
Le concept de totalitarisme est-il encore pertinent ?
Entretien avec Étienne Balibar, Jean-Claude Monod et Myriam Revault d'Allonnes, propos recueillis par Michael Foessel et Justine Lacroix
Claude Lefort a fait du totalitarisme le fait majeur de son temps. Le projet d’une société sans division reste pertinent pour penser, selon les intervenants, le néolibéralisme, l’islamisme radical ou les frontières de l’Europe.
La pensée de Claude Lefort a une importance particulière pour la revue Esprit, qui s’est inscrite pleinement dans le mouvement antitotalitaire. Or nous manquons encore d’une réflexion sur la pertinence et les limites du concept de totalitarisme aujourd’hui. Au plan politique, que peut-on faire – ou ne pas faire – de l’œuvre de Lefort dans les conditions présentes ?
Une société sans divisions
Commençons par évoquer le sens même du terme de totalitarisme tel que Lefort l’a élaboré dans les années 1950, dans le contexte de la guerre froide et de la réaction au stalinisme. Ce concept existe alors déjà chez Hannah Arendt et Raymond Aron : qu’est-ce qui fait la spécificité de la définition qu’en donne Lefort ?
Myriam Revault d’Allonnes – Quand Lefort commence à travailler sur la critique de la bureaucratie, ce qui émerge de son œuvre, c’est d’abord son insistance sur l’expérience, comme si son orientation était déjà phénoménologique. Il s’oppose au marxisme orthodoxe en prêtant attention à l’expérience prolétarienne, et ouvre ainsi une réflexion sur la modernité.
Le projet totalitaire est celui
d’une société qui s’instituerait sans division.
Au tout début des Essais sur le politique[1], il rappelle d’ailleurs ce qu’il doit à Aron et à Arendt et ce qui l’en démarque. La première différence est qu’Aron accorde au totalitarisme une va