
L’hôpital, ou l’équilibre budgétaire impossible
Depuis trente ans, l’hôpital est en crise. Il le demeurera sans doute longtemps : devant le vieillissement de la population, le développement d’une médecine de pointe coûteuse et les limites budgétaires, le manque de moyens est structurel. En quinze ans, le système de financement a été modifié trois fois. On est passé de la dotation globale au financement avec l’indicateur Pmsi[1], pour en terminer avec la fameuse tarification à l’activité.
Lors de la mise en place de la tarification à l’acte en 2007, le discours servi considérait l’hôpital comme une entreprise – certes pas comme les autres, mais une machine à produire malgré tout. Chaque intervention ou soin, des plus bénins aux plus complexes, se voyait attribuer un code qui, associé à d’autres facteurs tels que la durée des séjours de nuit, donnait lieu à un tarif. Multiplié par le nombre d’actes effectués, il en résultait l’essentiel des recettes de l’établissement. À lui de maîtriser ses dépenses. Quand certains, dans des propos frappés au coin du bon sens, affirmaient que le système était inflationniste, ils se faisaient renvoyer dans les cordes. Dès lors, les directeurs se sont trouvés face à l’injonction paradoxale de l’État d’équilibrer leur budget tout en développant l’activité et en maintenant la qualité des soins. Les actes se sont multipliés, les codages ont été optimisés, avec pour conséquence la baisse annuelle des tarifs afin de respecter l’Ondam (Objectif national des dépenses d’assurance maladie, voté par le Parlement).
La conséquence invisible de cette multiplication de réformes est aujourd’hui un hôpital obsédé par les préoccupations financières et leur corollaire : un accroissement exponentiel des administrations et notamment des services informatiques et financiers. Pour faire face à la complexité, il faut sans cesse renouveler le parc informatique, former le personnel, embaucher des informaticiens ou des contrôleurs de gestion.
Les pathologies rémunératrices, notamment en chirurgie et en néphrologie, ont fait l’objet de toutes les attentions au détriment de la médecine, de la gériatrie ou des soins de suite. Les restructurations se sont multipliées, des lits d’hospitalisation complète ont été regroupés, nombre de lits fermés, les fermetures d’été augmentées pour permettre les congés.
La conséquence invisible de cette multiplication de réformes est aujourd’hui un hôpital obsédé par les préoccupations financières.
Les coûts de revient sont devenus une obsession et, comme 80 % des dépenses sont consacrées au personnel, on devine la suite…
Si l’on ajoute la mise en œuvre catastrophique des « 35 heures » à l’hôpital, décidée contre tout bon sens par Lionel Jospin (qui a reconnu son erreur depuis), on aboutit à une situation inextricable : les cadres de santé passent la moitié de leur temps à s’occuper des emplois du temps, à courir après les remplaçants, les médecins dans les services et les blocs opératoires ne sachant pas le matin qui va les accompagner, les comptes épargne-temps des médecins à 35 heures explosent.
Des Urgences épuisantes
Le point nodal de l’hôpital public demeure les Urgences. Si les services d’urgences n’ont cessé d’être agrandis, modernisés, renforcés en effectifs, rien n’y fait : les personnels sont submergés et, pis, les lits de médecine manquent. Les personnes âgées sont brinquebalées d’hôpital périphérique en hôpital périphérique avec, après quatre ou cinq heures d’attente et enfin un soin, la question angoissante : où trouver un lit ?
Le nombre de médecins généralistes diminue, les déserts médicaux sont nombreux. Ne reste plus après 21 heures qu’un médecin de secteur de garde ou Sos Médecins au mieux, le service d’urgences le plus proche dans la plupart des cas. Les brancards s’entassent dans les couloirs, patients et médias jugeant l’hôpital uniquement à l’aune des Urgences en oubliant le reste. Si les maisons de santé peuvent apporter des réponses dans les petites villes, qu’en sera-t-il des campagnes où aucun médecin ne veut plus s’installer ? Dans les grandes agglomérations, il serait judicieux de favoriser le développement des maisons médicales de garde, proches de l’hôpital où les généralistes se relaient, à condition toutefois que le tiers payant soit généralisé, les populations les plus défavorisées préférant alors l’hôpital où rien ne reste à charge.
Il n’est pas surprenant qu’infirmiers et médecins vivent depuis très longtemps dans la plainte. Même s’il faut parfois relativiser les doléances, il reste que bien des infirmières ne pensent qu’à une chose : quitter le navire, et que des médecins parmi les plus talentueux ne cessent de lorgner vers le privé. Quant aux directeurs, ils se jugent et sont jugés sur leur capacité à maîtriser le budget. De ce point de vue, les discours sur les valeurs et le fameux slogan, « le patient au cœur de l’hôpital », sont des fadaises.
Le pire à venir ?
Cependant, il serait injuste d’affirmer que, depuis trente ans, rien n’a bougé. La recomposition de la carte hospitalière est largement entamée et les Migac[2] se sont amplifiées, et notre médecine hospitalière demeure l’une des meilleures au monde. En outre, les réseaux de soins se sont multipliés, la coopération interhospitalière s’est considérablement développée et la télémédecine se généralise.
Dans les années 1970, on enseignait à l’École nationale de la santé qu’au-delà de quatre cents lits, un hôpital était ingérable ! Plus tard, face aux paralysies engendrées par le statut de la fonction publique, Gérard Vincent, alors directeur de la Fédération hospitalière de France, déclarait publiquement que le meilleur statut pour l’hôpital était celui de Participant au service public hospitalier, devenu Établissement de santé privé d’intérêt collectif (Espic), autrement dit celui d’établissements autonomes, à l’image de ce qu’ils sont aujourd’hui dans les champs de l’économie sociale et solidaire, associative, mutualiste, dépendant de fondations, avec une convention collective commune.
Mais l’État reste profondément jacobin, méfiant devant la société qui s’organise en dehors de son contrôle. Le secteur de santé rattaché à l’économie sociale et solidaire reste marginalisé, les groupements hospitaliers de territoire (Ght) devant organiser l’offre de soins sont dominés outrageusement par l’hôpital public et, lorsqu’un centre hospitalier universitaire (Chu) règne sur le paysage, les « associatifs » ne comptent que peu ou pas. Le secteur privé à but lucratif s’organise à sa guise dans une vision de l’État qui considère qu’entre le secteur public qu’il pilote et le privé libéral, il n’existe rien. En termes d’accessibilité aux soins, dans les Espic, à but non lucratif, il convient de le rappeler, il n’y a pas de dépassements d’honoraires. La convention collective est un plancher, la gestion du personnel est revue par les accords d’entreprise, le pilotage politique s’effectue hors de ces élus locaux préoccupés le plus souvent par le maintien de telle activité en prenant soin de se faire soigner ailleurs. Par leur taille, souvent autour de deux cents à cinq cents lits, ces établissements font montre d’une souplesse de pilotage et d’organisation que le statut et la lourdeur des procédures ôtent à l’hôpital public.
Le gouvernement actuel promet une nouvelle réforme, abrogeant largement la tarification à l’activité et privilégiant les parcours de soins en lien avec la médecine de ville et les maisons de santé. Il mise aussi sur le développement de l’ambulatoire en chirurgie et en médecine pour réaliser des économies. C’est nécessaire pour le patient, dont la longueur du séjour à l’hôpital renforce la possibilité de contracter une maladie nosocomiale. Qui plus est, on entre à l’hôpital avec le désir d’en sortir au plus tôt, à la condition cependant de ne pas avoir le sentiment d’être mis dehors faute de place !
Le gouvernement ne doit pas oublier que la conséquence naturelle du « virage ambulatoire » serait non pas de supprimer des lits, mais de les transférer sur des lits de médecine, indispensables aux Urgences. Sans compter qu’un médecin, chef de service d’un hôpital public, se juge lui-même encore au nombre de lits d’hospitalisation complète qu’il pilote et que la chirurgie ambulatoire requiert les chirurgiens les plus habiles.
Un plan d’investissement est annoncé. Ce ne sera pas le premier. Encore faudra-t-il qu’il soit centré sur les besoins réels de la population comme, à titre d’exemple, l’installation d’imagerie par résonance magnétique (Irm), dont l’accès requiert encore aujourd’hui plus de trois mois d’attente.
En réalité, quel que soit le financement, l’hôpital n’échappera pas à la bombe démographique que constitue l’arrivée massive des populations âgées. Le financement du cinquième risque, celui de la dépendance, est le défi majeur que tous les gouvernements refusent de voir. À l’horizon 2030, celui-ci frappera les équilibres financiers de plein fouet et il n’y aura pas d’autres choix que d’y répondre par l’impôt. Il conviendrait de rompre avec un système qui, centré sur le soin, en oublie les déterminants de santé. Tout ceci concerne la prévention que la stratégie nationale de santé prône depuis des lustres sans beaucoup de moyens et de résultats. Mais ses objectifs sont mesurables sur le long terme, alors qu’un budget est annuel, avec des critères d’évaluation complexes.
Il faut aussi cesser de faire de l’hôpital le pilier absolu du bien-être, car il n’est plus à la verticale de son temps : il a toute sa place, mais il y a urgence à ce que la société se mobilise à propos de ce qui rend malade. L’hôpital est l’une des organisations les plus complexes du monde. Il faut lui laisser le loisir de se réformer en partie par lui-même, il a besoin de confiance et de reconnaissance, les personnels notamment. Le reste viendra à mesure, le politique devant comprendre que le tenir en laisse désespère les citoyens conscients que la santé coûte cher.
[1] - Dans le programme de médicalisation des systèmes d’information, chaque pathologie se voit attribuer un nombre de points, on additionne les points produits par l’établissement, on fixe une valeur du point et on attribue de la sorte un budget.
[2] - Les missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation assurent le financement global de certaines activités : soins palliatifs, -équipes- mobiles de gériatrie, urgences en fonction du nombre de passages, réseaux de santé… Dans certains établissements, elles peuvent représenter 20 % des recettes.