
Les métamorphoses de l’écrivain engagé
Si l’on peut dégager quatre figures de l’écrivain engagé (l’esthète, le notable, l’avant-garde et le polémiste), on observe aujourd’hui une repolitisation de la littérature, fondée sur la critique de l’ordre établi, l’adoption du point de vue des dominés, et le recours à de nouveaux canaux comme les festivals littéraires.
L’engagement politique des écrivaines s’opère traditionnellement sur deux modes : par des prises de position politiques ou par les œuvres, les deux n’étant pas exclusifs1. Sartre considérait que l’engagement par les œuvres, qu’il soit revendiqué ou non, est consubstantiel à la prose littéraire. Si je souscris à l’idée sartrienne que l’écriture engage, c’est toutefois à partir de fondements philosophiques différents, en la pensant comme une forme symbolique, suivant Ernst Cassirer2. En tant que telle, la littérature véhicule en effet une vision du monde, concept qui, non sans poser problème, apparaît plus pertinent que celui d’idéologie, lequel présuppose un système politique élaboré et cohérent. La vision du monde englobe des schèmes de perception et de jugement esthétiques et éthico-politiques plus flous, tout en établissant un rapport entre le monde possible de la fiction et le monde réel, qui est une des conditions de la communication avec le lectorat. Cette vision du monde, ces schèmes, et leur mise en forme, suscitent chez le lecteur ou la lectrice des réactions, des émotions, une réflexion, qui vont de l’empathie à la répulsion en passant par la pitié, l’indignation, le dégoût et autres émotions, et qui sont liés à des jugements d’ordre moral. Sous ce rapport, la littérature peut être un instrument de reproduction de l’ordre social comme de subversion, ou à tout le moins de remise en cause ou de dénonciation de certaines conditions.
Susceptible d’agir comme un contre-pouvoir, un tel pouvoir symbolique sous-tend la légitimité qu’a acquise depuis le xviiie siècle – avec la prise de position de Voltaire dans l’affaire Calas – la figure de l’écrivain engagé, qui reconvertit cette autorité pour intervenir sur des questions culturelles, sociales, économiques et politiques. La figure de l’écrivain engagé émerge et s’affirme dans le cadre de la différenciation progressive entre champ littéraire et champ politique, avec la professionnalisation des carrières politiques sous le Second Empire et sous la IIIe République. Elle a cependant décliné en France depuis la fin des années 1970, du fait d’une conjonction de facteurs3 : remise en cause de la littérature engagée par le Nouveau Roman ; spécialisation du travail intellectuel, qui entraîne la montée de la posture de l’expert et l’essor des sciences humaines, lesquels conduisent Foucault à critiquer la posture de l’intellectuel total et à préconiser un engagement « spécifique » ; technicité croissante de la politique, liée à la professionnalisation de cette activité ; discrédit jeté sur le communisme et le marxisme à la fin des années 1970 (notamment avec les excès maoïstes du groupe Tel Quel).
Dans l’entre-deux-guerres était apparue une autre forme d’intervention des écrivains, en tant qu’experts sur des questions culturelles. La nomination de Malraux au ministère des Affaires culturelles créé en 1959 est l’aboutissement de ce processus, tout en marquant son apogée. Dès les années 1970, en effet, les écrivains sont remplacés par des hauts fonctionnaires et des spécialistes de gestion culturelle, spécialité qui se développe fortement à partir de ce moment. Ces facteurs ont entraîné une dépolitisation de la littérature française – mais pas de la littérature dite francophone – dans les années 1980.
Les deux dimensions de l’engagement, par les prises de position politiques et par les œuvres, ont connu des évolutions sensibles, jusque dans la littérature contemporaine et le phénomène récent de sa repolitisation. En outre, une nouvelle forme d’intervention de l’écrivain dans la cité émerge actuellement, que l’on peut dire « hybride ».
Les formes d’intervention politique des écrivains
Selon le capital symbolique dont ils sont dotés et le degré d’autonomie dont ils disposent à l’égard des institutions (État, Églises) et des classes dominantes, quatre figures idéaltypiques d’écrivains engagés se sont constituées historiquement : les « esthètes », les « notables », les « avant-gardes » et les « polémistes ». Ces postures se retrouvent à gauche comme à droite quoiqu’elles soient inégalement distribuées entre les tendances politiques : la figure du notable est plus associée au conservatisme, celle du polémiste à l’extrême droite (mais il y a aussi une tradition d’extrême gauche en la matière).
Écrivaines établies, fortement dotées en capital de notoriété et consacrées par des institutions officielles comme l’Académie française, les notables tendent à adopter une posture moralisatrice. La morale est un mode d’euphémisation du politique à travers des valeurs présentées comme universelles, telles que la défense de la « civilisation » (sous-entendu occidentale). Subordonnant l’esthétique à la morale, ils défendent le classicisme en art, et considèrent que la littérature doit être au service de l’ordre social. Dans leurs œuvres littéraires comme dans leurs essais ou articles, ils adoptent sur les questions politiques et sociales cette posture moralisatrice qui euphémise leur vision conservatrice du monde, de Henry Bordeaux, auteur des Murs sont bons en 1940, à Alain Finkielkraut, pourfendeur, depuis son essai La Défaite de la pensée (1987), de la nouvelle « barbarie » du multiculturalisme, de la déculturation et de la perte de la hiérarchie des valeurs culturelles. Leurs genres de prédilection sont l’essai, et surtout le portrait de l’homme politique qui leur permet d’afficher leur proximité aux dirigeants de ce monde, à l’instar du Maréchal et son peuple (1941) de Henry Bordeaux. Les Chênes qu’on abat (1971) de Malraux s’est inscrit dans cette tradition, même s’il a renouvelé le genre. Un genre qui, dans la période contemporaine, est plus pratiqué par des journalistes, mais on peut penser à Un personnage de roman (2017) de Philippe Besson, qui retrace la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron.
À l’opposé, les esthètes refusent de subordonner la littérature à la morale. Ils valorisent la forme et tendent, surtout à droite, à esthétiser et fictionnaliser la politique, de Malraux (L’Espoir, 1937) et Drieu La Rochelle (Gilles, 1939) à Houellebecq (Soumission, 2015) ou à Chloé Delaume (Les Sorcières de la République, 2016). Lorsqu’ils s’engagent par l’écrit, les esthètes adoptent une écriture très stylisée, qu’il s’agisse d’un récit de voyage comme Voyage au Congo (1927) ou Retour d’URSS (1937) de Gide, ou d’un essai, tel que Frères migrants (2017) de Chamoiseau, qui fustige en un même souffle à tonalité prophétique les politiques migratoires et néolibérales. À droite on défendra les prérogatives des dominants lorsqu’elles sont menacées, à l’instar de Richard Millet, champion de la race blanche et de l’identité française contre le multiculturalisme, ainsi que de la domination masculine contre le féminisme. À gauche on tend à dénoncer des formes d’oppression dans un registre universel, sans souscrire à des mots d’ordre politiques. La gauche littéraire esthète, qui s’est fortement féminisée, a quant à elle rompu depuis le Nouveau Roman avec la littérature engagée et ne traite de sujets sociopolitiques que sur le mode distancié, sans proposer de « thèse ». Elle n’en est pas moins soucieuse de décrire, et donc de dénaturaliser, les mécanismes par lesquels s’exercent les diverses formes de domination. Elle ne se mobilise que ponctuellement, par la signature de pétitions ou par des réactions d’indignation, comme celles de J. M. G. Le Clézio4 et d’Annie Ernaux5 contre le pamphlet de Richard Millet, Éloge littéraire d’Anders Breivik (2012). Ces protestations révèlent les principes et valeurs éthico-politiques que partage, par-delà la diversité des sensibilités politiques, cette « gauche » (prise dans un sens assez large) littéraire : défense des droits humains, antiracisme, refus de l’essentialisme identitaire, égalité des sexes. L’article d’Annie Ernaux a recueilli l’approbation de cent douze écrivaines de toutes générations (dont cinquante-deux femmes), qui sont dans l’ensemble assez représentatives du pôle esthète de la « gauche » littéraire.
Les avant-gardes valorisent le pouvoir subversif de l’art et de la littérature – en particulier, celui des formes, comme l’illustre Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) de Pierre Guyotat. Elles s’engagent à coups de manifestes en dénonçant toutes les formes d’orthodoxie, des surréalistes aux situationnistes et au groupe Tel Quel. Caractéristiques du xxe siècle, ayant culminé dans les années 1960, les avant-gardes ont décliné depuis les années 1980.
Enfin, les polémistes jugent la littérature selon des critères sociopolitiques, et privilégient le genre pamphlétaire (dans sa forme du xixe siècle) ou satirique, de Drumont à Éric Zemmour (qui aimerait sans doute bien devenir un notable), en passant par Céline (lequel a évolué d’une forme d’écriture plus avant-gardiste vers ce pôle pamphlétaire au milieu des années 1930) et par Philippe Muray (qui se situe quant à lui entre la figure du polémiste et celle de l’esthète). Cependant, on est ici à la lisière du champ littéraire : Zemmour est plus connu comme pamphlétaire que comme romancier, et Céline a lui-même choisi après la guerre d’épurer son œuvre de ses pamphlets. En témoigne plus encore l’évolution politique de Renaud Camus, devenu théoricien du grand remplacement, et qui fut candidat en 2002 à la présidence de République avec le Parti de l’In-nocence, fondé pour défendre les « valeurs de civisme, de civilité, de civilisation, d’urbanité », avant d’appeler à voter Marine Le Pen pour faire barrage à l’immigration, et de se rallier en 2015 au parti satellite du Front national Souveraineté, identité et libertés.
Il s’agit bien entendu de types, laissant la place à des positions intermédiaires, et les écrivaines sont susceptibles d’évoluer d’une forme à l’autre au cours de leur trajectoire : vieillissement et consécration conduisent la plupart des avant-gardes à se muer en esthètes (à l’image de Guyotat), plus rarement en notables, ou les polémistes à se notabiliser (Maurras, élu à l’Académie française en 1938, devenu conseiller de Pétain), plus exceptionnellement (à l’instar de Blanchot) à opter pour la posture esthète. Toujours est-il que ces formes idéaltypiques d’engagement ne sont pas sans lien avec la conception que les écrivains ont de la littérature, et donc avec leurs œuvres.
L’engagement par les œuvres
Les œuvres véhiculent une vision du monde, des savoirs et des principes axiologiques qui sont plus ou moins en décalage avec la doxa et avec l’épistémè d’une époque, comme le pacifisme pendant et après la Grande Guerre. À ce titre, elles ont le pouvoir d’exercer ou de remettre en cause la « violence symbolique » telle que Pierre Bourdieu la définit, à savoir l’imposition – sous des formes masquées – des schèmes de pensée dominants aux dominés, qui les conduit à intérioriser leur domination et à s’en faire involontairement les complices. Or la littérature n’est-elle pas faite précisément de ces formes symboliques qui permettent d’euphémiser, et donc de masquer les principes de domination tout en les légitimant ? Inversement, elle a le pouvoir de dévoiler ces principes cachés par une double opération de description et déconstruction.
La fonction reproductrice d’un ordre social hiérarchisé peut être illustrée par deux romans publiés à un moment où la IIIe République entreprend de démocratiser l’accès à l’enseignement secondaire, et donc au savoir, en l’ouvrant à des enfants de classes moyennes. Ces deux romans – Le Disciple (1885) de Paul Bourget et Les Déracinés (1897) de Maurice Barrès –, produits par des notables des lettres, montrent les dangers de l’acculturation des enfants des classes défavorisées, qui constitue à leurs yeux un facteur de déstabilisation de l’ordre social.
Le pôle esthète de la littérature française a longtemps été marqué par l’interdit du social et du politique décrété par le Nouveau Roman contre la littérature engagée, et par la suspicion jetée sur les idéologies. Malgré cette nette dépolitisation, les thématiques sociales et politiques n’en ont pas entièrement disparu : la critique sociale s’effectue désormais en donnant voix aux nouvelles figures des « dominés », victimes du racisme, du mépris de classe, du capitalisme, du néolibéralisme, de la colonisation, de la fermeture des frontières, du patriarcat et du sexisme, au moyen de formes littéraires innovantes. Elles mettent à nu les formes à travers lesquelles s’exerce la violence symbolique.
Ainsi, par un travail quasi ethnographique, qui prend pour matériau la mémoire ou l’observation de situations vécues, Annie Ernaux décrit la violence symbolique qui s’exerce dans les rapports de classe et de genre. Les Armoires vides (1974) épouse le vécu de l’adolescente qu’elle était lors du processus de socialisation scolaire, qui la plaçait en porte-à-faux avec l’habitus familial, produisant un sentiment d’humiliation et de honte, signe même de la complicité des dominés avec les principes de leur domination, par laquelle s’exerce la violence symbolique. Dans La Place (1983) et Une femme (1988), l’auteure parle à partir du présent, et tente de reconstituer la vision du monde et le système de valeurs et de croyances de ses parents et de leur monde, sans le déprécier. On observe une évolution similaire dans l’œuvre d’Édouard Louis, de la restitution, dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule (2014), du vécu de l’adolescent en pleine ascension sociale par l’école, qui porte un regard critique sur les normes et valeurs familiales concernant l’identité genrée avec lesquelles il s’est trouvé en porte-à-faux dès son plus jeune âge, aux deux ouvrages consacrés respectivement – et symétriquement avec l’œuvre d’Ernaux – à son père (Qui a tué mon père ?, 2018) et à sa mère (Combats et métamorphoses d’une femme, 2021), où il tente de reconstruire les valeurs propres à leur milieu, les contraintes sociales qui pesaient sur eux du fait de leur condition dominée, mais aussi leurs tentatives de s’en émanciper.
Sur l’expérience des dominés dans les rapports au travail, le récit autobiographique de l’expérience maoïste de l’établissement en usine publié par Robert Linhart (L’Établi, 1981) fut suivi de L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan (1982) et de Sortie d’usine (1982) de François Bon, deux romans qui se démarquaient du traitement réaliste-socialiste de l’usine par le recours, chez la première, à une forme poétique et un usage du « on » signalant la dépersonnalisation au sein du collectif, et chez le second, à une perspective interne à l’univers fictionnel et au parler populaire. Vingt ans plus tard, à l’ère des grandes délocalisations, François Bon enquête dans Daewoo (2004) sur les conséquences désastreuses qu’elles ont eues sur les ouvriers licenciés, l’ouvrage prenant la forme d’entretiens qui leur donnent la parole. Dans Des châteaux qui brûlent (2017), Arno Bertina imagine les suites d’une grève d’ouvriers dans un abattoir breton placé en liquidation judiciaire, faisant entendre une pluralité de voix. Le point de vue des « sans domicile fixe » s’exprime dans Par la ville, hostile (2016) de Bertrand Leclair, qui narre l’histoire – tirée d’un fait divers – d’une mère célibataire expulsée d’un HLM à la suite de la condamnation de ses fils pour trafic de stupéfiants. Dans un « pamphlet-poème » intitulé Papiers ! (2007), Claude Mouchard témoigne du traitement des « sans papiers » à partir d’un collage d’extraits de journaux, de bribes d’informations, de scènes vécues dans la ville de l’auteur, Orléans, « terrain, depuis plusieurs années, d’expérimentation du sarkozysme6 », ou à l’aéroport de Roissy, interrogeant la signification du « nous » qui les exclut.
La condition des migrants est au cœur de Mur Méditerranée (2019) de Louis-Philippe Dalembert. Le récit se construit à partir d’un rafiot de fortune où convergent les destins de trois femmes. L’expérience de la violence physique (maltraitance et viol en Libye et dans la cale du rafiot) se double de celle de la violence symbolique : humiliation, déshumanisation, racisme, y compris parmi les migrantes, à travers les hiérarchies de classe et de « race » entre la bourgeoisie syrienne et les passagers subsahariens.
En un monologue intérieur à tonalité existentialiste et à portée allégorique, Makenzy Orcel met en parallèle dans L’Empereur (2021) des formes de domination symbolique précapitaliste – celle d’un chef (« l’empereur ») – et capitaliste – celle d’un patron –, subies successivement par un homme qui finit par la retourner contre ce dernier.
La critique de la condition postcoloniale est omniprésente dans la littérature francophone maghrébine et subsaharienne, qui a émergé sur la scène littéraire française depuis la fin des années 1960, par exemple dans l’œuvre d’Alain Mabanckou, qui incarne des situations de domination sociale, coloniale, genrée. Les récits épousent le point de vue des dominés, des damnés de la terre, entre violence grondante et résignation : des boit-sans-soif comme le narrateur de Verre cassé (2005), des orphelins comme le Grégoire Nakobomayo d’African Psycho (2003), antithèse de Patrick Bateman, le beau et riche golden boy d’American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis, qui rêve de devenir lui aussi serial killer sans y parvenir… Le tout est enrobé d’un voile d’ironie qui désamorce et minore la violence, la tourne en dérision. Mais la domination coloniale est partout présente, dans les structures sociales comme dans la conscience.
S’arracher à la violence symbolique fut également l’objectif du courant de l’écriture-femme qui a fleuri dans les années 1970. Il a donné lieu à des innovations formelles qui situent des auteures comme Monique Wittig (L’Opoponax, 1964) ou Hélène Cixous au pôle de l’avant-garde. Depuis, les nouvelles formes de la domination masculine ont été explorées par les écrivaines contemporaines dans des genres différents, du récit autobiographique, à l’instar de La Femme gelée (1981) d’Annie Ernaux– au décapant essai de Virginie Despentes, King Kong théorie (2006). Celle que vous croyez (2017) de Camille Laurens s’ouvre sur la déposition d’une femme à la gendarmerie, plainte délirante contre les violences faites à ses semblables partout dans le monde. Par-delà la condition féminine, le roman interroge la production de récits de soi et de la subjectivité en interaction étroite avec les dispositifs institutionnels et communicationnels : gendarmerie, hôpital psychiatrique, cadre judiciaire, Facebook, atelier d’écriture, contraintes éditoriales. Dans le triptyque Trois Femmes puissantes (2009), couronné par le prix Goncourt, Marie Ndiaye interroge les conditions de maintien de l’intégrité chez ces femmes confrontées à diverses formes d’humiliation, dont la dernière, Khady Demba, périt alors qu’elle tente de quitter clandestinement l’Afrique. Mêlant les genres, de la poésie au roman d’anticipation en passant par la forme du procès, l’émission de radio et la tragédie antique, la politique-fiction de Chloé Delaume, Les Sorcières de la République (2016), se construit autour du procès de la Sibylle, prophétesse conseillère des déesses de l’Olympe et fondatrice du Parti du Cercle, qui a pris le pouvoir en 2017 pour venger le sexe féminin. Enfin, dans Partages (2012), Gwenaëlle Aubry croise les destins tragiques de deux adolescentes, l’une palestinienne, l’autre juive ayant émigré en Israël, juxtaposant leurs visions du monde inconciliables, prisonnières de l’éducation et de l’idéologie de leur camp.
L’écrivain dans la cité
Cette repolitisation de la littérature contemporaine, fondée sur la dénaturalisation de l’ordre établi et le pouvoir de faire entendre le point de vue des « sans voix », s’accompagne d’un renouvellement des modalités de présence et d’intervention des écrivaines dans la cité, avec l’essor des festivals de littérature et des résidences impliquant des animations. Si les conférences et interviews ne constituent pas une forme inédite, les festivals, type d’événement littéraire qui se développe depuis les années 1990, offrent de plus en plus une sphère publique transnationale alternative aux écrivaines, à l’heure où la littérature tend à être évincée de la plupart des médias anglophones ou ne s’y trouve que sous la forme du scandale ou de la sacralisation de la personne de l’auteur dans le cadre de l’économie symbolique de la célébrité. C’est le cas dans nombre de festivals internationaux, à commencer par le festival de Berlin, où les conférences inaugurales sont données par des écrivaines comme Arundhati Roy sur des thématiques politiques.
La réception des littératures étrangères continue d’être fortement politisée.
En France aussi, les festivals internationaux comme Étonnants Voyageurs et America offrent de tels espaces, reliant littérature et politique. D’autant que si le Nouveau Roman a instauré une séparation entre ces deux sphères dans la littérature française, la réception des littératures étrangères continue d’être fortement politisée. Ce fut le cas des littératures d’Europe de l’Est avant la fin de communisme, c’est toujours celui de la littérature israélienne, et c’est a fortiori le cas pour des écrivaines persécutées dans leur pays telle l’auteure turque Aslı Erdoğan. Par exemple, en 2010, le thème affiché par le festival Étonnants Voyageurs était : « Zones de fracture : Russie, Haïti, Afrique, France. Que peut la littérature dans le chaos du monde ? » Mais même lorsqu’il n’y a pas de thématique sociale ou politique affichée, les débats avec les écrivaines et les questions qui leur sont posées ont souvent une dimension sociale, politique, économique, voire existentielle. Les résidences proposent aussi à nombre d’auteures des espaces d’engagement, à travers les activités d’animation, et ces expériences nourrissent parfois les œuvres en retour. Enfin, les ateliers d’écriture à l’école, en prison, dans des hôpitaux, dans des maisons de retraite, ou avec des migrantes, peuvent avoir une dimension engagée.
Si, à l’heure de la repolitisation de la littérature française, on observe des continuités dans les formes de l’engagement, en particulier à l’extrême droite (mais avec des pamphlétaires situés à la lisière du champ), des différences marquantes sont à noter : elles découlent de la division du travail intellectuel et de la clôture du champ politique sur lui-même, mais aussi des réticences à l’égard de la littérature engagée, lesquelles conduisent à inventer de nouvelles formes d’écriture qui substituent au roman à thèse le témoignage et la restitution du point de vue des dominés, ainsi que de nouveaux modes d’intervention et de présence dans la cité, favorisés par les résidences. En revanche, le modèle de l’engagement politique des écrivaines en tant qu’intellectuelles s’est non seulement maintenu ailleurs qu’en France, mais connaît aussi une féminisation et de nouvelles scènes grâce aux festivals internationaux de littérature.
- 1.Une version plus longue de cette réflexion a été présentée dans le cadre du congrès de la Société d’étude de la littérature de langue française du xxe et du xxie siècles (SELF) en septembre 2019, et paraîtra à l’automne.
- 2.Voir Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques [1923-1929], trois tomes, trad. par Claude Fronty, Ole Hansen-Love et Jean Lacoste, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
- 3.Développés en épilogue de mon livre Les Écrivains et la politique en France, Paris, Seuil, 2018.
- 4.J.M.G. Le Clézio, « La lugubre élucubration de Richard Millet », BiblioObs, 5 septembre 2012.
- 5.Annie Ernaux, « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, 10 septembre 2012.
- 6.Claude Mouchard, Papiers !, Paris, Éditions Laurence Teper, 2007, p. 16.