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© Revue Esprit
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Le concept de totalitarisme est-il encore pertinent ?

Entretien avec Étienne Balibar, Jean-Claude Monod et Myriam Revault d'Allonnes, propos recueillis par Michael Foessel et Justine Lacroix

Claude Lefort a fait du totalitarisme le fait majeur de son temps. Le projet d’une société sans division reste pertinent pour penser, selon les intervenants, le néolibéralisme, l’islamisme radical ou les frontières de l’Europe.

La pensée de Claude Lefort a une importance particulière pour la revue Esprit, qui s’est inscrite pleinement dans le mouvement antitotalitaire. Or nous manquons encore d’une réflexion sur la pertinence et les limites du concept de totalitarisme aujourd’hui. Au plan politique, que peut-on faire – ou ne pas faire – de l’œuvre de Lefort dans les conditions présentes ?

Une société sans divisions

Commençons par évoquer le sens même du terme de totalitarisme tel que Lefort l’a élaboré dans les années 1950, dans le contexte de la guerre froide et de la réaction au stalinisme. Ce concept existe alors déjà chez Hannah Arendt et Raymond Aron : qu’est-ce qui fait la spécificité de la définition qu’en donne Lefort ?

Myriam Revault d’Allonnes – Quand Lefort commence à travailler sur la critique de la bureaucratie, ce qui émerge de son œuvre, c’est d’abord son insistance sur l’expérience, comme si son orientation était déjà phénoménologique. Il s’oppose au marxisme orthodoxe en prêtant attention à l’expérience prolétarienne, et ouvre ainsi une réflexion sur la modernité.

Le projet totalitaire est celui
d’une société qui s’instituerait sans division.

Au tout début des Essais sur le politique[1], il rappelle d’ailleurs ce qu’il doit à Aron et à Arendt et ce qui l’en démarque. La première différence est qu’Aron accorde au totalitarisme une valeur essentiellement descriptive. Il reconnaît les similitudes entre le nationalisme socialiste et le régime soviétique, mais il pense qu’il y a trop de différences pour en faire un concept homogène. Cette différence tient à leur finalité. Aron bute sur des éléments qui lui paraissent irrationnels : la terreur stalinienne, ­l’extermination des juifs. Lefort ouvre des perspectives tout à fait nouvelles en faisant du totalitarisme le « fait majeur » de son temps, dont l’interprétation requiert une certaine représentation du pouvoir. Le projet totalitaire est celui d’une société qui s’instituerait sans division, qui disposerait de la maîtrise entière de son organisation, qui serait transparente à elle-même. En particulier, ce qui commande l’interprétation que fait Lefort du totalitarisme, c’est l’attrait pour l’Un. Ce qui ressort du livre sur Soljenitsyne, Un homme en trop[2], c’est l’image d’une totalité sociale sans altérité et la condensation de la loi, du pouvoir et du savoir ; au fond, l’idée de refaire du corps contre la désincorporation démocratique.

Le débat avec Arendt concerne la portée des expériences totalitaires. Lefort est d’accord avec elle sur leur caractère sui generis, mais il ne pense pas que les expériences totalitaires aient ruiné les normes du jugement et les catégories de pensée, même si elles obligent à penser la politique à nouveaux frais. Le reproche essentiel qu’il adresse à Arendt, c’est la distinction trop tranchée entre le politique et le social. Elle n’est pas, selon lui, assez attentive à la valeur de la démocratie moderne, comme si elle n’était pas assez moderne. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette critique mais je pense qu’il a raison sur ce point : la haine de la modernité coïncide avec la haine de la démocratie.

Jean-Claude Monod – L’une des spécificités de Lefort est peut-être cet effort pour penser la démocratie au miroir du totalitarisme, d’élaborer ces deux figures circulairement, de voir ce que l’expérience totalitaire dit de la démocratie et de situer la démocratie en la ressaisissant dans certaines origines, y compris par rapport à la monarchie, autre figure de l’Un. Lefort fait un retour, dans son œuvre, à la Révolution française, à l’apparition d’une expérience sociale de désincorporation du pouvoir. Dans les années 1980, c’est lié notamment à la réception de Kantorowicz et de ses Deux Corps du Roi [3]. C’est une originalité de Lefort que de penser le totalitarisme au prisme de cette question : que signifie, pour une société, faire corps, faire un corps incarné dans sa tête, dans son roi, dans son chef, ou accepter la désincorporation du pouvoir. C’est la fameuse thèse du lieu vide du pouvoir, qui a donné lieu à des malentendus : le lieu n’est pas réellement vide, mais il doit être en principe vide, pour que personne ne puisse se l’approprier – en démocratie, personne n’est propriétaire du pouvoir, pas plus une lignée qu’un parti, il y a une compétition libre pour y accéder provisoirement, ses «  occupants  » peuvent être congédiés,  etc.

En démocratie, personne
n’est propriétaire du pouvoir.

On trouve à la fois une proximité avec Arendt ou Aron et une originalité, chez Lefort, dans son insistance sur les dimensions de séparation (de la loi, du savoir et du pouvoir) constitutives de la démocratie. Aron, face aux régimes de l’Est qui s’auto-dénommaient « démocraties populaires », dit que l’essentiel passe dans l’épithète, et distingue les démocraties libérales d’autres formes de démocraties. Aron centre véritablement son propos sur le libéralisme, comme Carl Schmitt lorsqu’il dit en 1928 qu’il existe plusieurs modes de formation de la volonté du peuple (démocratie libérale, plébiscitaire,  etc.). Dans ces différents cas, on a affaire à une démocratie pour Schmitt (qui approuve la «  démocratie plébiscitaire  » contre la démocratie libérale), alors que Lefort n’accepterait pas ce concept générique de démocratie qui pourrait s’appliquer à des régimes très différents, y compris ici des régimes autoritaires, qui ne respecteraient pas les droits de l’homme,  etc.

Ce qui est toujours en cause également chez Lefort, c’est une lecture machiavélienne de la démocratie : la dimension du conflit, de la division, du débat sur le légitime et l’illégitime. Ce qui fait qu’il y a histoire, c’est justement qu’il n’y a pas de Savoir sur l’histoire. Lefort s’oppose à Arendt, pour qui les totalitarismes relevaient d’une sorte de démiurgie de l’Histoire, en disant que les régimes totalitaires sont des régimes qui gèlent l’histoire, alors qu’il y a en démocratie un débat infini sur le sens même de l’agir historique. La différence majeure reste que Lefort parle surtout du régime soviétique, point de départ de ses réflexions sur l’État, la partitocratie et l’egocratie, tandis qu’Arendt, partant du nazisme, aborde plutôt l’impérialisme, le racisme,  etc. Chez Lefort, le nazisme est assez peu présent en réalité.

Étienne Balibar – Je ne suis pas un spécialiste de Lefort et je pense surtout à l’un de ses livres, L’Invention démocratique[4]. Il me semble qu’il faut le situer non pas dans le contexte de la guerre froide, mais plutôt du crépuscule de la guerre froide, quand la question se pose de savoir comment celle-ci va s’achever. Lefort diverge avec Castoriadis et d’autres sur la question de savoir si le régime soviétique est un régime inébranlable ou s’il est au contraire miné de l’intérieur par un certain nombre de contradictions. Cela fait apparaître le fantasme de l’unité absolue face à la réalité inéluctable de l’histoire et l’historicité. La question est actualisée par les mouvements de grèves en Pologne mais l’insurrection hongroise, déjà, tient une place centrale dans sa réflexion : ces insurrections à l’intérieur du régime communiste n’ont pas d’équivalent dans l’histoire du nazisme. Lefort est alors très opposé à la signature des accords ­d’Helsinki : d’un côté, contre Castoriadis, il dit que le totalitarisme communiste n’est pas inébranlable ; de l’autre, il choisit comme adversaires tous ceux qui, dans le camp occidental, interprètent la conjoncture comme une réduction de l’antagonisme entre les deux régimes. Contre une partie de la gauche européenne et en particulier française, Lefort n’arrête pas de marteler : « Surtout ne vous laissez pas avoir. Ne croyez pas que le régime communiste soit réformable, démocratisable. »

Concernant la comparaison entre le nazisme et le communisme, Arendt et Lefort procèdent en direction opposée. Chez Lefort, les références au nazisme servent à compléter la réflexion sur le communisme, d’où l’intérêt porté à l’idéologie. C’est l’idéologie qui est totalitaire et s’impose par la force, la bureaucratie entraînant les effets d’incorporation et d’élimination. Nestor Capdevila explique très bien comment le flottement dans la définition de l’idéologie entraîne un flottement dans la notion de totalitarisme[5]. Arendt écrit son livre à une période où l’idéologie, incarnée par le Parti, est donnée comme le principe du mouvement perpétuel de la révolution permanente. Mais la première fois que je suis allé à Prague, avec l’association Jan Hus, Jiří Pechar m’a dit : « Arendt ne s’applique pas au régime socialiste tel que nous le connaissons aujourd’hui, parce que ce ne sont pas des régimes de mouvement pour le mouvement mais, au contraire, de congélation. » Pour Lefort, l’idéologie est le principe de cette immobilisation de tout mouvement social. Avec les années, par ailleurs, le plus intéressant pour moi, rétrospectivement, n’est pas tant de trouver une essence commune pour expliquer que ces deux régimes historiques peuvent répondre à une seule définition, mais plutôt de comprendre comment s’est faite la contamination de chacun des deux régimes par l’autre, le transfert des modèles, le mimétisme entre Staline et Hitler. C’est ce que j’ai compris en lisant Vie et destin de Vassili Grossman[6].

L’antithèse fondamentale chez Lefort est celle qui oppose totalitarisme et démocratie. Ceux qui n’aiment pas Lefort diront qu’il est allé très loin dans l’acceptation acritique de la valeur des démocraties occidentales. En plus, il a tendance à expliquer que le cœur de la démocratie est la place que le droit et sa normativité y occupent. Tout cela prend son sens à partir de l’idée que le critère politique fondamental est le rejet ou l’acceptation du conflit. L’insistance sur le conflit est bien plus forte chez Lefort que chez Arendt, qui insiste plutôt sur le pluralisme. Quand on en vient à la question de la démocratie, il y a des passages étonnants – surtout aujourd’hui, alors que nous célébrons les cinquante ans de Mai 68. Lefort dit que, dans les régimes communistes, aucun conflit n’est acceptable, tandis que les démocraties sont des régimes capables de reconnaître la conflictualité. Mais n’y a-t-il pas des limites à l’acceptation des conflits par la démocratie institutionnelle ? Max Weber a déjà essayé de définir la démocratie par la puissance même du conflit : Lefort est plus timide. Dans La Brèche[7], il précise qu’il ne s’agit pas de dire que les démocraties sont formidables parce qu’elles digèrent tous les conflits, mais qu’elles contiennent une possibilité d’évolution, de transformation.

Enfin, concernant le critère du politique, la grande question répétée par Lefort, contre les socialistes, est la suivante : « Pourquoi n’êtes-vous pas capable de reconnaître le phénomène totalitaire chez vos alliés – Georges Marchais par exemple – qui, s’ils avaient le pouvoir, reproduiraient l’Urss de Brejnev voire de Staline? » Claude Lefort pense que le socialisme est congénitalement hostile à la reconnaissance du politique. Une question se pose, par conséquent, si l’on pense à l’exténuation du politique dans les sociétés contemporaines. Quelles sont les catégories sous lesquelles penser le nouveau politique ? Lefort est trop crispé contre toute idée de démocratie sociale pour soupçonner que la neutralisation de la politique aujourd’hui est produite par un phénomène d’une autre nature que le totalitarisme : le régime d’Erdogan, par exemple, tient davantage de l’utilitarisme…

L’inventivité démocratique

Lefort décrit la démocratie comme une« mise en forme du social ». Il cherche à penser ce qui, dans le politique, excède le juridique ou encore ce qui distingue la démocratie de l’État de droit. Lefort est sociologue de formation : quand il dit « démocratie », est-ce qu’il ne parle pas surtout d’une forme de société ?

Myriam Revault d’Allonnes – En ce qui concerne Arendt, il ne s’agit pas tant de pluralisme (des partis, des instances) que de pluralité, ce qui renvoie à une conception anthropologique : la pluralité humaine est celle d’individus distincts, différents et égaux. Le conflit et la pluralité ne sont pas antinomiques s’il est vrai qu’il n’y a de pluralité qu’à la condition ­d’admettre la confrontation de points de vue différents voire opposés.

À propos de la question fondamentale des institutions et du rapport avec la démocratie sociale, Lefort, comme Castoriadis, est un penseur de l’instituant (de la dynamique) et non pas de l’institué. Il n’y a pas chez lui de panégyrique des institutions représentatives même si elles sont partie prenante de l’existence démocratique. Si, historiquement, démocratie et capitalisme sont coextensifs, ils sont irréductibles l’un à l’autre. Lefort insiste sur une inventivité permanente de la démocratie, dont la fragilité tient précisément à cette incessante réinvention. Aujourd’hui, la démocratie n’est pas confrontée à son autre «  totalitaire  » comme au moment où il avait élaboré ses analyses. Ce qui explique peut-être que dans les années 1990, il y a comme une sorte de «  panne  » de la pensée de Claude Lefort, parce qu’il avait envisagé la démocratie dans son rapport à son extérieur, à son «  autre  ». On ne peut pas dire pour autant qu’il se soit crispé sur la défense de la démocratie face au totalitarisme. Dans ses Essais sur le politique, il insiste sur le fait que la dynamique, l’indétermination permanente de la démocratie l’exposent à des dérèglements intérieurs : « Quand l’insécurité des individus s’accroît, en conséquence d’une crise économique, ou des ravages d’une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s’exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits des vulgaires ambitieux […], alors se développe le phantasme d’un Peuple Un [8].  »

Étienne Balibar – Cette distinction entre l’instituant et l’institué, et par voie de conséquence l’idée que la démocratie est invention permanente, est bien ce qui fait l’importance de la pensée de Lefort à mes yeux. Une politique des droits de l’homme n’est pas une politique qui se réclame des droits de l’homme mais une politique qui étend et intensifie la sphère des droits de l’homme, qui permet d’en inventer de nouveaux. Sur ce point, je suis d’accord et je suis tenté d’ajouter un point supplémentaire sur les problématiques essentialistes et historiques : si l’on va au bout de cette idée, il n’existe pas de définition de la démocratie, qu’elle soit constitutionnelle ou sociologique. La démocratie est ce qui se construit à mesure qu’elle prend place et régresse quand l’inventivité s’arrête.

Une politique des droits
de l’homme n’est pas une politique qui se réclame des droits
de l’homme mais une politique qui permet d’en inventer de nouveaux.

Ceci étant dit, le concept polémique pèse très lourd. L’adversaire principal de Lefort, contre lequel il ne cesse de ferrailler, ce sont les gens de gauche qui, parce qu’ils haïssent la démocratie bourgeoise, sont aveugles à la nature du totalitarisme. Il lui importe beaucoup qu’il existe deux types de régimes incompatibles. Du coup, la démocratie se trouve naturalisée, et surtout on voit ressurgir – c’est une contradiction – l’idée que certaines choses présentées au nom de la démocratie ne doivent pas être acceptées. Cette idée est présente chez Arendt aussi, mais les limites ne sont pas les mêmes. Pour Lefort, la « démocratie réelle » et la « démocratie de masse » sont le seuil à ne pas franchir. Il serait paradoxal de faire de Lefort un thuriféraire de la démocratie représentative, mais comme l’Autre de la démocratie représentative est frappé par lui d’un interdit absolu, on se retrouve à se demander s’il n’a pas fabriqué un plaidoyer sophistiqué pour le parlementarisme.

Jean-Claude Monod – Un des apports essentiels de Claude Lefort est, je crois, sa critique de la critique marxienne des droits de l’homme dans La Question juive (1843). « La critique de la démocratie bourgeoise leur a masqué [c’est-à-dire à une partie de la gauche marxiste] la vérité de la démocratie[9] », note-t-il. Cela conduit déjà Marx à méconnaître tout ce qui, dans les droits de l’homme, est un « foyer non maîtrisable » par le pouvoir («  bourgeois  » aussi bien), qu’on ne peut identifier ni à la propriété bourgeoise ni aux droits de l’homme «  égoïste  »… Lefort identifie un concept démo­cratique, irréductible à l’État de droit et au droit positif : celui d’énoncer des droits nouveaux, d’inventer du droit. C’est ce que le totalitarisme rend impossible. D’où l’intérêt de Lefort pour le conflit. La croyance dans la toute-puissance du régime communiste était un leurre : le fait qu’un régime dit ouvrier ne puisse pas accepter un syndicat libre lui sera fatal, comme le pressent nettement Lefort dans L’Invention démocratique.

Il n’y a pas de démocratie
sans écart, sans institutions
de représentation.

Mais la portée de l’analyse dépasse le cas de l’Urss et de ce qu’on appelait ses «  satellites  ». Il n’y a pas de démocratie si l’on pense que l’on réalise sans reste le réel. Sans nier la validité partielle des analyses de Marx sur les limites initiales des droits de l’homme dans leur formulation de 1789, Lefort refuse la distinction entre démocratie réelle et démocratie formelle, si l’on prétend réaliser la première en abolissant la seconde (une «  démocratie  » à parti unique, sans liberté d’expression,  etc. ? Allons donc). Plus généralement, il conteste l’identification des droits de l’homme à du «  formel  » et la prétention à une sorte de parousie de la présence du Peuple Un. Il relève aussi que la démocratie sauvage est une illusion : il n’y a pas de démocratie sans écart, sans institutions de représentation. Mais je ne pense pas qu’il y ait chez Lefort d’opposition à une démocratie sociale : il pense le droit en tant qu’il engendre du droit social, c’est justement l’histoire dynamique des droits de l’homme qui incorporent de nouveaux droits, contrairement à Aron qui oppose classiquement les « droits créances » aux « droits libertés ».

Étienne Balibar – Le point subtil est celui du lieu vide du pouvoir. ­Kantorowicz lui a donné l’exemple, avec la monarchie, d’une incorporation symbolique du pouvoir qui n’est pas un totalitarisme parce qu’elle exige un écart. Il y a deux corps du roi. Au contraire, dans l’egocratie, dans la hiérarchie, il n’y a plus de vide. L’identification de l’ennemi est pour Lefort une conséquence inéluctable de l’unité totalitaire. Sur ce point encore, Arendt fonctionne dans l’autre sens. Son modèle du théologico-­politique n’est pas Kantorowicz, mais Schmitt. Arendt radicalise le schème de l’ennemi : on aboutit alors à des concepts quasi transcendantaux comme les « hommes superflus » ou la « désolation ».

Myriam Revault d’Allonnes – Dans les deux cas, le point commun se trouve dans la résistance à l’homogénéisation. Or cette tendance à ­l’homogénéisation reste aujourd’hui un critère très opératoire. Il ne s’agit pas de dire que tout est totalitarisme, mais de constater que cette tentation est toujours à l’œuvre contre la démocratie. La question de l’Un est un problème dont on peut partir, non pas pour dire que le néolibéralisme est du totalitarisme, mais pour montrer comment l’homogénéisation travaille des positions très opposées, en apparence incompatibles.

Étienne Balibar – En effet, d’après le critère de Lefort, on peut se poser la question de savoir si les régimes dans lesquels nous vivons aujourd’hui ne sont pas aussi des régimes dans lesquels la distance du politique et du social est niée, mais par un processus inverse, où le politique est absorbé par l’économique.

Les autres de la démocratie

Vous avez rappelé que pour Lefort, le totalitarisme est le fait majeur de notre temps et ne se réduit pas au seul communisme. Aujourd’hui, ce concept de totalitarisme est très présent dans l’espace public. Est-il vraiment pertinent pour décrire la situation contemporaine ?

Myriam Revault d’Allonnes – Il y a en effet une tendance à parler sans arrêt du totalitarisme, dès que quelque chose est perçu comme un autre de la démocratie. Parler de totalitarisme islamique, par exemple, est une aberration, parce que la dogmatique religieuse n’a rien à voir avec l’idéologie. Pour Arendt, le totalitarisme est un phénomène historiquement situé, mais certains de ses traits peuvent être réactivés à tout moment : la validité exemplaire du totalitarisme n’est pas abolie, même s’il ne se reproduit pas à l’identique. L’idée d’une «  superfluité  » des êtres humains, elle, ne disparaît pas. La difficulté est qu’on fait aujourd’hui un usage défensif et inapproprié du terme de totalitarisme pour défendre la démocratie jusque dans ses perversions internes. C’est un argument fréquent de dire qu’il n’y a pas d’autre rempart contre l’islamisme radical que la «  démocratie autoritaire  ». Comme si la seule manière de défendre la démocratie, quels que soient ses dysfonctionnements internes, était de dire : il y a un grand Autre, c’est la résurgence du totalitarisme. Il faut montrer que le problème ne se situe pas là, mais à l’intérieur même de la démocratie. Foucault perçoit lui aussi que la rationalité néolibérale est homogénéisante et uniformisante. La tentation est permanente, dans la démocratie, de fabriquer un homme unidimensionnel.

C’est nier une dimension fondamentale de ce que dit Lefort, qui parle d’une indétermination anthropologique de la démocratie.

Myriam Revault d’Allonnes – Cette indétermination est très difficile à vivre pour les sujets démocratiques, elle engendre une véritable angoisse, d’où la tentation, par exemple, de se réfugier dans une rationalité éco­nomique fondée sur l’efficacité et la compétence et qui évite d’affronter les divisions internes des sujets. Pour Lefort, les sujets politiques sont eux aussi en proie à l’indétermination, ils sont problématiques. L’indétermination habite la subjectivité.

Jean-Claude Monod – En s’en tenant à Lefort, il me semble que l’idée qu’une tentation totalitaire prenne des formes nouvelles, y compris ­théologico-politiques, n’est pas étrangère à sa pensée. À la fin de La Complication, il parle de l’imbrication du politique et du religieux. Dans le Nouvel Observateur, au moment où, en Algérie, la victoire électorale du Front islamique du Salut (Fis) est remise en cause par un coup d’État de l’armée, Lefort justifie ce dernier au motif qu’il fallait arrêter le Fis – position évidemment discutable, en soi et au regard de la guerre civile terrifiante qui suivit, mais qui découle de sa compréhension du totalitarisme. L’islamisme radical réalise sa définition du totalitarisme en ce qu’il abolit la distinction entre loi, savoir et pouvoir, et la possibilité d’un foyer d’invention de droit. Le coup d’État était en outre justifié, pour Lefort, par le fait que le Fis avait une liste des intellectuels à exécuter. C’est une sorte de défense de la dictature contre le totalitarisme. Le Fis n’était sans doute pas exactement un Parti-État, pas l’égocratie non plus, mais l’islamisme radical ne souscrit pas à la désincorporation démocratique, il prétend faire un corps unifié et détruire toute opposition. Néanmoins, on peut s’inquiéter de l’utilisation du terme de totalitarisme pour caractériser tout ce qui s’apparente à des revendications liées à l’islam, comme dans la pétition parue dans Le Figaro et signée par cent intellectuels, dont certains d’extrême droite, contre le « séparatisme islamiste » comme « nouveau totalitarisme » : défendre la démocratie est une tâche nécessaire, verrouiller la démocratie occidentale contre toute transformation de la culture et de la population européennes en est une autre.

Dans le cas du néolibéralisme, peut-on dire qu’il y a des effets de totalisation, à partir du moment où le marché est l’unique lieu de véridiction ?

Jean-Claude Monod – À partir des articles sur Tocqueville, on peut distinguer la démocratie comme régime et comme forme de société, avec un renversement possible qui peut nourrir des formes de despotisme. Lefort aurait pu développer une critique du caractère inhibant du néo­libéralisme pour les facultés critiques et d’invention politique, mais avec une prudence sur l’application. C’est présent en germe dans sa réflexion. La difficulté avec les régimes actuels, comme celui d’Erdogan en Turquie ou de Victor Orbán en Hongrie, est qu’ils conservent une façade démocratique, y compris des formes de vote ou d’institutions. Pour analyser ces nouvelles formes d’autoritarisme, le concept de totalitarisme n’est pas pertinent. En même temps, le fait qu’il y ait des tendances totalitaires, chez Erdogan ou d’autres, peut paraître évident, sans produire un régime totalitaire du type de celui analysé par Lefort. On y trouve en particulier la même diabolisation de la conflictualité, l’assimilation de l’opposition à des agents de l’étranger.

Étienne Balibar – Je voudrais résumer les choses en trois points, qui s’écartent un peu de ce qui vient d’être dit. D’abord, sur la question de savoir si on peut parler de totalitarisme pour des formes d’islamisme radical, j’exprimerais la réserve suivante : Lefort dit que le totalitarisme n’est pas une théologie politique, mais une forme extrême de sécularisation, de réduction à l’immanence, de la théologie politique. C’est cela qu’il faudrait observer dans la conjoncture actuelle. L’islamophobie explique que l’islam comme tel – et si l’on est laïciste à tous crins, pas seulement l’islam, mais toutes les religions – est totalitaire. Ce n’est pas intéressant ni pertinent. Le Fis n’était pas un parti totalitaire : on peut être contre l’islam politique, mais le Fis était le parti d’opposition, l’alternative à la dictature militaire… Reste à savoir quel type de régime résulte de la réalisation des projets de type djihadiste.

Après le 11 septembre 2001, j’ai été fasciné par le mimétisme entre la paranoïa de souveraineté universelle des États-Unis de l’administration Bush, qui a profité de la circonstance pour s’affranchir dans le principe de tout contrôle international sur ses interventions aux quatre coins du monde, et celle des islamistes d’autre part, qui se voient porteurs d’un défi mondial. Ce qui est en jeu dans les deux cas, c’est la souveraineté. Nous sommes sortis du cadre de l’État-nation, et il faut considérer l’action des différents régimes à l’échelle globale. À cette échelle, je préfèrerais parler de tendance totalitaire plutôt que de totalitarisme néolibéral. Je suis d’accord avec des utilisations extensives d’Arendt : l’essentiel n’est plus le parti unique, l’idéologie dominante, la tendance à absorber le politique à l’intérieur de l’économique, mais la présence massive des hommes superflus sur les frontières. Les frontières sont les lieux sur lesquels la comparaison est possible avec des pratiques totalitaires, qui impliquent les institutions.

Un aspect de la pensée de Lefort me paraît d’une brûlante actualité : dans la façon dont il pense le principe totalitaire, il y a un autre de la démocratie. La question démocratique ou de la dé-démocratisation est celle du conflit nullement tranché, de plus en plus manifeste, entre certaines traditions démocratiques et un autre de la démocratie qui la grignote et la limite. Comment va-t-elle se réinventer en l’affrontant ?

Myriam Revault d’Allonnes – Il faut en effet se placer au niveau global. Tous ces mouvements qui menacent la démocratie sont des mouvements d’abolition du conflit.

Étienne Balibar – À ce titre, il existe des similitudes entre l’évolution du système socialiste d’avant 1989 et celle de l’Union européenne d’après 1989 car, dans les deux cas, il existe un principe économique qui n’admet aucune contradiction et auquel tout est censé se soumettre : dans un cas, c’est le Plan, dans l’autre, c’est la concurrence libre et non faussée.

Jean-Claude Monod – Mais ce principe est contesté au sein même des institutions européennes, cela fait une différence non négligeable ! Il est certes hégémonique, mais il est contesté. Sur l’actualisation possible de la pensée de Lefort, il faut noter qu’il évoque un autre risque, à propos du lieu vide du pouvoir, que son appropriation au sens totalitaire. Il mentionne en effet le risque d’un « vide effectif » quand « l’autorité des hommes […] s’efface pour ne plus laisser voir que des individus ou des clans occupés à satisfaire leur appétit de puissance. […] Dans ces situations limites s’effectue un investissement fantastique dans les représentations qui fournissent l’indice d’une identité et d’une unité sociales, et s’annonce l’aventure totalitaire[10] ». C’est le risque du nihilisme ou de l’oligarchie. Les gouvernants apparaissent mus par la seule volonté de puissance. Une critique courante de la démocratie est qu’elle ment sur elle-même, qu’elle défend un intérêt dominant, un clan (comme on le voit aujourd’hui dans l’hostilité à Macron et à sa politique fiscale favorable aux plus riches). Et ce délitement du commun nourrit par contrecoup des fantasmes d’identité, on peut dire en ce sens que le néolibéralisme peut nourrir une nouvelle réaction totalitaire.

Étienne Balibar – C’est l’utilitaire. Le livre de Saskia Sassen, Expulsions, est un tableau terrifiant de la multiplicité des formes mais aussi de la terrible logique de la violence éliminatrice – dans un sens très large, socialement – du monde d’aujourd’hui[11]. Il faut se forger de nouvelles catégories pour comprendre cela.

Jean-Claude Monod – Votre catégorie de « phase d’exception » est en effet très intéressante pour penser ces pratiques aux marges de l’État démo­cratique. On l’a vu avec les prisons secrètes, dans le cadre de l’état ­d’urgence. Reviennent les individus «  éliminables  ».

Myriam Revault d’Allonnes – Mais ces exemples renvoient plutôt à la notion de «  dictature  », comme dans le cas de Pinochet…

Étienne Balibar – Le politique, c’est l’élaboration du conflit comme constitutif de la société. Le dernier livre de Rita di Leo[12], sur la même ligne que Mario Tronti, explique comment l’autonomie du politique disparaît aujourd’hui au profit de l’impérialisme de la communication.

Le politique, c’est l’élaboration
du conflit comme constitutif
de la société.

Lefort ne s’intéresse pas à l’autonomie du politique mais à l’irréductibilité du politique. La pensée de l’autonomie du politique n’est pas inintéressante pour autant : elle conduit Rita di Leo à écrire une dystopie sans nuance, où la politique est remplacée par la communication électronique qui isole les individus en leur donnant l’illusion de lien.

Le livre de Lefort, La Complication, a d’abord été écrit contre -l’interprétation du communisme par François Furet. Chez Lefort, le totalitarisme n’est pas seulement l’autre de la démocratie libérale. Il désigne une possibilité de la modernité, une forme de mobilisation totale rendue possible par la perte des repères de la certitude. On n’a pas refermé une parenthèse parce que la démocratie l’aurait emporté. Sa conception de l’historicité est plus compliquée que celle de l’évolutionnisme démocratique.

Étienne Balibar – Je partage avec Jacques Rancière et d’autres l’idée que la démocratie n’est pas un régime politique. Il y a de la politique démocratique dans la mesure où il y a un conflit de la démocratie avec un autre qui tend à la nier ou à la détruire. Si l’on s’imagine que la question est réglée et que les adversaires de la démocratie sont battus pour toujours, la démocratie est vaincue.

Jean-Claude Monod – Dans les dernières pages de La Complication, Lefort s’en prend à l’optimisme béat des libéraux qui pensent que le totalitarisme finit avec le communisme. Or il y a eu ce franchissement du possible. Le totalitarisme est une inversion de la démocratie et il procède en même temps de l’angoisse qu’elle génère. Dans les mouvements néo-traditionnels forts comme chez Orbán, on ne met pas en cause le marché, mais on refait corps, en jouant sur la peur de la désagrégation et de l’invasion.

 

 

[1] - Claude Lefort, Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, coll. «  Esprit/Seuil  », 1986.

 

[2] - C. Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1976, réédité chez Belin, coll. «  Alpha  », 2015.

 

[3] - Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [1957], Paris, Gallimard, 1989.

 

[4] - C. Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

 

[5] - Voir Nestor Capdevilla, Le Concept d’idéologie, Paris, Presses universitaires de France, 2004.

 

[6] - Vassili Grossman, Vie et destin [1980], trad. par Alexis Berelowitch, Paris, Le livre de poche, 2005.

 

[7] - Edgar Morin, C. Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68. La Brèche, Paris, Fayard, 1968.

 

[8] - C. Lefort, Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 29.

 

[9] - C. Lefort, «  Droits de l’homme et politique  », Libre, no 7, 1980, repris dans L’Invention démo-cratique, op. cit.

 

[10] - C. Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 300.

 

[11] - Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, trad. par Pierre Guglielma, Paris, Gallimard, 2016.

 

[12] - Rita di Leo, Cento anni dopo: 1917-2017. Da Lenin a Zuckerberg, Rome, Ediesse, 2017.

 

Etienne Balibar

Professeur émérite de philosophie de l'université Paris Nanterre, invité aux universités de Californie (Irvine) et de Kingston (Londres), il vient de publier Spinoza politique. Le transindividuel (Puf, 2018) et Libre parole (Galilée, 2018).

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

Myriam Revault d’Allonnes

Philosophe, professeur émérité des universités à l'École pratique des hautes études, Myriam Revault d'Allonnes a notamment publié La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018), La Crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps (Points, 2016) et Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie (Seuil, 2010).…

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L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.