qui se cristallise à l’échelle du continent comme une idéologie néofasciste. Je me déclare kantien en la matière[3]. Mais le droit cosmopolitique et l’hospitalité sont totalement impurs. Le moment de l’Übergang, le passage d’un modèle transcendantal à un autre, l’échangeur du droit dans la moralité et de la moralité dans le droit, est toujours le plus intéressant : Kant a su décrire quelque chose qui ne serait ni de la moralité pure, ni de la politique au sens pratique du terme. Pour progresser à partir de là, il faut remettre en question le formalisme métajuridique dont Kant s’est servi et installer le droit cosmopolitique entre le droit politique et la moralité universelle.

Kant pense l’hospitalité dans le cadre d’un contrat entre républiques, mais cela ne pourrait pas fonctionner aujourd’hui, comme on le voit avec l’expulsion des exilés du Soudan…

Il faut rattacher les aspects limitatifs du dispositif kantien à un certain contexte : Kant est anticolonialiste et se demande à quel titre les Européens vont se promener chez les autres. Le problème est posé en termes de circulation (des biens et des personnes). Par ce biais, Kant définit l’hospitalité comme un droit de visite seulement, ce qui est l’une des limitations les plus sévères de son dispositif, qui a un aspect philistin. Si l’étranger vient comme visiteur, le dispositif fonctionne, mais s’il vient pour s’installer, il ne fonctionne plus. Kant ne met pas cela en question parce qu’il a entériné une définition contractualiste de l’État.

Par ailleurs, justement parce que le droit cosmopolitique n’est pas du ressort de la politique intérieure et de la souveraineté des États, Kant a renoncé, après la Révolution française, à une autorité politique mondiale qui pourrait imposer aux États des ordres venus d’en haut, comme dans une monarchie universelle. Il faut alors que les États prennent, entre eux, par un commun accord, la résolution de se soumettre, tous ensemble ou les uns par rapport aux autres, à une obligation universelle et humanitaire qui restreint leur souveraineté. De même que, chez Hobbes, le Léviathan se construit par une décision des individus qui se mettent d’accord pour se remettre à l’autorité d’un souverain qui n’aura aucun compte à leur rendre, de même, chez Kant, les États reconnaissent une obligation qui ne relève pas du caractère étatique.

Sommes-nous dans un rapport néo-raciste vis-à-vis du migrant ?

Dans le contexte de l’élection du Front national à Dreux en 1983, j’ai pu affirmer que nous sommes revenus à un racisme pur et simple, et non pas à un néo-racisme[4]. Ma rencontre avec Immanuel Wallerstein, un marxiste altermondialiste, dont la représentation de l’histoire du capitalisme était centrée non pas sur le rapport de classe, mais sur les rapports de domination géographique, a beaucoup joué dans l’élaboration de cette idée. Des auteurs anglo-saxons, comme la Sud-Africaine Norma R. A. Romm[5] ou les disciples caribéens de Stuart Hall qui ont étudié les hybridations et conflictualités raciales[6], sont venus converger avec des auteurs français, comme Pierre-André Taguieff ou Colette Guillaumin, qui ont interrogé la transformation du discours raciste[7]. Le racisme se perpétue en effet par-delà les réfutations dont il a fait l’objet après la Seconde Guerre mondiale en changeant de discours : la différence culturelle passe devant la différence biologique. Véronique de Rudder a fait un formidable travail sur le statut d’immigré dans la population française[8]. Gérard Noiriel a comparé systématiquement ce qui se passe avec les Algériens et les Noirs et ce qui s’était passé avec les Italiens, les Polonais et les Espagnols en expliquant que les manifestations de racisme avaient été tout aussi violentes avec ces « bons catholiques », remettant en question ladite incompatibilité culturelle[9]. Le nom d’« immigré » est devenu une insulte, un stigmat, dans une fuite métonymique : « “immigré” désigne le nom de la race ». Le schème généalogique d’une qualité ou d’une caractéristique héréditaire qui sert à opérer des discriminations m’avait beaucoup frappé à l’époque de la Marche des Beurs : des citoyens français de la deuxième ou troisième génération étaient toujours caractérisés comme « immigrés », comme si la qualité d’être immigré s’héritait de façon généalogique. Cela reproduit une ségrégation qui n’est pas l’apartheid, mais qui constitue une rupture significative par rapport au principe de l’universalisme républicain. Il y a peut-être des communautarismes du côté des populations discriminées, d’origine étrangère, avec des marqueurs culturels et religieux particuliers, mais il y a d’abord un extraordinaire communautarisme, voire un racisme d’État et de société, qui consiste à assigner des personnes à une communauté.

Est-ce qu’on peut toujours parler de «  racisme d’État  » aujourd’hui ?

Il faut essayer de caractériser le nouveau rapport que la question de la migration entretient avec la formation discursive que nous appelons « racisme ». Dans Race, nation, classe, j’avais défendu l’idée que le racisme est un supplément ou un excès du nationalisme. Le racisme est un système de représentations essentialisantes et communautaires sans lequel l’unité, l’indivisibilité, la cohérence organique de la communauté nationale ne parviendrait pas à s’imposer à ses propres défenseurs. Je voyais alors les choses dans un rapport historique et symbolique presque exclusif avec le problème de l’identité nationale. Aujourd’hui, on y est en plein plus que jamais : les racistes ne font que réaffirmer la valeur de « l’identité nationale ». Mais je commence à avoir des doutes et j’en discute avec des intellectuels issus de la colonisation. Souad Lamrani, une jeune philosophe qui travaille sur la frontière, reproche à mon idée d’« excès intérieur » de promouvoir la nation : elle considère que toute idée de nation, tout nationalisme est fondamentalement raciste, sans besoin de supplément. Quand je lui rappelle la lutte de libération nationale algérienne, elle me répond que le vers était dans le fruit : le nationalisme algérien, me dit-elle, était d’emblée sexiste, raciste, anti-Kabyle…

 

Y a-t-il un déplacement du vocabulaire de «  l’immigré  » vers «  le migrant  » ?

« Migrant » n’est pas la même chose qu’« immigré ». Tout est très embrouillé. Pourquoi les gens sont-ils racistes ? Quels sont les mécanismes ? Quelles sont les peurs ? Il faut les identifier et les comprendre. La peur, c’est que les gens s’installent : c’est le fantasme du corps étranger, dont la définition est toujours arbitraire. Dans les discussions sur l’antisémitisme, par exemple, je résiste à l’idée que les juifs sont la cible de l’antisémitisme, mais que cela pourrait être n’importe qui d’autre. Il y a tout de même derrière une histoire et même une théologie. Il reste vrai que la construction idéologique de l’ennemi intérieur, du corps étranger, du virus, toute la fantasmatique de l’immunité qui est l’autre face du schème généalogique, s’élabore autour de la peur, éventuellement fabriquée, toujours manipulée, que les gens s’installent. Aujourd’hui, le seuil d’effroi est remonté d’un cran : la peur n’est plus qu’ils s’installent, mais tout simplement qu’ils arrivent, qu’ils soient là – malgré leur petit nombre, leur cantonnement dans des quartiers… On est passé du statique au dynamique : le danger, ce n’est plus l’immigré, mais le migrant.

Est-ce parce que le migrant n’est plus doté d’un attribut social lié au travail, d’être devenu trans-classe ? Les migrants peuvent-ils se réapproprier le terme de «  migrants  » comme les Beurs se sont réapproprié le terme au moment de la Marche des Beurs ?

La fierté attachée au nom a plusieurs couches, mais elle est en effet fortement liée à la question du travail. L’honneur professionnel des travailleurs est un ressort très ancien et permanent des revendications d’égalité et de citoyenneté. Avec le néolibéralisme thatchérien – et le président Macron se prépare à être le Thatcher français –, il ne s’agissait pas simplement de recréer de l’insécurité, de dévaloriser les salaires et de casser la résistance des syndicats, il s’agissait de briser une certaine fierté de classe. Les films de Ken Loach ne parlent que de ça. La classe ouvrière traditionnelle est animée par un ressentiment monstrueux qui provient du fait que la condition de travailleur n’est plus reconnue comme une composante du destin national. Les immigrés ont des revendications liées au travail, mais aussi à l’élément postcolonial, qui n’est pas la revanche, ni la demande de réparation : ils demandent d’être traités avec dignité, et non comme des indigènes.

Le racisme européen d’aujourd’hui est massivement nationaliste. Mais on revient également à des choses antérieures : le discours de « l’identité menacée », mais aussi celui de « la race en péril ». Autrement dit, l’enjeu principal, c’est les frontières : le livre de Wendy Brown sur les murs se termine avec un passage psychanalytico-féministe sur le fantasme de la pénétration du corps étranger[10]. Mais l’accent s’est un peu déplacé : le fantasme du corps étranger est celui de l’immunité, selon une métaphore pseudo-biologique, il y a l’idée que nous sommes un corps sain et qu’il faut faire attention à ce que des germes de décomposition ne s’introduisent pas. Avec la frontière, il y a une panique de l’ouverture, du « corps sans organe » comme disait Deleuze, de la disparition des limites du «  nous  », de l’individu collectif. Nous vivons dans la panique des flux : les capitaux circulent, les emplois foutent le camp, les migrants et les réfugiés affluent ; tout ce qui devrait rester à l’intérieur s’enfuit et tout ce qui devrait rester à l’extérieur entre sans obstacle…

Nous vivons dans la panique des flux.

En 1995, quand le Front national a gagné des municipalités du sud de la France (en particulier Toulon), Jean Viard et d’autres responsables du rassemblement culturel de Châteauvallon ont organisé un colloque. J’y ai parlé du « syndrome de l’impuissance du tout-puissant » : les citoyens ont le sentiment que l’État, ce dieu mortel qui protège le territoire national, est devenu impuissant parce que les flux, dont les migrations, lui échappent. Selon ce syndrome, non seulement l’État ne nous protègerait plus des aléas économiques, mais il serait devenu l’instrument de cette ouverture généralisée des frontières, qui aurait pour conséquence la dissolution de l’identité nationale. La véritable question est pourtant de savoir comment résister au bouleversement des conditions économiques et culturelles que produit la mondialisation. Cela n’est certainement pas en renforçant les frontières et en faisant un Léviathan de papier, mais en créant une collectivité de citoyens, éventuellement transnationale, qui se ressaisisse d’un certain nombre de leviers politiques, et pas seulement de l’hospitalité. Pour cela, il faudrait qu’au lieu de foncer têtes baissées dans les réflexes identitaires, les gens se disent qu’on peut faire de la politique ensemble, avec les migrants et les réfugiés. Pour cette raison, l’Allemagne m’a donné des espoirs : sa politique part d’une réaction morale, mais l’effet concret, c’est une action commune à des gens qui se trouvent non pas d’un seul côté de la barrière géographique et ethnique mais des deux côtés à la fois. Je ne crois pas à la capacité des migrants d’imposer des décisions par leurs propres moyens ; il faut que les citoyens européens trouvent un terrain d’entente avec les migrants.

Quand vous dites que les alliances redessinent des possibles politiques, que penser de la criminalisation du migrant, mais aussi de celui qui lui vient en aide ?

Le vieux marxiste que je suis ne cesse de revenir aux fondamentaux du communisme : le prolétariat, l’internationalisme, la démocratie participative sur lesquels Marx a fluctué, même si la question de l’exploitation a toujours été au centre de son propos. Avec la démocratie, Marx s’est mal débrouillé : tantôt il explique que c’est la Commune, tantôt il écrit que c’est un instrument du pouvoir. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), l’internationalisme est une conséquence de la lutte contre le capital. Évidemment, s’il y a quelque chose que l’histoire a réfuté, c’est que les ouvriers n’ont pas de patrie[11]. Sandro Mezzadra est de ceux qui considèrent que le nouveau prolétariat est constitué par les migrants ou les nomades. On arrive à ce moment de l’histoire de l’humanité où le rapport entre le nomadisme et la territorialité s’inverse : la condition humaine est devenue fondamentalement nomade, d’où l’idée que les migrants sont virtuellement le nouveau sujet politique. Pour d’autres, il faut se mettre au service du destin dont les migrants sont censés être les porteurs. Ce qui est important, c’est de sortir du discours victimaire à propos des migrants : ils ne sont pas des corps malheureux, ballottés, sans défense, sacrifiés, qui servent de proie aux passeurs et à la police militarisée des États européens ; au contraire, ils élaborent des stratégies, construisent des solidarités et inventent des formes de sociabilité collective : ils sont des acteurs et pas seulement des objets.

L’hospitalité suppose des lieux pour rendre manifeste l’expression « démocratiser les frontières », même si elle est insuffisante. Il s’agit de faire surgir un demos, un acteur politique. L’enjeu étant le statut de la frontière, il faut donc que cet acteur soit mixte, composite. Il y a déjà des actions de solidarité, exposées à tous les risques. Certains acteurs ont mis en place des installations sociales, culturelles, civiques, que les occupants prennent eux-mêmes en charge, en collaboration avec des intervenants extérieurs. Dans ces conditions, les migrants ne sont plus considérés comme des malheureux, des objets que la police et le gouvernement peuvent balayer d’un revers de main. Ils sont là parce qu’ils ont construit quelque chose. Cette construction est nécessairement le produit d’une rencontre, qui est une clef de l’hospitalité. Mais avec les collectifs de sans-papiers, nous avons échoué à constituer la réciprocité militante qui permettrait de travailler la question des frontières[12]. On ne peut pas être optimiste sur ce qui se passe en ce moment ou ce qui va se passer en Europe, mais on ne peut pas non plus dire qu’il n’y a aucun germe de cette citoyenneté. C’est un trop gros mot, la citoyenneté, parce qu’il est associé à l’institution mais il s’agit plutôt d’une pratique en réalité[13]. La citoyenneté ne présuppose pas d’appartenir à une communauté historique définie, mais relève simplement de l’extension du « droit d’avoir des droits [14] ». Un enjeu absolument crucial est qu’il y ait des voix hybrides, alternées. À Calais et pour les Roms, certains prêtent une voix aux migrants, mais ce n’est pas suffisant. Il faut des traducteurs, mais il ne faut pas non plus que les interprètes aient le pouvoir, ce qui pose la question de la délicate ligne de démarcation entre l’encadrement et la manipulation[15].

 

 

[1] - Voir Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997.

 

[2] - J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999.

 

[3] - Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001.

 

[4] - E. Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës [1988], trad. par Soliman Lotfallah, Paris, La Découverte, 2007.

 

[5] - Norma R. A. Romm, New Racism: Revisiting Researcher Accountabilities, New York, Springer, 2010.

 

[6] - Voir David Morley et Kuan-Hsing Chen (sous la dir. de), Stuart Hall: Critical Dialogues in Cultural Studies, New York, Routledge, 1996.

 

[7] - Voir Pierre-André Taguieff, la Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988 et Colette Guillaumin, l’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel [1972], Paris, -Gallimard, 2002.

 

[8] - Véronique de Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h, l’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, Puf, 2000.

 

[9] - Gérard Noiriel, le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xixe siècle) [1988], Paris, Seuil, coll. « Points-histoire  », 1992.

 

[10] - Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, trad. par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

 

[11] - Voir Sandro Mezzadra et Brett Neilson, Border as Method, or the Multiplication of Labor, Durham, Duke University Press, 2013.

 

[12] - Voir Claire Rodier et Emmanuel Terray, Migrations. Fantasmes et réalités, Paris, La Découverte, 2008.

 

[13] - Voir Engin F. Isin et Greg M. Nielsen (sous la dir. de), Acts of Citizenship, Chicago, Chicago University Press, 2008.

 

[14] - Hannah Arendt, les Origines du totalitarisme [1951], t. ii : l’Impérialisme, trad. par Martine Leiris et Hélène Frappat, Paris, Seuil, 2006.

 

[15] - Étienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux et Emmanuel Terray, Sans-papiers: l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999.

 

Etienne Balibar

Professeur émérite de philosophie de l'université Paris Nanterre, invité aux universités de Californie (Irvine) et de Kingston (Londres), il vient de publier Spinoza politique. Le transindividuel (Puf, 2018) et Libre parole (Galilée, 2018).

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