Le moment philosophique des années 1960 en France. De la structure à la différence
De la structure à la différence
Issu d’un travail plus large sur l’histoire de la philosophie française au xxe siècle, ce texte se propose de caractériser la période à partir d’un problème commun autour duquel les philosophes travaillent : la structure. Mais comment cette notion en vient-elle à s’imposer au centre des réflexions, en fonction de quelles questions, de quelles ruptures ? Il s’agit aussi de voir comment des pensées singulières s’affirment à travers des usages différents du « structuralisme », un dénominateur commun qui n’a rien d’univoque.
Le but des remarques qui suivent sera de proposer une hypothèse sur l’unité de ce que nous appelons le « moment philosophique des années 60 en France », ou plutôt d’avancer l’hypothèse selon laquelle il y eut un tel « moment », c’est-à-dire une séquence historique déterminée, appuyée sur un enjeu philosophique non moins déterminé.
Certes, précisons-le d’emblée, il s’agirait ici, selon nous, de l’unité d’un problème philosophique, et non pas du tout d’une doctrine ou d’un courant donné, et les ruptures historiques qui délimiteraient ce moment iraient, en outre, au-delà des années « 60 » proprement dites, à partir de 1960, en effet, jusqu’à la fin des années 70 (ou au début des années 80), au moins. Ces deux précisions permettent donc déjà de nuancer l’hypothèse ici proposée : il ne s’agira en rien de réduire ce moment à une date et ce problème à un mot d’ordre, dans une quelconque « pensée 68 » donc.
Mais cette hypothèse n’en reste pas moins une hypothèse d’ensemble, qui pourrait même sembler d’autant plus forte ou contraignante. Il devrait bien, en effet, pouvoir s’agir ici d’un problème suffisamment nouveau et commun, pour assurer à la fois une telle unité, dans une période aussi riche et complexe, et une telle rupture, avec ce qui devient du même coup le moment « précédent », non sans conduire d’ailleurs à une autre rupture, ensuite, avec un moment qui serait le « nôtre », aujourd’hui.
Pour la justifier, il importe donc d’aller plus loin. Il ne suffira pas de formuler d’abord un problème général, qui pourrait donc être celui de ce « moment ». Il faudra montrer aussi en quoi il ne s’agit pas avec lui d’une question simple et univoque donnant lieu à des solutions toutes faites ; mais au contraire de tensions profondes reliant, mais opposant aussi, des positions singulières qui seules définissent ce moment comme tel, en philosophie mais aussi au-delà, jalonnant en outre des étapes ou des basculements internes, dans les « années60 » mêmes, autour notamment de « 68 ». On comprendra dès lors pourquoi les ruptures qui délimiteraient ce « moment » dans son ensemble, et notamment celle qui conduit à notre présent, loin de le périmer, obligent à revenir sur sa constitution précise et progressive, par-delà les polémiques rétrospectives, ainsi que, par-delà des ruptures en effet irréversibles, à penser les reprises qui n’en sont pas moins nécessaires, dans le présent lui-même, pour accéder à nos propres questions.
C’est donc bien vers la singularité de ce « moment », entre structure et différence, entre une diversité d’œuvres singulières, mais aussi entre les années 60 et aujourd’hui, au seuil de nouveaux problèmes, que l’on est reconduit. Mais cela n’ira pas, on le voit, sans une réflexion générale sur les principes et les enjeux d’une histoire de la philosophie, notamment de celle du xxe siècle en France, à laquelle on est aussi invité.
Tels seront en tout cas les enjeux et les étapes des remarques qui vont suivre.
Le problème de la « structure » et ses deux tensions constitutives
On peut proposer d’emblée une formulation de ce qui nous semble être, sous le nom de problème de la « structure », le problème de tout un « moment » philosophique nouveau, au début des années 60, tout à la fois en lui-même, par la rupture qu’il semble impliquer (à travers une polémique qui prit une forme explicite, nette, parfois violente) et par les tensions qui le parcourent.
Ce problème, ce serait en effet, selon nous, le suivant, à savoir : généraliser et tenir pour ultime le nouveau modèle du sens proposé par la linguistique structurale, et qui consiste à le comprendre comme un système de différences.
On peut indiquer tout de suite quelles sont les deux tensions ici impliquées. Il s’agit d’abord de la tension entre le local et le global, ou encore entre le dérivé et l’ultime, le relatif et l’absolu. Tout le problème viendrait en effet de ce que le modèle de la « structure », loin de valoir seulement, localement, pour le système de la « langue », tel que le définissait Saussure dans son Cours de linguistique générale, alors remis au centre du jeu, vaudrait pour toutes les dimensions de la connaissance et même de l’existence humaine. C’est l’ensemble des sciences humaines, voire des sciences en général, et l’ensemble de notre existence, individuelle et collective, qui ne prendraient sens, qui ne seraient accessibles, qu’à travers des structures entendues comme systèmes de signes. Tel serait donc le premier problème, ou plus précisément, ce par quoi la structure devient un problème.
Il s’agit ensuite d’une tension interne à l’idée même de structure ou encore de la tension entre le « système » et la « différence » dans l’idée même de structure. La force de cette idée tient en effet d’emblée (déjà chez Saussure) à deux aspects inséparables. Elle est d’abord une totalité systématique : rien dans la langue ne fait sens séparément, mais seulement dans un système de relations, par sa place dans un tout, qui a dès lors sa nécessité, et donne aussi sa rigueur propre à la science qui l’étudie. C’est par là que l’idée de structure est inséparable de celle des « sciences humaines ». Mais elle implique une tout autre idée : celle de différence, non moins systématique. Rien ne fait sens en effet ici, sinon par relation et opposition avec autre chose. Certes, une étude du « système » est possible. Mais ce système est fait de relations et d’oppositions, et chaque signe est pris dans ce mouvement perpétuel de passage d’un signe à un autre. Le mouvement de la différence entre donc aussitôt, avec la forme de la totalité, dans une tension qui définira sans doute le centre problématique du moment des années 60. Plutôt que du fondement des sciences, il va s’agir de la critique des discours, plutôt que de construire, peut-être de déconstruire, plutôt que d’analyser, de dissoudre.
Mais il importe aussi de ne pas aller trop vite. Si les deux enjeux ou les deux gestes que l’on vient d’évoquer nous semblent constitutifs du problème qui définit un moment, cela ne peut être de manière simple.
Ce n’est pas d’un coup que le local devient global, et la structure le motif du « structuralisme », mais au contraire de manière progressive, en impliquant une diversité de savoirs (anthropologie, psychanalyse, sémiologie, politique) qui ne font pas d’emblée système.
Ce n’est certainement pas d’un coup, non plus, que l’accent passe du système à la différence, mais au contraire en se combinant avec elle de manière à chaque fois différente, dans des œuvres qui attestent de leur singularité non pas par un quelconque mot d’ordre mais au contraire (comme chez Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard) par leurs tensions voire leurs déchirements internes.
C’est donc sur ces deux aspects, et leurs tensions propres, qu’il faut respectivement revenir ici. Mais, avant de le faire, on peut dire un mot de la polémique explicite où ces enjeux se posent sans doute pour la première fois, et où sont impliquées les figures majeures des deux moments qui semblent alors se séparer l’un de l’autre, comme deux blocs qu’une fissure soudainement aggravée conduit tout à coup à disjoindre.
Il s’agit en effet de la polémique menée par Claude Lévi-Strauss contre Jean-Paul Sartre, en 1962, dans le dernier chapitre de la Pensée sauvage : « Histoire et dialectique ». Pour lui donner toute sa portée, deux remarques préalables s’imposent.
Il faut souligner d’abord, car c’est là que tout se joue, qu’il s’agit bien ici d’un changement général de problème. Autrement dit, contrairement à ce que l’on pourrait d’abord croire, Lévi-Strauss n’oppose pas à Sartre une solution différente de la sienne à un problème qui resterait le même ; bien au contraire, il s’agit pour lui de dresser un problème d’ensemble nouveau contre un autre.
Un autre point peut paraître plus anecdotique, mais va dans le même sens et confirme le précédent. Malgré les apparences, Lévi-Strauss s’en prend ici tout autant (même si c’est plus implicite) à Merleau-Ponty, à qui il dédie pourtant le livre tout entier, qu’à Sartre, à la critique de qui il consacre ce dernier chapitre. Même si Merleau-Ponty, mort l’année précédente (en 1961), s’est approché au plus près, dans ses derniers écrits, d’un problème dont il pressentait l’importance majeure, tout se passe comme si le basculement était trop profond ici. Ce n’est pas seulement l’« histoire » ou la « dialectique » que la question de la structure va ébranler, mais bien le problème de l’être, ou de l’existence, qui avait caractérisé tout un moment de la pensée philosophique. L’enjeu est donc bien celui d’un basculement d’ensemble.
Pour le montrer, il suffit de suivre le mouvement de la première section du chapitre consacré à la critique de Sartre (et plus précisément de la Critique de la raison dialectique, parue en 1960), sur lequel se termine la Pensée sauvage. Ce mouvement consiste en effet à passer d’un enjeu apparent du débat avec Sartre, qui pourrait rester dans le cadre d’un problème commun, à un enjeu réel, qui implique un changement radical de problème, et cela à travers une généralisation ironique et critique. Ce mouvement se déroule en trois temps.
Lévi-Strauss semble d’abord opposer sa démarche à celle de Sartre comme une démarche objective à une démarche subjective, comme s’il s’agissait pour lui, délibérément de réduire le sens à une chose, autrement dit de traiter « l’homme », considéré par Sartre comme un être conscient et historique, comme un « os ». « Le but des sciences de l’homme », dit la phrase la plus célèbre de ce début provocateur, « n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre ». Tel serait donc l’enjeu, une opposition radicale, certes, à Sartre, mais dans le cadre du même problème, disons celui de l’objet et du sujet, ou de la « dialectique ». Lévi-Strauss ironise d’ailleurs sur ce point : la véritable dialectique n’est pas celle que l’on croit (à savoir le mouvement intérieur du sujet et de l’histoire échappant aux catégories de l’objet), elle consiste dans l’effort sur elle-même de la « raison analytique » (ou objective) pour saisir ce qui prétend toujours lui échapper : « la vie humaine » !
Ce premier temps est donc suivi d’une généralisation : c’est « tout l’homme » qui est concerné par ce passage d’une analyse subjective à une analyse objective. C’est la raison analytique qui saisit la « vérité de l’homme », et les modes effectifs de la pensée humaine tels que les décrit l’anthropologie. L’enjeu est donc bien général, c’est l’expérience entière de l’homme qui est concernée. Mais il pourrait encore sembler qu’on est en face d’une alternative simple : une théorie du sens ou de l’existence, face à une science des choses ou des faits.
C’est alors qu’intervient le basculement, selon nous, décisif. Il s’agit en effet pour Lévi-Strauss de montrer que, bien loin d’opposer la chose au sens, il oppose en réalité un modèle du sens contre un autre. En s’inspirant de la linguistique « structurale » et du mode d’être qu’elle attribue à « la langue », on peut comprendre que l’objectivité des sciences de l’homme n’est pas celle d’une chose, mais celle d’un sens en quelque sorte déposé dans un système de signes, un sens qui ne dépend pas du sujet, mais n’en reste pas moins un fait de culture ou d’institution. « La langue a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Tout se joue bien ici : on est passé d’une compréhension de « l’homme » à une autre. Dès lors, il sera possible à Lévi-Strauss de montrer, dans la suite du chapitre, que « l’histoire » elle-même ne fait sens qu’à travers une combinaison de signes, et non pas comme une expérience vécue et dialectique. Ce n’est pas la structure objective qui serait un « moment » de l’histoire subjective (au sens dialectique du terme), mais bien au contraire l’histoire qui est un effet de structure, de culture, de langue (et cela, d’ailleurs, pour tous les hommes sans privilège historique, conduisant ainsi à un nouvel « humanisme », contre un autre, aux yeux de Lévi-Strauss1).
Tel serait donc le motif d’un changement de problème, dont on voit d’emblée en quoi il dépasse la portée strictement locale ou épistémologique dont il est pourtant inséparable.
Il y a bien ici, en effet, d’abord un enjeu scientifique. Tout l’enjeu de la « structure » consiste, et Lévi-Strauss n’a cessé d’y insister, à proposer un modèle de scientificité propre aux sciences « de l’homme », c’est-à-dire aussi rigoureux et nécessaire que celui des sciences de la nature (puisque fondé sur un système régi par des règles), mais différent de lui et donc spécifique (puisqu’il s’agit de faits de culture et d’institution, et cela même si, en dernière analyse, les sciences mêmes de la nature ou les mathématiques ne peuvent se passer des structures). Mais cet enjeu scientifique pose un double problème philosophique, qui recouvre bien les tensions que l’on avait relevées en commençant.
Tout d’abord, le problème de sa généralisation : qu’il vaille pour la linguistique, puis pour l’anthropologie, cela implique-t-il qu’il vaille pour l’ensemble de « sciences de l’homme » dont l’unité même va bientôt être au centre des réflexions théoriques d’un moment ainsi d’emblée centré sur des questions de connaissance ?
Le problème de sa portée, ensuite : parler d’un modèle du « sens » n’a rien d’anodin. Dire que les signes renvoient les uns aux autres, et non pas par exemple à un objet extérieur ou à une pensée intérieure, ce n’est pas rien. Si cela devait aller au-delà de la portée descriptive et scientifique de la connaissance de la langue, jusqu’à inclure toute l’expérience de l’homme, « prise » donc dans le langage sans pouvoir se rapporter absolument à un « dehors » ou à un « dedans » qui le dépasse, si en outre cela impliquait autant une absence de fondement, un mouvement ou une différence internes, qu’une connaissance systématique, cela n’aurait-il pas des conséquences sur l’ensemble des problèmes philosophiques ?
Telles sont bien les deux questions sur lesquelles il faut donc, d’un mot, revenir, pour voir tourner autour d’elles certaines au moins des interrogations les plus communes et les plus singulières à la fois de ce qui devient un moment philosophique lui-même déterminé.
Du local au général ? Lacan, Althusser, Barthes
Il ne s’agira certes pas, ici, de prétendre que le problème de la structure ait pu devenir, d’un modèle local dans certaines démarches scientifiques, le motif d’un quelconque courant philosophique général, que l’on aurait eu raison de qualifier d’emblée du terme si vite apparu pourtant de « structuralisme ». On ne se contentera pas même de souligner que l’extension de ce modèle, à supposer du moins que l’on puisse ainsi décrire les choses, s’est produite pour ainsi dire de proche en proche, de science en science. On soulignera en effet, surtout, qu’elle n’a jamais consisté à mobiliser une science ou un domaine préalablement assuré de ses principes dans un mouvement d’idées lui-même tout constitué qui serait le « structuralisme ». Bien au contraire, si quelque chose s’est produit, c’est à chaque fois la reprise critique du modèle de la « structure » pour résoudre des problèmes apparus par ailleurs dans tel ou tel domaine, celui de la psychanalyse, de l’économie et de la politique, de la sémiologie ou de la littérature par exemple. Il n’en reste pas moins que cette extension même, dont Lévi-Strauss donna l’exemple dans la relation qu’il établit d’emblée entre linguistique et anthropologie, a pu prendre justement le sens critique général que ce même auteur lui attribua, tout en refusant d’y voir une démarche autre que scientifique. Ce ne sera donc pas notre objet ici que d’étudier la manière dont un problème devient par ses effets critiques ou polémiques autant que théoriques, dans la culture en général, le signe d’un « moment », le plus souvent caractérisé par un suffixe en « isme » (il en fut de même à nos yeux en 1900 avec le problème de « l’esprit », vers 1943 avec le problème de « l’existence »). On se contentera plutôt de quelques remarques indicatives sur les tensions produites dans certains domaines de la connaissance par l’extension critique du problème de la structure. Mais précisément pour préserver à ces démarches cette tension qui les caractérise, il importait de relever aussi la manière dont celle-ci a pu sembler retomber aussitôt, dans un « courant » qui n’a plus de mobile que le nom, et que l’on fige au contraire rétrospectivement (mais sur le moment même) comme une entité close. On verra au contraire que chez celui qui, sans doute, est allé le plus loin dans la généralisation active de la méthode « structurale », Roland Barthes, la tension ainsi introduite dans la pensée et dans la langue était déjà annonciatrice d’une autre difficulté, celle qui allait bientôt apparaître sous le nom de « différence ». Mais avant d’y venir, relevons brièvement quelques indices des premiers problèmes soulevés, dans des domaines précis, par la question de la structure ainsi posée.
S’il est un domaine et un auteur que l’on ne peut rapporter de l’extérieur au problème de la structure, mais pour lesquels on doit examiner au contraire de près comment ce problème les a affectés de l’intérieur, c’est bien en tout cas la psychanalyse telle que la pensait Lacan et cela, bien au-delà de son moment proprement « structural » (dont le sommet reste la publication des Écrits, en 1966), dès sa thèse de doctorat de 1932, jusqu’à ses derniers écrits les plus formalistes ou mathématiques. On ne pourra bien sûr en dire qu’un mot ici. Mais ce qui nous frappe en effet, c’est la façon dont, dès 1932, et à la suite, sans aucun doute, du livre majeur de Georges Politzer (Critique des fondements de la psychologie, paru en 1927), il s’agit pour Lacan de comprendre l’inconscient en termes de sens et de totalité. Pour Politzer, on le sait, il fallait en effet opposer deux compréhensions du concept freudien central d’« inconscient » : une interprétation « réaliste », abstraite et fausse, comme s’il s’agissait d’une chose ou d’une force ; et une interprétation « concrète », qui y voit plutôt le « sens » de ce qui est toujours un texte à la « première personne », non pas le rêve en général, mais le récit de rêves singuliers, non pas la vie psychique objective et anonyme, mais la vie de tel sujet singulier. Dans sa thèse sur la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Lacan montrait donc qu’on ne pouvait comprendre un symptôme isolément, mais seulement en le rattachant à la totalité d’une existence. Mais celle-ci était encore comprise de manière « dialectique » et en quelque sorte existentielle (comme ce sera aussi le cas chez Sartre, par exemple). On comprend alors quelle avancée a pu représenter le recours au modèle structural de la langue, enregistré notamment dans le célèbre Discours de Rome (1953). Voici en effet un modèle non subjectif (au sens où le sujet ne le maîtrise pas, mais en fait partie), mais pas non plus objectif, du sens. Il ne pouvait donc pas s’agir de dire que l’inconscient « était » langage : mais plutôt que le modèle de la langue permet de penser l’inconscient, un inconscient qui n’est pas organique, mais pas non plus « psychologique », qui est plutôt une structure, c’est-à-dire une relation bien précise, à établir et à éprouver par la clinique, entre des signifiants bien déterminés, parmi lesquels en effet celui du sujet. Certes, cela n’est pas sans poser de problèmes qu’il n’est pas le lieu ici de relever. Ce sera, par exemple, une analyse de la parole et du signe, refusant à la fois la dimension vitale (discutée au même moment en Angleterre) et le registre de « l’interprétation » (que Ricœur aura de son côté exploré). Ce sera, aussi, une double extension, du rôle de la langue même dans l’inconscient, et du rôle de l’inconscient dans la langue, à la source des généralisations tentées par Lacan lui-même. Ce sera, enfin, sans doute contre l’effet extérieur de ces généralisations mêmes, les tentatives de dépassement du modèle de la langue par des formalisations mathématiques, cherchant une rigueur plus grande encore. Sans pouvoir y insister plus ici, on relèvera simplement à quel point la confrontation entre la psychanalyse et les autres sciences de l’homme, qui allait devenir l’un des enjeux décisifs de ce « moment », n’avait rien d’une rencontre circonstancielle, mais tout d’une problématisation réciproque.
Si ce premier rapprochement paraît s’imposer, par-delà les réductions rétrospectives, il n’en est pas de même du second, que nous ne ferons qu’esquisser ici. Il pourrait paraître surprenant en effet de rattacher la théorie politique d’Althusser au problème de la structure, sous l’angle exclusif duquel nous l’envisagerons ici d’un mot. Pourtant, rien ne peut mieux faire saisir ce qui est bien un enjeu essentiel de ce « moment », à savoir le lien du scientifique (ou de l’épistémologique) et du politique. Ici encore, on voit en effet comment le problème de la structure rencontre un problème posé au préalable et peut-être indépendamment de lui. Il s’agit en effet de comprendre, selon Althusser, avant tout la réalité des rapports économiques et politiques, par-delà l’illusion ou l’« idéologie » qui nous les masque nécessairement et interagit avec eux dans l’histoire concrète des hommes. Il s’agit donc d’opérer une révolution épistémologique comparable à celle de Galilée, qui consiste à nous décentrer de la vision « subjective » et illusoire du monde, pour comprendre au contraire comment celle-ci surgit d’une structure objective où elle est incluse, comme l’homme sur la planète qui tourne autour du Soleil. Mais cette « coupure » épistémologique, par laquelle Althusser déplace et radicalise une thèse épistémologique de Bachelard, si elle conduit à une science des « structures », n’abolit donc pas les effets de « l’idéologie » elle-même, elle se combine avec eux dans une histoire définie par sa « surdétermination ». On ne peut faire mieux ici que résumer ainsi certaines des notions exposées notamment dans le Pour Marx de 1965. Mais on en soulignera d’abord deux enjeux qui nous paraissent symétriques et inverses : une épistémologisation du politique (puisque celui-ci doit passer par une coupure scientifique), mais aussi une politisation de l’épistémologie, qui contribue à donner au geste « structural » la portée critique et politique qu’il ne cessera plus d’avoir (et qu’il avait sans doute d’emblée chez un Barthes, par exemple). Ce rabattement du geste épistémologique sur le geste politique n’est pas pour rien dans ce qui fut désigné sous le nom de « l’antihumanisme théorique ». Il n’est pas sans soulever de multiples problèmes, qui relèvent aussi bien de la science que de la politique, et qui apparaîtront aussi, sans attendre les ruptures mêmes du moment suivant, dans les tensions internes du problème de la structure ou de la « différence ». Mais ce n’est pas le lieu d’y insister. On se contentera donc de relever ce qui n’est en rien une convergence anecdotique mais renvoie à un croisement constitutif des interrogations d’un moment, non sans courir le risque, du même coup, de quitter cette double problématisation pour de fausses certitudes dogmatiques.
Même s’il fut, comme on l’a indiqué plus haut, celui qui poussa le plus loin le geste structural dans la direction de sa généralisation active, ce n’est pas ce risque dogmatique qui caractérisera les travaux de Roland Barthes. On ne saurait en effet insister trop à nos yeux sur l’importance de Barthes pour la philosophie, et cela à un triple titre. Il fut, d’abord, celui qui étendit le structuralisme, pour en faire le principe général d’une « sémiologie » dont il chercha les principes les plus larges et les applications les plus diverses. Partout, il faut « décoder » les sens apparents pour faire apparaître les signes élémentaires et leurs relations systématiques : du « système de la mode » (« analyse structurale du vêtement »), jusqu’à la vie individuelle : ainsi dans l’admirable livre sur Michelet où, loin de tout « récit » biographique, il s’agit d’étudier la « structure d’une existence », renvoyant ainsi « l’existence » même à une relation entre des signes, des fragments, des symboles élémentaires et inconscients. Les Mythologiques l’appliquèrent en 1957, comme on sait, au discours public et publicitaire, bourgeois, de l’époque. Mais Barthes fut aussi celui qui poussa jusqu’à l’extrême la tension, dans la méthode structurale, entre la recherche du système, et l’étude des « fragments », donc des relations, donc aussi, déjà, de la différence. La décomposition en éléments est un travail qui nous laisse dans le multiple et non pas dans une unité, et cela jusque dans le rapport le plus apparemment intime, le « discours amoureux ». Mais justement tel est aussi le troisième aspect, le plus original sans doute de sa pratique de ce qu’il appelait, dans les Essais critiques, « l’activité structuraliste ». Cette dernière, justement, est toujours double : critique et écriture. Double travail d’analyse critique, et d’écriture qui recompose et circule dans les signes ainsi analysés. Critique qui est aussi une écriture, et déjà une politique car la langue est un pouvoir ; écriture qui est encore une critique, et déjà une résistance. Tel est sans aucun doute à nos yeux le double geste le plus singulier de Barthes, dans la double extension extrême qu’il donne à la « méthode structurale » au cœur des années 60 et au-delà.
C’est donc bien par des tensions et des problématisations singulières que l’on peut décrire la manière dont un problème, en l’occurrence celui de la « structure », devient peu à peu commun ou général, non seulement dans la philosophie, mais dans la relation multiple de celle-ci à son dehors, scientifique, politique ou esthétique. Ce serait là un premier enseignement, qui pourrait confirmer l’étude des autres moments philosophiques du siècle, ou être confirmé par elle2. Mais on manquerait une autre singularité du moment des « années 60 », si l’on ne revenait pas aussi sur la tension interne au problème de la structure même, entre la structure et la « différence ».
De la structure à la différence : Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard
On pourrait résumer le basculement que l’on voudrait ici étudier par la succession et le résumé succinct de quelques livres précis, à condition bien entendu de ne pas s’en tenir là, et pour éviter bien plutôt que pour produire un rapprochement d’ensemble qui leur ferait perdre leur singularité respective.
1966. Lorsque Michel Foucault publie les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, on peut avoir l’impression qu’il tire, justement, un premier bilan de l’extension du modèle de la structure et de la langue à l’ensemble des sciences humaines. De fait, son diagnostic pourrait se résumer ainsi : tout comme Christophe Colomb, parti à la recherche de l’Inde, a découvert l’Amérique, ces sciences, parties à la recherche de « l’homme », ont trouvé tout autre chose, le Langage. C’est le diagnostic fameux de la « mort de l’homme », prolongement complexe du projet déjà énoncé par Lévi-Strauss (non pas constituer l’homme, mais le dissoudre), et appuyé sur la convergence, notamment entre la psychanalyse et l’anthropologie. Mais on ne peut s’en tenir là. Ce qui fait la force et la fascination de ce livre, c’est encore autre chose. Il ne s’ouvre pas par hasard sur une fable énigmatique de Borges et, avant l’étude de « l’épistémê » moderne et des sciences de l’homme, sur le monde de l’âge classique. Ce que Foucault cherche à signifier, c’est qu’avec le « langage » ce n’est pas un « ordre » ou un fondement qui se serait substitué à un autre, celui de « l’homme » (sous la double figure d’un objet et d’un sujet). Le « langage » est tout autre chose selon lui qu’un tel fondement. Ce que montre l’étude historique ou plutôt « archéologique » menée dans ce livre, c’est que chaque « épistémê », chaque époque du savoir, est caractérisée par le jeu changeant, jamais fixe et établi, du rapport entre « les mots et les choses ». Rien de fixe qui tienne mais, sous le langage, un sol mouvant et crevassé, une différence constante. Certes, nous sommes « dans » le langage, et la littérature en a tiré les conséquences ; mais ce n’est pas là quelque chose qui se passe tout seul ou qui irait de soi. C’est tout un jeu de différence et de pouvoir qui s’inscrit dans la langue et qu’on peut désormais observer et critiquer à nu, bien plutôt que prétendre le connaître de manière objective ou scientifique (la lecture de Nietzsche fut ici décisive). Un « ordre du discours » comme le dit la leçon inaugurale au Collège de France, peu après. La dualité même non pas de l’objet et du sujet, mais du savoir et de l’expérience, de la genèse et de la résistance, y retrouve un sens critique et actif, une production de sens et de soi. Bref, ce qui semble être un moment de construction des sciences est aussi celui de leur critique. Un tout autre enjeu semble apparaître.
Lorsqu’en 1967 Jacques Derrida publie trois livres qui forment ensemble comme un triangle ou un prisme filtrant les rayons du moment qu’ils contribuent à dessiner, ces enjeux se précisent encore (dans la différence même avec la position de Foucault, avec lequel une polémique interne s’esquisse déjà3). Le jeu même des titres est significatif : on passe en effet de la Voix et le phénomène, à l’Écriture et la différence, par une démarche supposée générale celle de la Grammatologie. Autrement dit, la critique d’une philosophie qui suppose des phénomènes « donnés » à une conscience et qui pense le langage sur le modèle supposé transparent de « la voix », cède la place à une relation interne aux signes de différence constante, qui met tellement l’écriture au premier plan que Derrida la signifie par une différence dans l’écriture, lisible mais non audible (la « différance »), tout cela passant par une étude de la « grammatologie » qui, malgré ses airs de science formelle, est une série d’études historiques et critiques culminant dans une étude de Lévi-Strauss. Derrida, plus peut-être que tout autre, est celui qui cherche à tirer les conséquences ontologiques ou « métaphysiques » (ou pour une critique de la « métaphysique ») de la théorie structurale du sens, comme renvoi constant entre des différences. Celle-ci, en effet, nous interdit de postuler un fondement quelconque de la signification, en dehors de ce mouvement des signes, ou entre les signes. Toute la métaphysique peut et doit être relue à travers cette erreur, qui est plus qu’une erreur, un oubli, une répression. Lévi-Strauss lui-même, lorsqu’il est conduit à postuler des invariants, la « nature » et la « culture », retombe dans ce que sa théorie permet pourtant de critiquer. Certes, on n’a pas compris sur le moment que, derrière cette différance, Derrida ne mettait pas seulement une déconstruction critique, mais aussi la « force » d’une « vie » irréductible à toute présence et qu’il allait bientôt thématiser comme une « promesse » ou une « justice » sous le signe paradoxal de « l’indéconstructible ». Ce souci était bien présent dès le départ, ainsi dans l’attentive lecture faite d’emblée du Totalité et infini de Levinas, paru en 1961. Mais on en retint d’abord, sur le moment, la portée critique, aux effets eux-mêmes démultipliés.
1968 voit de son côté la publication de Différence et répétition de Gilles Deleuze, suivi en 1969 de Logique du sens qui en développe le chapitre central sur des points essentiels. La force de Deleuze est de se saisir directement du concept de « différence » pour montrer en quoi il implique un changement radical dans notre « image de la pensée » et du sens. On cherche toujours à « penser » la différence, comme si ce n’était pas, au contraire, la différence qui produisait la pensée. Le but de Deleuze n’est donc pas de constituer une science ni seulement de critiquer la métaphysique, mais de proposer une philosophie contre une autre ou d’opposer une philosophie à une autre. La différence entre les signes est vue à la fois à partir du plan « d’immanence » où elle se produit, et à partir des créations singulières où elle se transforme, donnant lieu aux créations de concepts, d’affects ou de fonctions qui définissent la philosophie, l’art et la science, donnant lieu aussi bien à de multiples analyses positives qu’à des études ou commentaires d’œuvres, de problèmes, de domaines artistiques ou politiques tout entiers. Mais elle est aussi constamment opposée, en un geste de distinction ou d’opposition lui-même significatif, à ce qui la nie, que ce soit, justement, en la remplaçant par la « négation » (comme dans la dialectique hégélienne), ou sans doute aussi en la remplaçant, elle, différence immanente, par une différence transcendante (comme c’est le cas dans l’herméneutique de Heidegger). Ce n’est pas le lieu d’étudier ici de plus près ce qui pourrait bien être la pointe « métaphysique » extrême d’un moment, dans une tentative qui cherche (dès les premières pages de Différence et répétition) à le rassembler dans un « air du temps » tournant autour de la différence, et à la conceptualiser, dans une démarche rigoureuse et singulière laquelle ne peut se comprendre que par opposition autant que par relation avec celles de ses « contemporains ». Il en serait de même à nos yeux, pour ces autres pointes que furent, en leurs moments respectifs, les livres de Bergson ou l’Être et le néant, de Sartre.
On verrait en tout cas en l’étudiant de près (ainsi par exemple en lisant l’article célèbre intitulé : « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? ») à quel point, bien loin de substituer la différence ou le « désir » à la structure, la pensée de Deleuze les relie d’une manière elle-même singulière et irréductible. Il en irait de même pour le dernier ouvrage que l’on pourrait évoquer ici, au seuil des années 70.
Certes, lorsqu’en 1971, Lyotard publie le livre qu’il intitule Discours, figure, c’est bien une inversion de signe qui semble continuer de s’inscrire dans le tissu du « moment » des années 60. Le « discours » qui est ici critiqué n’est plus seulement en effet celui de la métaphysique ou de la dialectique, Hegel ayant été, en quelque sorte, l’adversaire commun et principal des théories de la « différence » dans ces années. C’est le « discours » même du structuralisme qui est critiqué dans la mesure où son modèle du sens ne laisse plus affleurer ce qui produit le sens et qui se traduit dans des figures au-delà même des signes et du visible, selon une intuition s’appuyant aussi bien sur une profonde lecture de Merleau-Ponty que de Freud. Mais, chez Lyotard comme chez Deleuze, c’est à une tension extrême entre ces aspects de ce qui reste un même problème, que l’on assiste dans ces ouvrages aussi opposés que reliés les uns aux autres. On le verrait en étudiant ce qui pourtant accompagne chez Lyotard le passage d’un moment à un autre, au tournant des années 80, à travers des ouvrages aussi différents que la Condition postmoderne, ou le Différend (1983). Tout se passe en effet comme si la critique des discours, ou du dire, au nom de la figure, ou du « voir », de 1971, s’y inversait brutalement. C’est une prétention à « voir » (par exemple dans le discours du témoin) ou à un Récit unique, qui est critiquée cette fois au nom d’une diversité et d’une irréductibilité des discours, qui devient le lieu d’un différend apparemment insurmontable et transposant d’une lettre, à nouveau (un « d » cette fois, après le « a » de Derrida et le « t » de la différenc/tiation de Deleuze), la différence en un problème éthique. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner comment Lyotard tente de résoudre ce nouveau problème, par lequel il aura donc accompagné la rupture profonde d’un moment à un autre. Mais cette remarque devrait suffire pour comprendre en quoi les penseurs de la différence sont encore des penseurs du discours, tout comme, chez les théoriciens de la structure, on aurait déjà trouvé la question de la différence, de la force ou de la figure.
Tel serait finalement le trait auquel on pourrait reconnaître à la fois ce qui, dans un « moment » dépasse une mode et dans une « œuvre » ce qui dépasse une position figée et abstraite. Problème commun et positions singulières ne sont tels, contre tous les mimétismes qu’ils ne manquent pas d’engendrer (y compris parfois en eux-mêmes lorsqu’ils se miment de l’intérieur) que par une tension interne qui tisse leurs relations les plus singulières et les ouvre sur les enjeux les plus divers. Un « moment » se lit aussi à travers des traits institutionnels, stylistiques, pratiques, qu’il invente et dans lesquels il risque de se sédimenter, voire, encore une fois, de se figer. Le moment des années 60 en France n’en fut certes pas dépourvu (pas plus d’ailleurs que les précédents). Ils ne peuvent cependant avoir de sens, y compris pour être critiqués, que depuis le problème tendu et vivant qui seul les justifie. Il nous paraît impossible de procéder dans la direction inverse, et de remonter au problème à partir de ses effets. C’est donc seulement quelques indications en ce sens que l’on aura tenté de donner ici à titre de jalons, non sans soulever des questions de méthode que l’on ne fera à leur tour qu’indiquer pour conclure.
Ruptures et reprises
On pourrait en effet conclure ici de manière provisoire avec trois remarques portant sur les ruptures et les reprises qui relient le moment des « années 60 » que l’on aura tenté de jalonner, avec le moment « présent », mais aussi d’une manière plus générale.
Il importerait d’abord (comme on le fait ailleurs) de montrer que s’il y a passage d’un « moment » à un autre, au tournant des années 80, cela ne peut pas plus que vingt ans plus tôt se faire sous le seul signe d’une polémique extérieure, mais seulement si celle-ci renvoyait à un problème nouveau, et général, s’opposant à un autre. Il se peut, en effet, que ce soit le cas, même s’il resterait à le préciser et à le formuler plus explicitement. Si, en tout cas, on a pu opposer un « humanisme » ou les « droits de l’homme » à leur critique dans les années 60, ainsi que des sciences de la nature ou du « cerveau » aux sciences de l’homme ou du langage, insistons-y dès maintenant : cela n’a pas pu être comme un résultat ou des principes acquis, et définitifs, mais bien comme des problèmes, impliquant certes des critiques déterminées, mais parcourus à leur tour de tensions décisives qu’il nous revient d’explorer4.
C’est bien cette problématisation complexe qui nous interdirait de penser la rupture sans les reprises qu’elle rend possibles. Deux au moins nous frappent en ce qui concerne les œuvres et les figures des-dites « années 60 » aujourd’hui. Ce sera, tout d’abord, la relecture d’œuvres qui ont pleinement participé de ces années, que nous avons croisées ici au passage, mais qui ont été aussi avec leur problème central dans une tension critique telle, qu’elles n’ont été pleinement lisibles qu’après coup. C’est le cas notamment des œuvres de Ricœur ou de Levinas, et de leur place centrale tardive, dans les années 80 et 90. Mais ce sera aussi le renouvellement interne des œuvres les plus singulières des années 60 mêmes, celles de Deleuze, Foucault ou Derrida par exemple, rejoignant les enjeux les plus vifs d’un moment qui implique pourtant peut-être leur critique sur d’autres points décisifs.
Ce double mouvement de rupture et de reprise confirme donc la double tâche que l’on pressentait en commençant. Bien loin de périmer les moments précédents, même si la polémique qui l’accompagne passe par cette revendication, la rupture impose d’abord d’en refaire la genèse progressive, pour en ressaisir la portée propre. On ne peut se contenter ni des pamphlets réducteurs et des amalgames, ni de la nostalgie qui paralyse et prescrit, ni de la diabolisation ni de l’idéalisation. Seule l’approche critique des moments et des œuvres peut retisser la ligne brisée d’une histoire qui n’est ni une continuité pesante, ni une suite de fulgurances sans passé. Quant aux reprises, ce sont bien elles qui font l’excès de la philosophie ou de la pensée sur son histoire et peut-être sur toute histoire. Si chaque moment se referme aussi avec ses limites dans l’espace (ce qui se fait ailleurs) et dans le temps, il s’ouvre par des déplacements et des reprises. Ni les moments ni les lieux ne sont ici étanches. Il y eut dans le moment des années 60 des reprises inattendues (de Bergson, de Bachelard, de bien d’autres), comme il y en a aujourd’hui. Il y eut des fermetures comme il y eut des oublis qui appelaient la critique, qu’il fallait dépasser (de la philosophie analytique, par exemple). La philosophie du xxesiècle en France, comme dans d’autres temps et dans d’autres lieux, n’est pas tout d’une pièce, et c’est ainsi qu’elle est de son temps et de son lieu, avec ses ouvertures et ses fermetures, qu’il ne s’agit pas de confondre, qu’il importe de méditer ne serait-ce que pour accéder à un moment « présent », qui n’est pas si ouvert qu’on aurait pu l’espérer mais qui peut encore ne pas être si clos qu’on pourrait craindre.
- *.
Les analyses ici présentées sont dérivées d’un ouvrage à paraître prochainement sous le titre Philosophie du xxesiècle en France. Moments, relations (Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2008), justement parce qu’il fait de ces deux notions (relations et surtout moments) le principe de cette histoire. Elles doivent aussi beaucoup (certes sans engager ceux qui ont bien voulu y participer) aux cours enseignés à l’université de Lille 3 pendant plusieurs années et au programme de recherche coordonné cette année (2008) au Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine de l’École normale supérieure sous ce même titre de « moment philosophique des années 60 ».
- 1.
Voir Claude Lévi-Strauss, « Les deux humanismes » dans Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973.
- 2.
Voir à ce sujet, outre l’ouvrage à paraître, P. Worms, Philosophie du xxe siècle en France. Moments, relations, où sont développées les indications données ici, les analyses qui ouvrent le livre collectif intitulé le Moment 1900 en philosophie (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004) et « L’idée de moment 1900, un problème philosophique et historique », Le Débat, mars-avril 2006.
- 3.
Voir l’article de Derrida sur « Le Cogito et l’Histoire de la folie », dans l’Écriture et la différence (Paris, Le Seuil, 1967). Pour une approche plus précise de ces questions, on peut se reporter au recueil récemment paru : Marc Crépon et Frédéric Worms (sous la dir. de), Derrida, la tradition de la philosophie, Paris, Galilée, 2008.
- 4.
C’est ce que nous nous proposons notamment de faire à travers la chronique intitulée « À quoi tenons-nous » qui paraît dans Esprit depuis novembre 2005.