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Des bénévoles à l’aide des réfugiés à la gare de Przemyśl Główny le 28 février 2022 (photo Pakkin Leung via Wikimedia)
Des bénévoles à l'aide des réfugiés à la gare de Przemyśl Główny le 28 février 2022 (photo Pakkin Leung via Wikimedia)
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L’Europe centrale avec l’Ukraine

Avec l’agression russe contre l’Ukraine, les frontières sont grandes ouvertes et des centaines de milliers de réfugiés sont accueillis par des populations d’Europe de l’Est, très mobilisées, pour lesquelles le risque de la domination russe n’a rien d’abstrait.

Comment comprendre l’extraordinaire solidarité des sociétés d’Europe centrale avec les réfugiés d’Ukraine ? Réputées nationalistes et xénophobes, ces populations auraient-elles changé ? N’y a-t-il pas une méchante anguille sous la roche de l’amitié entre les peuples ? Nombre de commentateurs occidentaux doutent, quand ils ne refusent pas de s’y intéresser. Depuis 2015, les gouvernements membres du « groupe de Visegrád » se sont en effet distingués par leur fermeture : refus de partager des quotas de réfugiés syriens entre États membres de l’Union européenne, fermeture des frontières avec des murs ou des barbelés coupants, pratique du push back par les garde-frontières, etc1. N’oublions pas que cette politique soutenue par les opinions avait aussi ses opposants. Des associations et bénévoles se sont mobilisés pour aider les « migrants » qui réussissaient à traverser la frontière, des médecins se sont organisés pour venir « à la frontière ». Ils étaient souvent arrêtés par la police et condamnés à des amendes tandis que les gouvernants attisaient les peurs en assimilant ces réfugiés à des djihadistes islamistes. Au point que les sondages témoignaient de fortes angoisses alors que, dans les années 1990, ils témoignaient généralement d’une majorité des populations ouvertes à l’accueil (de Tchéchènes en Pologne, par exemple). C’est dans les années 2010 que la peur du migrant a pris le dessus.

Avec l’agression russe contre l’Ukraine, les sentiments sont maintenant renversés. Les frontières sont grandes ouvertes, des centaines de milliers de réfugiés sont accueillis par des populations très mobilisées, dans les villes et villages, dans les familles. La Pologne approche le million de réfugiés, la Hongrie les 200 000, la Roumanie les 100 000, chiffre déjà dépassé dans la petite Moldavie. L’Organisation des Nations unies prévoit six à sept millions de réfugiés dans les semaines à venir. À l’évidence, c’est une grande vague de solidarité.

Elle s’explique d’abord par la position géopolitique de ces pays limitrophes de l’Ukraine. Comment imaginer de fermer les frontières alors que la guerre est si proche ? En plus, des liens multiples (familiaux, culturels ou économiques) se sont établis depuis au moins trente ans entre voisins. On se connaît mieux ; la fraternité existe. Une amie m’écrit de Roumanie : « Je crois qu’il y a une grande motivation issue de l’expérience partagée du communisme (racontée aux jeunes), mais aussi par le sentiment que nous, les Roumains, avons eu la chance d’entrer dans l’Union européenne et l’OTAN. Une fraternité qui vient de l’histoire. La peur de la Russie est maintenant plus forte que jamais. » Elle me décrit les initiatives : « Il y a une multitude de gestes privés, des patrons d’hôtels ouvrent leurs établissements, les doyens des facultés accueillent dans les locaux universitaires, des gens mettent leurs maisons à disposition, récoltent des habits et de la nourriture. Jusqu’aux monastères, la plupart orthodoxes ou gréco-catholiques, qui s’ouvrent. Beaucoup d’étudiants étrangers partis de Kharkov pour retourner en Inde ou au Bangladesh ont été hébergées dans des salles de sport et des écoles de localités près de Bucarest. » Plus profondément, m’écrit-elle, on assiste à une « grande émotion » populaire. Avant la guerre, certains critiquaient l’Ukraine parce qu’elle ne respectait pas les droits de la minorité roumaine. Depuis le 24 février, « seuls les politiciens nationalistes en parlent. En revanche, dès les premiers jours, des organisation non gouvernementales, des simples gens et des maires des localités proches de la frontière commune se sont précipités pour accueillir les réfugiés, surtout des femmes et des enfants. Ils les attendaient avec des plats chauds et du thé, des habits pour se protéger du froid et des propositions de logement. C’est une situation totalement inédite. Une grande émotion, qui est d’autant plus forte qu’elle fait écho à une expérience de deux siècles de souffrances apportées par l’armée russe. Les gens sont bien informés par Internet et par les télévisions sur le conflit, les politologues avaient pronostiqué la guerre depuis quelques mois. »

En Pologne, la mobilisation et l’ambiance sont également spontanées. Quand on se demande quels sont les réseaux à la pointe des collectes ou des navettes avec la frontière ukrainienne, on retrouve les structures et militants qui s’étaient mobilisés en solidarité avec les réfugiés bloqués à la frontière biélorusse, mais aussi ceux qui depuis des années sont actifs pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse ou la défense de la mémoire juive et de la Shoah, ou encore les féministes et le mouvement « La grève des femmes », les défenseurs de la justice et de la Constitution contre le parti Droit et justice (PiS) au pouvoir, avec une frange très importante de la jeunesse. Depuis, toutes les couches de la société se réveillent comme pour répondre à leurs peurs. Un sondage paru récemment dans la presse polonaise (Rszeczpospolita, 1er mars 2022), résume ces sentiments : 78 % des sondés déclarent avoir peur de la guerre, pour 65 % la principale crainte est « la violation directe de la sécurité et de la frontière de la Pologne », 60 % redoutent un effondrement économique, 47 % que la Pologne tombe dans la sphère d’influence russe, 38, 8 % « un changement complet des rapports de forces et frontières en Europe sous domination russe ». Parallèlement, le même journal remarque que le nombre de volontaires à s’engager dans l’armée polonaise a triplé en quelques jours.

Dans ces pays, se manifeste d’abord une conscience de l’enjeu de la situation. Elle se retrouve dans toute la région, en Slovaquie, en Moldavie et, bien sûr, en Hongrie. Cette conscience, plus faible à l’Ouest de l’Europe, tient évidemment à l’expérience historique des relations avec le « grand frère » russe, plus exactement avec l’empire russe puis soviétique. Une mémoire profonde qui rappelle des occupations, des partages, des pillages et des soumissions. Craindre que son pays puisse retomber sous la domination russe n’a rien d’abstrait.

C’est une preuve de lucidité face à leurs propres gouvernements qui, malgré des changements de langage, se font encore tirer l’oreille pour mettre des moyens à disposition de cette solidarité. Des associations mobilisées se plaignent, en Pologne, des trop faibles moyens accordés par l’État pour leurs actions. Une loi est en cours de discussion, plutôt généreuse pour les réfugiés ukrainiens (aide financière, visa de travail, logement, etc.), mais certains politiciens voudraient distinguer les « bons » réfugiés citoyens ukrainiens des autres. Pour l’instant, malgré quelques incidents de ce genre, ils ne sont pas suivis par les autorités. Ajoutons que les atteintes à l’État de droit, contentieux sérieux entre la Pologne et l’Union européenne, persistent. Pire, la répression des juges « ne ralentit pas », souligne le président de la principale organisation de juges Stowarzyszenia Sędziów Polskich Iustitia. Il accuse le ministre de la Justice et Procureur général de profiter de la guerre pour « renforcer sa position politique » et réprimer des juges. « La guerre ne le dérange pas du tout, elle lui permet même d’agir en cachette. C’est un jeu cynique. » Quant à Orbán, en Hongrie, il inquiète ses amis du PiS polonais. « À quel jeu joue-t-il, entre Bruxelles et Moscou ? » se demande-t-on. Il refuse de laisser transiter en Hongrie l’aide militaire aux Ukrainiens. Dans un long discours, il a récemment critiqué implicitement Varsovie, se rangeant sur les exigences de Poutine. En fait, il s’imagine en sauveur de la nation et de sa sécurité, dans la perspective des élections législatives du 3 avril 2022.

Mais la guerre avance plus vite que ces calculs cyniques ; elle s’annonce longue, violente et cruelle. Personne ne sait où va exactement Poutine. Et en Europe centrale, les mobilisations en solidarité avec le peuple ukrainien ne fléchissent pas. Au contraire. On peut espérer qu’elles isolent davantage les sinistres desseins de Poutine, qu’elles rencontrent un écho parmi les Russes qui refusent son aventure meurtrière et qu’elles continuent de s’étendre à l’Ouest. Aujourd’hui, elles doivent nous servir à la fois d’avertissement et d’encouragement à s’y joindre.

 

Jean-Yves Potel

Historien et politologue, spécialiste de l’Europe centrale (IEE – université de Paris 8), sur laquelle il a publié une quinzaine d'ouvrages dont Les Disparitions d’Anna Langfus (Noir sur blanc, 2014) et L’Europe nue (à paraître à l’automne 2002).