
Anti-démocraties et démocraties dans les années 2020
Les anti-démocraties contemporaines (Turquie, Russie, Iran…) sont caractérisées par la paramilitarisation du pouvoir et la brutalisation des sociétés. Face à elles, des démocraties affaiblies et menacées peuvent se réinventer grâce aux luttes citoyennes.
Où en est le monde en ce début de cette troisième décennie du xxie siècle et qu’en est-il de la capacité de la pensée critique à l’expliquer, à défaut de pouvoir le transformer1 ? Peut-on encore analyser le politique en partant des notions comme État, pouvoir, puissance, société, institutions ou serions-nous entrés dans de nouveaux processus de brutalisation des sociétés2, entraînant dans leur sillage la destruction des repères de confiance dans le temps et dans l’espace, comme ce fut le cas durant la première moitié du xxe siècle ? Comment faire face aux peurs identitaires et sécuritaires, instrumentalisées avec succès par des courants généralement définis comme « populistes » qui prennent les sociétés démocratiques en otage ? L’action citoyenne devrait-elle « faire table rase » de nos démocraties assurément atones, comme le suggère une certaine gauche radicale, ou, à l’inverse, envisager leur transformation en prenant appui sur les ressorts dont elles continuent à disposer en dépit de leur crise institutionnelle et de sens ? Plus important encore, doit-on ignorer les différences entre les démocraties actuelles, que d’aucuns qualifieraient de « formelles », et les anti-démocraties de notre début du xxie siècle ?
Les anti-démocraties du xxie siècle
Dressons, à gros traits, le tableau du monde actuel, à commencer par plusieurs espaces arabes (Syrie, Irak, Yémen, Libye…) où le Léviathan s’est transformé en Béhémoth, cherchant à assurer sa survie par la destruction de sa société. Devenu milicien lorsqu’il survit encore, l’« État » partage son espace de souveraineté avec d’autres milices, fragmente, voire détruit le temps et l’espace collectifs et déploie une rationalité perverse, réduite à son expression militaire. En un sens, le monde arabe vit, simultanément, une guerre confessionnelle qui présente de nombreuses analogies avec la guerre de Trente Ans (1618-1648), une guerre civile à l’instar de la guerre civile européenne de 1870-1945 et une guerre hégémonique qui a des relents de guerre froide3.
D’apparence plus institutionnalisée mais marquée par une coercition massive, le cas turc confirme l’association que Hermann Broch établit entre le kitsch du pouvoir et sa névrose4. Il témoigne aussi de la volonté de fusionner le « chef » (reis) et sa « nation » pour leur permettre de prendre la revanche de la « turcité », maîtresse jadis d’une « mère patrie de 18 millions de km2 », sur l’histoire ; il voue un culte exclusif à la puissance, prône un nationalisme nécrophile, selon lequel « la terre ne devient patrie et le tissu drapeau qu’à condition d’être arrosés du sang des martyrs ». En constantes fuites en avant dans ses politiques intérieures et extérieures, le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan anéantit désormais la rationalité même dont il a besoin pour assurer sa propre survie5.
Inscrit dans un temps éternel entrecoupé d’élections plébiscitaires, qui fait suite à celui de la glaciation soviétique, le « poutinisme » a l’allure d’un « pouvoir gothique6 ». Dans la Russie des années 2000-2010 où l’Église et l’Empire ne font plus qu’un pour procéder à la restauration de l’« Ancien7 », le temps futur est également pensé comme celui de la revanche sur l’histoire (« le siège de Moscou » de 1612 n’est toujours pas levé, rappelle Poutine) et sur les élites russes occidentalisées dont la « trahison » aurait provoqué la double chute de l’Empire, d’abord en 1917, puis en 1990.
Plus au sud, le pouvoir iranien, qui dilapide ses ressources économiques pour mieux asservir sa population et se réaliser comme puissance milicienne dans le monde arabe8, estime que le temps est propice pour prendre la revanche de la bataille d’al-Qadisiyya (Cadésie), défaite persane de 636 contre les armées arabes.
Dans ces trois pays où l’économie est ruinée, l’anti-démocratie prône une vision millénariste du monde, remplace le principe de réalité par celui de volonté, vénère Kairos, dieu de fortune et d’opportunité, pour défaire ce que Chronos avait fini par sauver des ruines du passé et institutionnaliser9, et survit in fine par ses aventures militaires à l’extérieur et ses politiques erratiques à l’intérieur. Les trois sociétés sont certes « modernes », à savoir se caractérisent par des processus d’individuation qui accompagnent leur « transition démographique ». Ni l’erdoganisme, ni le poutinisme, ni le régime des mollahs n’ont la capacité d’embrigader leurs sujets pour fabriquer des « corps organiques » au service de la grandeur de la nation, comme ils le souhaitent. Les citoyens de ces pays répondent certes périodiquement à l’appel du « chef » et/ou du « guide » pour participer à une manifestation aussi monstre que belligène, mais sans accepter de risquer leur vie pour la nation qu’ils sont supposés incarner. Cette difficulté est surmontée par la paramilitarisation de l’État et par la constitution de forces de coercition fonctionnarisées ou supplétives, comme les cosaques ou les Tchétchènes de Kadyrov, les milices chiites afghanes ou pakistanaises au service de Téhéran, ou encore les djihadistes syriens qu’Ankara a organisés en Armée syrienne libre (qui n’a aucun rapport avec la branche armée de l’opposition fondée en 2011 portant ce même nom). Il n’est pas étonnant que ces trois pouvoirs qui, par ailleurs, s’entre-déchirent et partagent une lourde responsabilité dans la tragédie syrienne en soutenant soit le régime aux abois de Bachar al-Assad, soit les djihadistes de toutes affiliations, s’entendent à merveille quand il s’agit de combattre la démocratie ou d’étouffer toute contestation kurde en Syrie. Si elles se présentent comme des forces de résistance d’une Eurasie ou d’un Orient « opprimé » par l’Occident, leurs projets ne diffèrent guère de celui de l’impérialisme nippon d’entre-deux-guerres qui, au nom de la dignité restaurée de l’Asie, martyrisait les populations chinoise et coréenne.
La pensée critique est désarmée face à l’émergence des nouveaux modèles d’anti-démocraties dans ces pays, ainsi que dans certains autres, comme la Chine de Xi Jinping ou le Venezuela de Nicolás Maduro. Indispensable, le savoir disponible pour comprendre leur émergence et leurs trajectoires se révèle être frustrant, tant il « fait apparaître cela même dont il faut se délivrer ou contre quoi il faut lutter10 ». À moins de tomber dans un parfait cynisme, de se contenter d’une raillerie perverse ou de s’enfermer dans de nouvelles jérémiades, comment parler, en effet, du mille et unième attentat-suicide organisé en Irak entre 2003 et 2010, d’une nouvelle cérémonie nécrophile où le président Erdoğan annonce aux enfants que le drapeau national qui couvrira leur cercueil après leur sacrifice suprême pour la nation est déjà prêt, ou d’une énième apparition de Poutine, assurément mal à l’aise dans son costume, à travers les portes blindées du Kremlin gardées par deux sentinelles ? Mal équipée pour penser la « disruption », la pensée critique ne peut analyser que ce que la cité parvient à comprendre, prévenir, maîtriser ou réguler. Certes, elle prend acte des conséquences que les ruptures violentes ou les pouvoirs grotesques produisent dans l’histoire, mais elle ne peut s’appuyer que sur les « faits sociaux » s’inscrivant dans des processus plus ou moins longs, et non sur l’éphémère qui produit de la violence, anéantit les repères, radicalise les subjectivités, pose la revanche comme but ultime d’une collectivité, mais ne débouche sur aucune construction, si ce n’est de type millénariste, vouée à l’échec.
1920-2020 : la crise des démocraties
Il est courant, dans certains cercles citoyens, d’insister sur les similitudes entre la montée des droites radicales dans les années 1920 et celle des anti-démocraties de nos jours. Une telle comparaison est bien entendu légitime, mais elle permet aussi de comprendre les différences entre les deux périodes.
Les anti-démocraties du xxe siècle étaient issues de la Première Guerre mondiale et du double suicide de la cité bourgeoise et de sa seule alternative possible, le socialisme démocratique qui avait fait le choix de la guerre, et non pas de la paix en Europe11. Elles ambitionnaient de poursuivre le conflit mondial sous la forme d’une guerre interne contre la société policée, comme condition d’une future revanche nationale. Elles exerçaient sur une partie de leurs citoyens un effet d’enchantement réduisant à néant leurs facultés cognitives, que la littérature (Thomas Mann, Leo Perutz, Mikhaïl Boulgakov…) de l’époque a remarquablement bien saisi. Elles s’imposaient, aussi bien dans leurs discours que dans leurs pratiques, comme l’incarnation du « mal radical », à savoir sans origine métaphysique et sans lien dialectique avec le bien, que Karl Kraus comparait à la Troisième Nuit de Walpurgis12. Bien entendu, les expériences de ces décennies ne manquaient pas de rationalité technique, mais en soumettant la cité au service d’une raison millénariste, elles la condamnaient à la « folie », comme le dirait Cicéron. Très tôt, les penseurs de l’époque avaient compris le rôle que les mythes jouaient dans la fabrique de ces pouvoirs, en se référant à la science pour mieux la vider de son contenu critique et les « non-contemporanéités » détruisant le temps présent13. Les nouvelles « élites négatives » déployaient une coercition massive en tant qu’État contre la société et une violence de type « révolutionnaire » contre l’ordre institué14.
Le contexte de notre xxie siècle est naturellement très différent de celui des années 1920-1940. On peut cependant observer une ressemblance en partant des malaises des démocraties des deux périodes : les anti-démocraties fascinent et déstabilisent les démocraties, autant dans leur fonctionnement que dans la confiance qu’elles ont en elles-mêmes. Leurs discours anti-individualistes insistant sur la discipline, l’autorité, le devoir à l’égard de la famille, de la nation et de Dieu parlent aux opinions publiques démocratiques, qui manquent souvent d’éléments de cohésion collective, craignent les incertitudes du présent et n’ont pas confiance en l’avenir. Par contraste avec les modèles du siècle passé, les anti-démocraties contemporaines sont capables de se doter d’une apparence démocratique, tout en exportant leurs propres techniques de gouvernement vers les démocraties. Ainsi, alors que l’Iran, la Russie et la Turquie se dotent des institutions démocratiques formelles (assemblée représentative, cour constitutionnelle, cour des comptes…) sans nullement se soumettre à la légalité qu’elles supposent, les décideurs des sociétés démocratiques font de plus en plus fi de leurs propres organes de contrôle et d’équilibre pour accroître leur autonomie décisionnelle15. Les anti-démocraties défient aussi, avec un succès indéniable, les démocraties comme modèles de souveraineté narcissique et agressive, ouvertement anti-universaliste. Malgré une supériorité économique et militaire écrasante, Washington s’estime ainsi menacé ou lésé par ses concurrents et se replie sur le projet de la grandeur américaine au détriment du reste de l’humanité. En Europe également, le Brexit et les multiples courants souverainistes visent à « nationaliser » leurs démocraties au nom du peuple souverain, mais ce faisant, ils menacent la démocratie comme mode conflictuel de gestion de la cité par-delà les frontières.
Les démocraties se trouvent piégées par leur propre inertie, leur renoncement à l’action et au courage.
Certes, les discours identitaires, nationalistes et/ou populistes qu’on observe en Europe depuis de longues décennies n’ont plus la dimension maurassienne, voire social-darwiniste, qui caractérisait leurs prédécesseurs d’il y a un siècle. De même, en dehors de plusieurs pays de l’ancien bloc socialiste, la séparation des pouvoirs est respectée dans la plupart des démocraties européennes et la justice continue à fonctionner avec indépendance. Mais privée de la capacité de se réinventer par des luttes citoyennes, l’exercice démocratique se replie sur la seule forme institutionnelle, notamment dans le domaine juridique, se contente d’autoriser des mobilisations sectorielles non articulées entre elles, ou bien se livre à son autocélébration à la faveur des élections, qui assurent une représentation mais n’ont plus rien de participatif ou d’intégrateur. La ritualisation de la démocratie la prive aussi des outils de prédiction et de gestion dont elle a besoin pour assurer sa cohésion et gagner en force de conviction. L’effondrement économique de 2008, la destruction des sociétés irakienne, syrienne, libyenne ou yéménite avec un effet direct sur les sociétés européennes, la montée des courants dits populistes et la naissance d’une internationale des partis de droite radicale sous la houlette du poutinisme, ou encore l’élection de Trump et le Brexit constituent autant d’exemples montrant combien les démocraties se trouvent piégées par leur propre inertie, leur renoncement à l’action et au courage. La conversion de la gauche – libérale aux États-Unis, sociale-démocrate en Europe – au néolibéralisme dans les années 1980-1990 érige le fatalisme comme horizon des sociétés démocratiques et leur interdit toute transformation radicale, si ce n’est dans les domaines définis comme sociétaux, et tout programme politique autre que celui consistant à contenir les effets de leurs propres aveuglements16.
Faire fi de la « démocratie formelle » ?
Comment renforcer les démocraties alors qu’elles sont, par essence, incapables de se radicaliser ou de se définir sur une base sacrificielle, comme le font les anti-démocraties ? Comment leur permettre de répondre aux défis que ces dernières leur lancent sans tomber dans le militarisme ni prendre le risque de se « barbariser17 » ? Comment faire coexister leurs faiblesses, leurs doutes, leurs incertitudes, sans lesquels elles ne seraient plus des sociétés, avec la nécessité de leur empowerment, sans lequel elles cesseraient d’être des entités ? La réponse requiert néanmoins la mobilisation d’un imaginaire politique : les démocraties ne peuvent exister comme entités et comme sociétés qu’à condition de renforcer le double principe du consensus et du dissensus qui les fonde et assure leur dynamisme dans le temps et dans l’espace. Il s’agit là également de la condition de l’existence de la cité démocratique, à la fois comme espace territorialisé et comme principe universel, à savoir comme le seul modèle à même de surmonter la dialectique de la liberté et de la nécessité sur laquelle insiste Hannah Arendt18.
Comment penser un tel « régime » au-delà des procédures électorales et de la seule pérennité des institutions démocratiques qui, pour le moment, ne sont pas compromises, mais qui ne suffisent assurément pas à revitaliser les démocraties ? Comme le suggèrent l’historien Pierre Rosanvallon et le constitutionnaliste Dominique Rousseau, la réponse à cette question ne peut se trouver que dans des luttes citoyennes, les seules à même d’engendrer un nouveau souffle démocratique19. La fragmentation ou le repli de ces luttes sur le « sociétal » et l’« écologique », qui ne structurent presque plus les conflits politiques, s’avèrent fatals pour la vitalité des démocraties. Elles apportent aussi la clef de l’énigme qui interroge nombre de citoyens : comment expliquer la fin de la gauche ou, plus grave encore, peut-on encore évoquer les concepts de droite et de gauche pour penser le système politique au-delà des dénominations partisanes de façade ?
En réalité, la disparition de la gauche sur l’échiquier politique, que les mouvements d’indignation du début des années 2010 n’ont pas su revigorer, s’explique par les transformations que nombre de sociétés démocratiques ont connues au cours des dernières décennies. L’absence d’analyses fines de ces sociétés en termes de classes, qui prendraient en compte à la fois des données quantitatives et celles relevant des subjectivités, est un obstacle à la problématisation des démocraties du xxie siècle. On peut cependant faire le pari que les sociétés démocratiques de nos jours sont ou se considèrent, y compris s’agissant de leurs segments pourtant précarisés, comme des sociétés de classes moyennes. Cette auto-identification entraîne deux effets contradictoires : les démocraties protègent la plupart de leurs citoyens (mais au détriment des non-citoyens et de ceux qui sont économiquement les plus démunis) et n’interdisent plus la défense des femmes ou de diverses orientations sexuelles – défense qui, au demeurant, leur sert aussi de marque de distinction par rapport aux anti-démocraties, massivement misogynes et homophobes. Ainsi, en Allemagne et en Grande-Bretagne, les lois autorisant le « mariage pour tous » ont été proposées par des pouvoirs conservateurs ou adoptées avec leur soutien. Cependant, les sociétés de classes moyennes cultivent le conformisme, le quant-à-soi et le conservatisme politique, qui ont pour effet de ne pas contester l’ordre dans ses données structurantes. Tout semble confirmer la prédiction de Tocqueville selon laquelle l’Amérique, société des individus et non pas des luttes et des solidarités de classes, représente la vieillesse, et non l’enfance, de l’Europe.
Une telle évolution signifierait-elle l’entrée de ces sociétés dans une ère post-politique, sans conflits structurant la société ? À plus d’un égard, une telle hypothèse serait terrifiante. Comment ne pas penser ici à Thucydide et Ibn Khaldûn, qui n’établissent pas une opposition entre la civilisation et la barbarie, mais entre la civilisation et la dé-civilisation, cette dernière détruisant la cité jusqu’à lui enlever la mémoire d’avoir été jadis instituée, avec ses manières d’être douces et ses repères de confiance dans son temps et dans son espace20 ? Fort heureusement, les démocraties n’en sont pas là et disposent encore de bien des ressources nécessaires à leur survie. Néanmoins, si elle se confirmait, l’hypothèse d’une phase post-politique ne serait pas synonyme du « pré-politique » ou d’une « société contre l’État21 », mais de la disparition même du citoyen, comme membre d’une communauté politique et acteur de son destin, au profit d’individus fatalistes et atones.
Ces questions nous éloignent sensiblement des débats sur la société, l’État ou la démocratie radicale qui secouent épisodiquement le microcosme de la pensée critique. Elles interdisent, en tout cas, de chercher la solution à la crise – réelle – de la cité démocratique dans la « déconnexion de la société » et dans la « dissolution de l’État22 » ou dans la seule représentation directe des populations, de l’échelle d’un canton aux entités confédérées, telle que la prône Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), inspiré par Murray Bookchin. Comme l’a fort bien saisi Ibn Khaldûn, qui ne pouvait naturellement se poser la question de la démocratie dans son xive siècle finissant, l’État (y compris dans l’autonomie qui le caractérise comme condition de son existence), la société et la civilisation se construisent et se déconstruisent au cours des mêmes processus. Il en va a fortiori de même avec la démocratie, la civilisation et l’État dont il serait illusoire, en ce début du xxie siècle du moins, de programmer la disparition.
La démocratie peut-elle être impuissante ?
Comme l’a fort bien vu Pierre Bourdieu, les sociétés démocratiques ne peuvent se passer de l’État, mais ne peuvent davantage l’accepter tel qu’il existe23. Toute réflexion critique sur l’État et toute action citoyenne contre lui doivent en effet envisager la construction d’une démocratie ouverte et conflictuelle, telle qu’elle était prônée par le jeune Marx : « L’abîme qui s’est ouvert devant nous peut-il tromper les démocrates, peut-il nous faire croire que les luttes pour la forme de l’État soient vides, illusoires, nulles ? Seuls des faibles et des lâches peuvent poser cette question. On ne saurait écarter par le rêve les conflits qui proviennent des conditions mêmes de la société bourgeoise ; il faut les résoudre dans la lutte. La meilleure forme d’État n’est pas celle où les contradictions sociales sont effacées ou comprimées par la force, c’est-à-dire éliminées artificiellement, apparemment. La meilleure forme d’État est celle où ces contradictions se heurtent librement dans la lutte et y trouvent leur solution24. »
Peut-on avoir une telle « république » sans la puissance qui est nécessaire à sa survie, mais aussi à sa transformation permanente ? La pensée critique est souvent épouvantée par la notion même de puissance qui, dans l’histoire de la démocratie, est effectivement allée de pair avec le colonialisme, l’impérialisme et la guerre. Il nous semble cependant possible d’envisager un autre lien entre la démocratie et la puissance en partant, une fois de plus, de l’exemple des anti-démocraties. Les anti-démocraties du xxe siècle étaient en quête de puissance, mais la production de celle-ci exigeait la destruction de la densité institutionnelle de l’État, appréhendée comme un obstacle à la fusion de la nation avec son chef, incarnant son passé, son présent et son futur. Même si elles ne se fondent pas sur le principe de parti unique, n’encadrent pas chaque « cellule » sociale jusqu’à la famille et privilégient la paramilitarisation du pouvoir au détriment de la militarisation des sociétés, les anti-démocraties du xxie siècle sont également en quête de puissance, et celle-ci entraîne la destruction de la légalité et de la rationalité de l’État.
Par ses mécanismes de contrôle et d’équilibre, l’État s’impose à la fois comme une concentration de puissance et comme la seule entrave devant l’autonomisation disruptive de cette même puissance. La question, dès lors, n’est pas celle de savoir s’il faut supprimer l’État, mais comment intervenir sur lui et par lui, pour le transformer en une « république » dissensuelle, un espace d’exercice de la démocratie radicale, telle que l’envisageait Marx. En effet, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui adresser, l’État demeure la seule réponse contre « l’état de nature ». Cet état de nature ne constitue pas la préhistoire de la cité, mais bien une menace compromettant son existence en permanence, y compris en contexte démocratique25. Ce n’est qu’en pariant sur l’État qu’on peut envisager l’émancipation des sociétés démocratiques des hypothèques identitaires et sécuritaires qui pèsent sur elles.
- 1.Ce texte est une version restituée de la conférence introductive, en plénière, au colloque « État de violence, état de guerre », présentée au colloque « Desexil : l’émancipation en acte » (Genève, 31 mai-3 juin 2017), dont les actes ont été publiés sur le site exil-ciph.com. Je remercie Mme Marie-Claire Caloz-Tschopp pour son autorisation de republier ce texte.
- 2.Voir George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes [1990], trad. par Edith Magyar, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette, 1999.
- 3.Voir Hamit Bozarslan, Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015, Paris, CNRS Éditions, 2015.
- 4.Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch [1955], trad. par Albert Kohn, Paris, Alia, 2016.
- 5.Voir Ahmet Insel, La Nouvelle Turquie d’Erdoğan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015 et Guillaume Perrier, Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan, Arles, Solin/Actes Sud, 2018.
- 6.Voir Dina Khapaeva, Nightmares: From Literary Experiments to Cultural Project, Leiden, Brill, 2012 et Portrait critique de la Russie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2012.
- 7.Voir Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Arles, Solin/Actes Sud, 2015.
- 8.Voir Mehrdad Vahabi, « Ordres contradictoires et coordination destructive : le malaise iranien », Revue canadienne d’études du développement, vol. 30, no 3-4, 2010, p. 503-534.
- 9.Voir Karl Mannheim, Idéologie et utopie [1929], trad. par Jean-Luc Évard et Olivier Mannoni, préface de Wolf Lepenies, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006.
- 10.Léon Chestov, La Nuit de Gethsémani. Essai sur la philosophie de Pascal [1929], Paris, Éditions de l’Éclat, 2012, p. 99.
- 11.Voir François Furet, Penser le xxe siècle, Paris, Robert Laffont, 2007.
- 12.Karl Kraus, Troisième Nuit de Walpurgis [1933], trad. par Pierre Deshusses, préface de Jacques Bouveresse, Marseille, Agone, 2005.
- 13.Voir Ernst Cassirer, Langage et mythe. À propos des noms de dieux [1922], trad. par Ole Hansen-Love, Paris, Minuit, 1973 ; id., Le Mythe de l’État [1946], trad. par Bertrand Vergely, Paris, Gallimard, 1993 ; et Ernst Bloch, Héritage de ce temps [1935], trad. et présenté par Jean Lacoste, Paris, Klincksieck, 2017.
- 14.Voir Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), trad. par Brigitte Hébert, Arles, Actes Sud, 2003. L’expression « élite négative » est du journaliste allemand et ancien prisonnier du régime nazi Eugen Kogan, cité dans Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive, 1933-1945, trad. par Marie-France de Paloméra, Paris, Gallimard, 2004, p. 78.
- 15.Voir Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (sous la dir. de), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008.
- 16.Voir Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, trad. par Frédéric Joly, Paris, Gallimard, 2014.
- 17.Voir Pierre Hassner, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015.
- 18.Voir Hannah Arendt, Essai sur la révolution [1963], trad. par Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1967.
- 19.Voir Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006 et Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie ? Proposition pour une refondation, Paris, Seuil, 2015.
- 20.Voir Hamit Bozarslan, Le Luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn, Paris, CNRS Éditions, 2014.
- 21.Voir Pierre Clastres, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
- 22.Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014.
- 23.Voir Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, 2012.
- 24.Karl Marx, « À la mémoire des combattants de Juin » [1848], dans David Riazanov, Karl Marx, homme penseur et révolutionnaire, Paris, Anthropos, 1968.
- 25.Voir Giorgio Agamben, La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, trad. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2015.