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Photo : AbsolutVision via Unsplash
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Dans le même numéro

Le néolibéralisme et l’art de gouverner

À propos de Naissance de la biopolitique de Michel Foucault

L’idée première du libéralisme ne se trouve pas tant dans la notion du marché que dans la capacité de la société à s’organiser en dehors du prince. Vient ensuite une bifurcation entre ceux qui pensent que le gouvernement est en trop et ceux qui souhaitent son intervention, notamment pour imposer le principe de concurrence. Une bifurcation qui se maintient dans la rupture néolibérale qu’a représenté la financiarisation de l’économie.

On dit parfois du métier de l’historien qu’il consiste avant tout à découper en périodes, à indiquer les ruptures dans le temps historique, à montrer les changements d’environnement et de paradigme. C’est à ce travail que se consacre Michel Foucault dans son célèbre cours de 1978-1979 au Collège de France connu sous le nom de Naissance de la biopolitique 1. Il devait porter initialement sur la « biopolitique », un mot chatoyant recouvrant les pratiques politiques contemporaines autour du vivant (santé, démographie, sexualité, etc.). Mais Foucault voulait montrer d’abord à quel point la venue du libéralisme avait modifié en profondeur les pratiques gouvernementales. Première rupture, celle advenue à la fin du xviiie siècle avec le libéralisme économique classique, selon lequel le marché devient l’instance clé dans l’art de gouverner, donnant à l’action publique un lieu de légitimation en même temps que des limites. Seconde rupture, celle qui sépare libéralisme et néolibéralisme, que Foucault situe dans l’après-guerre en Allemagne, avec ce qu’on appelle « l’ordolibéralisme ».

Équivocité du néolibéralisme

Reprenant, quelque quarante ans après, le fil de ce cours, nous remettons ici en cause le découpage historique. D’abord, il nous semble que ce n’est pas autour de la notion de marché qu’il faut attacher la genèse du libéralisme classique, mais plutôt autour de l’idée d’une société capable de s’organiser en dehors du prince. Ensuite, la rupture constituante du néolibéralisme se situe postérieurement à l’arrivée de Reagan et Thatcher au pouvoir, lorsqu’on aura théorisé et mis en pratique la financiarisation de l’économie comme instance ordonnatrice (cela donc après le cours de Foucault). S’agissant de l’ordolibéralisme, il présente de fortes continuités avec le libéralisme classique, même s’il garde les marques d’un mercantilisme qui s’est développé tardivement en Allemagne. Il n’est guère étonnant que ce courant se soit fondu si aisément dans le modèle social de marché auquel on associe davantage la social-démocratie allemande que le libéralisme débridé.

Cela devrait aider à mieux caractériser ce qu’il faut entendre par « néolibéralisme », un mot devenu équivoque. Si l’on peut créditer Foucault d’être parmi ceux qui l’ont inventé, c’est plus chez lui par commodité verbale2. Lorsqu’il rédigea le résumé du cours au terme de son année, c’est significativement le seul mot de « libéralisme » qu’il a retenu.

Le cours bénéficie toujours d’une forte aura. En effet, il est la seule incursion de Foucault dans l’histoire contemporaine ; il introduit le concept de gouvernementalité, qui a acquis une certaine place dans la science politique. Son style attire, mélange d’écrit et d’oral où la pensée se construit par bonds successifs et inattendus, avançant « en écrevisse » comme il le dit. Le texte déroute aussi parce qu’il ne cherche pas à construire un contre-modèle quand il analyse le courant intellectuel libéral. La dissection des textes s’accompagne à l’évidence chez lui d’une certaine fascination. Il rabroue même son public quand celui-ci voudrait le voir glisser vers des objections trop faciles au libéralisme3. Il n’est pas étonnant que des milieux se réclamant du libéralisme, y compris politique, s’en réclament presque autant que ses adversaires.

Enfin et surtout, le texte se concentre pour l’essentiel sur l’Allemagne, un pays que Foucault connaissait très bien pour y avoir enseigné : « Dans cette seconde moitié du xxe siècle, le libéralisme est un mot qui nous vient d’Allemagne. » C’est l’ordolibéralisme qu’il désigne comme « néolibéral ». Il traite assez peu, de façon surprenante, de ce qu’on appelle l’École de Chicago, que Foucault appelle l’anarcho-libéralisme, née dans les années 1930, dont l’influence a été majeure dans le renversement idéologique opéré à l’époque de Reagan aux États-Unis : « Je ne suis pas sûr d’avoir le temps de parler des Américains. »

L’âge classique

L’économie politique, à partir de Turgot et Smith, s’est bâtie sur une critique du régime mercantiliste. Le mercantilisme, c’est l’idéologie d’un État en constitution, qui organise l’hégémonie du prince, qui pour cela capte des richesses, s’organise administrativement, privilégie la bonne collecte des impôts et l’exportation, et où un ordre juridique se substitue au droit divin du souverain.

Cette critique avait commencé sur le plan des idées politiques. Chez Locke et Spinoza, le citoyen naissait et la liberté politique était réclamée. Mais on ne touchait pas encore à l’organisation sociale du royaume. Le pas en avant fait par l’économie politique a été de donner toute sa place à la nouvelle classe des marchands, consciente désormais de contribuer à l’enrichissement du royaume. On quittait une vision assez prédatrice, où l’échange était essentiellement un jeu à somme nulle, où ce que gagnait un pays était une perte pour l’autre et où le talent du prince consistait à ce que son pays se sorte bien de cette confrontation. La vision classique est inverse : il y a possibilité d’un échange équitable, qui se fait finalement au bénéfice – « à l’intérêt » – des deux parties4. Il y a possibilité d’une croissance endogène où le marchand réinvestit son profit dans des activités nouvelles, une morale que le puritain anglais avait parfaitement intériorisée. Il s’introduit à plein la notion de concurrence qui gomme les situations de rente. Naissait dans la foulée la notion d’intérêt général et de bien commun, davantage au centre des intérêts individuels dans la tradition britannique que l’expression d’une souveraineté première dans la tradition française.

Foucault décrit cette transition mais force le trait quand il indique, dans une phrase significative, que cet âge classique est celui où le marché devient un principe de régulation politique en remplacement de l’ordre juridique qui prévalait auparavant. Selon lui, c’est désormais la légitimité marchande qui non seulement limite mais organise et structure la décision publique. Elle devient le « lieu de véridiction » de l’action gouvernementale : « Ce lieu de formation de la vérité […], il faut le laisser jouer avec le moins d’interventions possibles pour qu’il puisse et formuler sa vérité et la proposer comme règle et norme à la pratique gouvernementale. Ce lieu de vérité, c’est bien entendu non pas la tête des économistes, mais le marché 5. » Mais Foucault anticipe de près de deux siècles. D’une part, la prévalence du droit est plus manifeste encore à l’époque classique qu’à âge préclassique ; les structures de marché s’approfondissent et s’appuient sur des contrats établis, le mot étant d’ailleurs repris dans la notion de contrat social qui naît à cette période. D’autre part, il n’y a pas pour les classiques une rupture dans la conception du marché. Les prix auraient été avant cette période, dit Foucault, des prix ordonnés selon des critères d’équité ou de stabilité sociale, des prix « justes » et non, comme postérieurement, des prix régis par la loi de l’offre et la demande. C’est ce que dément une bonne part de l’historiographie moderne, à partir d’auteurs comme de Roover ou Todeschini6, pour qui le juste prix n’était rien d’autre que le prix de marché, mais d’un marché mis en position de bien fonctionner, une idée qui fera apparaître progressivement le concept de concurrence, très net chez les auteurs de la seconde scolastique dans l’Espagne de la fin du xvie siècle, celui de monopole étant déjà ancien.

La rupture, majeure, avec le mercantilisme existe, mais elle est que la société peut se libérer du prince, que l’économie peut fonctionner malgré sa dispersion, sans coordination venue d’en haut. La fameuse « main invisible », dans le seul passage de La Richesse des nations où Smith la mentionne, y est comme une image pour résoudre ce paradoxe d’une économie qui évite le chaos alors que les centres de décision (de pouvoir) sont dispersés, chacun d’eux ne prenant nullement en compte la décision des autres. Il s’agit là d’une notion commune qui exprime la différence entre la cause finale d’une action et l’intention des agents7. Sur ce point, nos économistes restent même en retrait du libéralisme politique d’un Locke ou d’un Montesquieu pour qui la société fonctionne non pas malgré sa dispersion mais grâce à une dispersion des pouvoirs et des centres de décision, qui devient l’élément régulateur par lequel on atteint le bien commun.

Ce qui est important et moins bien vu par Foucault est que cette rationalité nouvelle peut justifier autant l’intervention publique que son retrait.

Dans ce contexte, le gouvernement prend une place très différente. La société connaît des contraintes et interactions multiples et l’art de gouverner consiste à les prendre en compte. Il s’introduit une rationalité différente, une rationalité des fins, que Foucault décrit très bien. La question posée est celle de l’utilité ou de l’efficacité des effets induits d’une mesure. Mais ce qui est important et moins bien vu par Foucault est que cette rationalité nouvelle peut justifier autant l’intervention publique que son retrait. On pourra soutenir dans un cas que l’autonomie de la société signifie que le gouvernement est en trop, qu’il perturbe l’ordre économique ou qu’il interfère de façon coercitive sur la liberté individuelle. Mais on peut alternativement affirmer que le gouvernement a en main des guides et préceptes, une rationalité économique, qui l’autorisent et qui même le poussent à intervenir dans l’ordre économique. On voit poindre ici une bifurcation profonde, toujours actuelle, qui verra tout à la fois un Hayek libertarien ou un Keynes interventionniste se réclamer de la tradition économique libérale.

À vrai dire, pour ce second courant libéral, on peut corriger la phrase de Foucault citée plus haut : autant que dans le marché, le lieu de vérité est dans la tête des économistes. Ils affichent déjà leur prétention en venant comme des ingénieurs sociaux, comme les Locke et Montesquieu l’ont été en matière d’institutions politiques, devisant le bon mécanisme ou le bon montage. On le voit déjà chez Quesnay, un physiocrate qui précède Smith, dans ses réflexions sur ce que doit être un « bon impôt », c’est-à-dire un impôt efficace, dans le sens de l’intérêt bien compris du royaume. Turgot le sera plus encore. Et au siècle suivant, des économistes comme Cournot ou Bertrand introduiront l’idée d’un calcul économique aux fins d’une utilité sociale maximale, et cela dans des domaines comme la décision de construire un pont, où le marché est absent et n’a rien à dire.

L’ordolibéralisme en Allemagne

C’est un sujet d’étonnement, mal couvert par les historiens, que le libéralisme ait eu une place si réduite dans la riche tradition intellectuelle allemande, Kant faisant bien sûr une immense exception. Remontant hardiment dans le temps, l’une des explications peut tenir au luthérianisme dans sa version allemande, qui a été tout autant une école d’individualisme face au divin que de soumission face au pouvoir temporel, un terrain peu propice à l’élaboration d’un pacte collectif donnant sa légitimité au pouvoir, comme dans la tradition anglaise ou française.

Un autre facteur déterminant tient au retard allemand à construire son État national. Il l’a fait tout du long du xviiie siècle (s’agissant de la Prusse) et du xixe siècle sous la houlette prussienne, avec un vif ressentiment vis-à-vis des autres États européens déjà fortement constitués, et particulièrement de la Grande-Bretagne qui imposait son libéralisme à coups de libre-échange. Le romantisme, au début de ce siècle, en a été le pendant culturel, avec une forte dimension nationaliste, contredisant l’idéal libéral des Lumières. Le Zollverein (une union douanière entre États allemands mise sur pied dans les années 1830) exprimait bien le vœu des élites libérales à l’ouest de l’Allemagne, mais était dans la réalité un projet d’essence protectionniste actionné par la Prusse et théorisé par Friedrich List comme l’affirmation d’une souveraineté propre. Il a échoué en tant que projet politique.

Au fond, l’Allemagne a connu son moment mercantiliste, mais avec un siècle et demi de retard. Ce sont les notions de richesse de l’État, de levées d’impôt, de contrôle de la monnaie, de commerce extérieur devenu l’enjeu d’âpres batailles avec les pays voisins qui prévalaient. Un épisode intellectuel intéressant, qui allait préfigurer les tenants de l’ordolibéralisme et les distinguer des libéraux tant classiques qu’états-uniens, a été celui des « sciences camérales ». Il s’agissait d’écoles administratives mises en place par le roi de Prusse pour former le personnel capable d’assurer la puissance du souverain, non par des moyens militaires (cela allait venir plus tard), mais par une gestion réglée du pays, par voie de « police », selon le mot retenu à l’époque et commenté longuement par Foucault.

Cette tradition s’est poursuivie à l’époque de Bismarck puis sous Weimar avec ce grand pré-keynésien qu’a été Rathenau. Les penseurs de l’ordolibéralisme ont tout à la fois bousculé cette tradition et en ont subi l’influence. Les deux grands noms sont Wilhelm Röpke et Walter Eucken, suivis par Ludwig Erhard, futur chancelier, qui a donné au mouvement sa consistance politique. Ils ont bâti toute l’ossature idéologique du Parti chrétien-démocrate allemand, sous le terme d’« économie sociale de marché », un terme que le SPD allait adopter lui aussi, soucieux, devant la popularité de la notion, de ne pas être durablement exclu du pouvoir.

L’ordolibéralisme se caractérise d’abord par un rejet de l’intervention directe de l’État dans le jeu de l’économie : ni rôle stabilisateur, ni rôle redistributeur. Second principe, proche du premier, le gouvernant doit écouter ce que dit le système des prix, c’est-à-dire l’information qu’apporte le fonctionnement d’un marché concurrentiel. Mais il s’agit ici d’un choix presque autant forcé qu’idéologique. Tony Judt, dans son histoire de l’après-guerre8, signale cet épisode déterminant qu’a été le début de la guerre froide. Les États-Unis ont imposé à la Grande-Bretagne et à la France de se réarmer. Mais bien sûr pas à l’Allemagne. Or celle-ci gardait largement intact son appareil industriel de guerre, qui s’est mis naturellement à tourner pour nourrir le reste des pays européens en produits venus de la mécanique ou de la chimie. Le modèle extraverti propre à l’Allemagne était lancé, une voie qu’ont trouvée plus tard le Japon et les autres pays asiatiques. S’appuyer sur la logique du marché international devenait alors l’élément clé d’une stratégie imposée par l’environnement autant que par la doctrine. Notons le contraste avec la France : trente ans après, au moment où Foucault faisait son cours, il y avait encore des prix administrés.

Mais écouter le système des prix suppose que le marché fonctionne bien, qu’il repose sur un socle approprié : une fixité de la monnaie d’une part, et surtout une action délibérée de l’État pour imposer le principe de concurrence. Le marché n’est pas un ordre transcendant que toute initiative de l’État irait perturber ; il y a au contraire l’idée qu’il est fragile, qu’il y a une pente naturelle vers la formation de monopoles et de collusions, qu’il ne fonctionne pas naturellement sans un cadre très rigide que précisément l’État apporte9. Pour préserver la concurrence, il faut d’ailleurs encourager les entreprises familiales (le Mittelstand dont on sait aujourd’hui le succès économique), l’artisanat et une agriculture formée de petites exploitations. On n’est pas surpris alors du compromis trouvé entre la France et l’Allemagne au moment du traité de Rome : un pivot venu de Paris, à savoir la politique agricole commune qu’acceptaient de plus ou moins bon gré nos ordolibéraux, et, venue de Bonn, une solide autorité de la concurrence, avec un soutien plus mitigé de Paris.

Ainsi, l’État intervient en amont, sur la structure plutôt que sur ses effets. Il pose la « règle », un mot toujours très fort pour les Allemands. La structure, ce sera davantage l’entreprise que le consommateur, ce sera davantage le droit que les dispositifs économiques et fiscaux.

Par cohérence, l’ordolibéralisme avait une vue très restrictive de ce que devait être l’État social, bien loin du projet bismarckien. Cela en raison du primat donné aux prix et à l’entreprise. Une santé, une éducation et une culture socialisées ou gratuites, c’était intervenir à rebours puisqu’on niait l’apport du système de prix dans l’allocation des ressources. La protection sociale était pour eux l’affaire des individus. Si l’on devait aider, c’était uniquement par le jeu des revenus, en préservant les mécanismes de marché. Cela n’a bien sûr pas résisté aux contraintes politiques du moment, sous l’influence notamment du SPD, de la tradition bismarckienne et des milieux catholiques, si l’on se rappelle l’influence qu’avait eue longuement le premier parti social-chrétien d’Europe, le Zentrum, né en 1870.

Mais, à elle seule, la concurrence ne saurait suffire. Röpke, cité par Foucault, le disait avec force : « Ne demandons pas à la concurrence plus qu’elle ne peut donner. Elle est un principe d’ordre et de direction dans le domaine particulier de l’économie de marché et de la division du travail, mais non un principe sur lequel il serait possible d’ériger la société tout entière. Moralement et sociologiquement, elle est un principe dangereux, plutôt dissolvant qu’unifiant. Si la concurrence ne doit pas agir comme un explosif social ni dégénérer en même temps, elle présuppose un encadrement d’autant plus fort, en dehors de l’économie, un cadre politique et moral d’autant plus solide 10. » Foucault use de litote quand il interprète cette phrase comme une « ambiguïté » du libéralisme à l’allemande.

On voit ici la différence avec l’autre versant, disons keynésien ou activiste, dans la bifurcation libérale mentionnée plus haut. Le camp activiste voyait le rôle de l’État en creux en quelque sorte, dans les défaillances du marché qu’il fallait compenser, n’hésitant pas à se substituer à lui s’il le fallait. L’ordolibéralisme insistait au contraire pour une action de l’État en amont, consistant à créer les conditions par lequel le marché continuerait à jouer pleinement son rôle, pour éviter les interventions en aval. Ce débat persiste pleinement aujourd’hui. Le libéralisme des économistes américains, pour y venir, était plus extrême : c’est parce qu’il y a inévitablement des défaillances de l’État qu’il faut y substituer le marché.

L’École de Chicago

Foucault ne traite que cursivement des représentants de l’école américaine du libéralisme économique, dont Frank Knight, Henry Simons, George Stigler et, plus tard, Milton Friedman. Ces économistes allaient transposer dans l’ordre social, en le poussant à l’extrême, une autre tradition économique libérale, née dans les années 1870, appelée néoclassique ou marginaliste.

Dans un marché bien réglé, selon ce courant, les prix, le taux d’intérêt ou les salaires s’imposent de façon transcendante aux entreprises et aux ménages. Ceux-ci sont immergés dans un monde dont les paramètres leur échappent. Ils reçoivent des informations externes et y répondent, mécaniquement, en ajustant leur comportement. La règle du profit maximum n’est qu’une règle de survie de l’entreprise. L’individu est représenté via un modèle très sommaire, l’homo œconomicus, égoïste et optimisateur, dont on ne trouve pas la moindre trace chez les pionniers du libéralisme économique, pas plus que chez les fondateurs de l’ordolibéralisme ou d’ailleurs chez Hayek. Le système des prix est comme le système nerveux, celui qui transmet les informations aux agents, qui les motive et les stimule. Chez ces libéraux américains, toute perturbation à son endroit est a priori néfaste. Par exemple, une organisation en syndicats ou un salaire minimum, parce qu’ils sortent du marché « libre », se retournent finalement contre les travailleurs (et les plus modestes, pour faire bonne mesure) en créant du chômage. On voit la différence avec Adam Smith, qui recommande que les travailleurs s’unissent dans la négociation salariale face à des patrons qui ont toute facilité, vu leur faible nombre, d’organiser la collusion entre eux11 ; de même qu’avec l’ordolibéralisme allemand qui, dès 1951, promulguait les premières lois d’après-guerre sur la codétermination et les comités d’entreprise12.

Les agents étant emmaillotés dans un tissu complexe d’incitations exogènes, leur autonomie est extraordinairement réduite. Foucault disait de l’âge classique que « le nouvel art gouvernemental consomme de la liberté ». Ici, il n’y a plus une once de liberté. L’individu est comme une molécule réagissant, selon des lois d’optimisation, aux impulsions externes fournies par le marché. L’économiste devient celui qui dit : « Incitations ! » La gouvernementalité par le marché est radicale et l’analyse de Foucault commence ici à prendre son sens : « L’homo œconomicus, c’est celui qui est éminemment gouvernable. » Les règles de marché deviennent les étalons d’une bonne action publique ; elles en donnent les codes. Foucault introduit ici une distinction entre ce qu’il appelle le sujet de droit et le sujet d’intérêt : le sujet d’intérêt répond à des incitations venues de l’extérieur et renvoie rationnellement sa réponse ; le sujet de droit est mû par des motivations intrinsèques13. Par exemple, un interdit légal, assorti d’une sanction ou d’une peine, est un interdit pour le sujet de droit, mais un coût pour le sujet d’intérêt. Le délinquant chez Gary Becker, un économiste de Chicago, calculera les avantages et les coûts de son acte (dont l’amende ou la prison) et prendra sa décision en conséquence (et en cela n’est pas délinquant, ou alors nous le sommes tous).

On retrouvera toutefois au sein de cette école américaine la bifurcation décrite plus haut entre libertariens et activistes. On n’abandonnera pas forcément l’ingénierie sociale chère à l’économiste, mais imbriquée dans l’ordre du marché : s’il y a, par exemple, une discrimination par l’argent dans l’accès à l’éducation, on distribuera des coupons pour permettre aux gens de tous les milieux de se présenter à l’école privée de leur choix, préservant ainsi la concurrence. Friedman recommandait le revenu universel de base. Un courant intéressant a aussi émergé sous la désignation de market design, à savoir comment structurer un marché afin qu’il réponde à certains objectifs de politique économique ou sociale, un marché censé donc être asservi à la cause gouvernementale, à faire délibérément partie de sa panoplie d’instruments14. La relation État-marché est à deux voies. Si d’ailleurs les individus sont soumis aux incitations et qu’un Léviathan apprend à bien les manier, tout lui devient possible.

Un pas sera franchi quelque dix ans après le cours de Foucault : celui de la montée en régime d’un nouvel « espace de véridiction », le marché financier. Le voici qui, mieux que le marché des biens et du travail, pourra allouer les ressources au sein de l’économie et répartir le risque, avec des frictions minimales. C’est la valorisation en continu des actifs sur les marchés financiers qui est le juge de paix, y compris dans l’allocation de capital aux entreprises, y compris, prétend-on, dans la gestion des entreprises.

S’il faut caractériser en quelques mots ce qu’est le néolibéralisme dans le champ économique, on dira qu’il est l’addition du primat donné aux messages des prix, de la mise en retrait de l’État, de la plus grande fluidité donnée aux marchés financiers et de l’instrument-marché pour remédier aux défaillances que le marché peut entraîner et que l’action de l’État entraîne à coup sûr. On est très loin alors du libéralisme classique, très loin aussi de sa variante allemande d’après-guerre, lesquels nous donnent, à n’en pas douter, de meilleures pistes pour affronter les défis de l’économie globale de demain.

  • 1.Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 2004.
  • 2.Il avait été suggéré (et en français) lors du célèbre colloque Lippmann de 1937, mais d’autres vocables lui avaient été préférés, dont celui d’« ordolibéralisme » pour les Allemands qui y participaient. On repère aussi le mot au Chili en 1975 (neoliberalismo) pour caractériser la refondation économique entreprise sous la dictature de Pinochet, avec l’appui notoire de Milton Friedman et de Friedrich Hayek.
  • 3.Le seul moment où il exprime un jugement de valeur critique est quand il regrette que le SPD, le Parti social-démocrate allemand, se soit, par peur de ne jamais récupérer le pouvoir, rallié aux thèses de l’économie sociale de marché dans les années 1950, ce qui allait être entériné au congrès de Bad-Godesberg en 1959.
  • 4.C’est également au sein de cette même équivalence marchande que Marx, un économiste « classique », cherchera le secret de l’exploitation.
  • 5.M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 31.
  • 6.Raymond de Roover, “The concept of the just price: theory and economic policy”, The Journal of Economic History, vol. 18, no 4, décembre 1958, p. 418-434. Giacomo Todeschini, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, trad. par Mathieu Arnoux et Ida Giordano, préface de Thomas Piketty, Paris, Albin Michel, 2017.
  • 7.Keynes, avec la finesse qu’on lui connaît, reprend le même type d’argument s’agissant des décisions individuelles de consommation. « À la vérité, dit-il de celui qui consomme, son intention n’est pas en cela de servir l’intérêt public ; en préférant consommer plutôt qu’épargner, il ne pense qu’à son propre gain. » Et il prend plaisir à finir sa phrase avec la citation exacte de La Richesse des nations : « En cela, comme en beaucoup d’autres, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. » Voir John M. Keynes, chapitre x de la Théorie générale, cité par Jacques Mistral, La Science de la richesse, Paris, Gallimard, 2019.
  • 8.Tony Judt, Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Armand Colin, 2007.
  • 9.Sur les liens entre la pensée scolastique de la concurrence et les ordolibéraux qui s’en réclamaient explicitement, voir Wim Decock, Le Marché du mérite. Penser le droit et l’économie avec Léonard Lessius, Paris, Zones sensibles, 2019, p. 124-127.
  • 10.Wilhelm Röpke, cité par M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 248.
  • 11.Adam Smith, La Richesse des nations [1776], chap. viii.
  • 12.Renforçant toutefois une législation mise en place sous Weimar.
  • 13.Un sujet dont s’emparent à présent les économistes : voir Roland Bénabou et Jean Tirole, “Intrinsic and extrinsic motivation”, The Review of Economic Studies, vol. 70, no 3, juillet 2003, p. 489-520.
  • 14.Par exemple, l’ultralibéral recommandera un marché des organes humains. Mais on peut aussi définir des algorithmes, hors marché, permettant une meilleure allocation médicale des organes. Internet peut se révéler à ce titre un substitut efficace du marché en matière de coordination des agents.

François Meunier

Économiste, chroniqueur, professeur associé à ENSAE Paris Tech, animateur du site Vox-Fi, il a notamment publié Comprendre et évaluer les entreprises du numérique (Eyrolles/Institut Messine, 2017).

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