
L'horrible, l'imprescriptible et l'admirable. Une relecture de la Mémoire, l'Histoire, l'Oubli de Paul Ricœur
Une relecture de la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli de Paul Ricœur
Paru il y a dix ans, le livre de Paul Ricœur s’inquiétait des possibles « abus de mémoire » dans notre rapport à l’histoire. Cette préoccupation, problématique et souvent mal comprise, paraît encore plus pertinente aujourd’hui qu’il y a une décennie, à la lumière des querelles qui ont continué à se développer dans l’espace public sur les usages politiques du passé.
In memoriam
Claude Monod (1917-1945), colonel Ffi, mort à 28 ans
Les guerres du xxe siècle ne sont pas au premier plan dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Elles sont cependant présentes, ou latentes, dans le propos d’ensemble du livre, et en particulier dans son « Épilogue », et elles sont explicitement nommées à plusieurs moments stratégiques du livre. La mémoire qui sous-tend l’ouvrage est une mémoire du xxe siècle européen, une mémoire marquée, notamment, par les guerres mondiales et par la Shoah. (Les problèmes historiographiques soulevés par la Shoah, déjà abordés dans Temps et récit, sont ici repris sous un autre angle, celui du rapport entre témoignage et histoire notamment.) La mémoire individuelle de l’auteur Ricœur participe aussi d’une mémoire collective dont il est dit qu’en elle, « les sentences [des grands procès criminels] cheminent lentement… au prix de rudes dissensus1 ». Certes, quantitativement, ces problématiques n’occupent qu’une place limitée dans l’ensemble – considérable – du livre. Celui-ci entrecroise une réflexion éthique et juridique, et à certains égards il constitue un « livre de jugement » politique, ainsi que Ricœur avait qualifié l’essai de Merleau-Ponty, les Aventures de la dialectique. Mais c’est bien d’abord un livre de philosophie, qui se déploie autour du thème central de la « représentation du passé », envisagée en trois temps, à travers une phénoménologie de la mémoire, d’abord, une épistémologie de la science historique, ensuite, une méditation sur l’oubli, enfin, qui participe d’une herméneutique de la condition historique. L’être historique est un être qui oublie. Cette structure-là doit être interrogée. Mais elle ne peut l’être, selon Ricœur, qu’après avoir examiné la question de la rétention du passé et de son oubli au plan de la conscience temporelle individuelle, c’est-à-dire essentiellement, suivant les orientations philosophiques de Ricœur, au fil d’une phénoménologie de la mémoire et à l’aide d’un redéploiement de certains concepts psychanalytiques.
Laissant ainsi de côté plus des trois quarts du livre, mon intérêt ne se portera que sur les points où la mémoire des guerres du xxe siècle affleure. Ces points sont, on ne s’en étonnera pas, ceux où Ricœur aborde également l’un de ses « thèmes civiques avoués », comme il l’écrit en ouverture : l’idée d’une juste mémoire, répondant à « l’inquiétant spectacle » d’un « trop de mémoire ici, trop d’oubli ailleurs », juste mémoire opposée à l’oubli, bien sûr, mais aussi aux abus de la mémoire.
On n’a pas encore, me semble-t-il, observé la pertinence et les difficultés des réflexions de Ricœur sur les « abus de la mémoire », dont il dresse une typologie, à la lumière aussi des problèmes posés par l’apparition de la notion juridique de crime contre l’humanité. Or ces problèmes n’ont cessé de gagner en virulence depuis la publication du livre, notamment au plan même où il les posait, c’est-à-dire dans la tension entre l’historien et le juge : ils sont devenus plus aigus avec l’extension de la notion de crime contre l’humanité ou de génocide à d’autres événements que la Shoah, comme l’esclavage, la traite des Noirs ou le génocide arménien. La pratique des historiens est confrontée ici à une qualification juridique de certains événements ; l’historien voit sa « marge de manœuvre » en partie délimitée par la loi et peut tomber sous le coup de la loi, soumis à cet égard aux pressions d’organisations « mémorielles ». Divers épisodes français d’action judiciaire engagée contre des historiens sur ces points ont conduit à la pétition d’historiens « Liberté pour l’histoire » (décembre 2005, signée notamment par Pierre Vidal-Naquet, Pierre Nora, René Rémond…). Ces épisodes comme cette pétition (et le débat qu’elle a suscité, incluant une contre-pétition signée notamment par Claude Lanzmann), postérieurs au livre de Ricœur, ont donné une actualité nouvelle à la question d’un éventuel « abus de mémoire » au détriment de l’histoire des historiens. Mais on ne saurait limiter la pertinence du propos de Ricœur à cette actualisation.
Ricœur n’a certes pas abordé extensivement, dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, les problèmes de qualification d’événements historiques (comme crime contre l’humanité, génocide…) au plan proprement juridique, mais il l’a fait ailleurs, notamment dans la Critique et la conviction. Dans l’ouvrage sur la mémoire, Ricœur a dû plutôt aborder la notion de crime contre l’humanité en tant qu’elle s’est accompagnée d’une exigence d’« imprescriptibilité » juridique. Par là, la législation sur le crime contre l’humanité s’accompagne d’un refus de l’oubli dans ce que l’on peut considérer comme l’une de ses formes institutionnalisées juridiquement, la prescription. La prescription, comme l’amnistie (dont Ricœur interroge la frontière fragile avec l’amnésie), reconnaît implicitement une certaine vertu à la longueur du temps, voire à l’oubli. Or Ricœur reconnaît également une certaine vertu à l’oubli, y compris une vertu politique ; n’est-il pas alors en porte à faux par rapport à l’exigence d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ? Et ce, alors même que le livre est placé sous un exergue emprunté à l’un des plus véhéments défenseurs de l’imprescriptible : Jankélévitch.
Nous avons là un ensemble de questions extrêmement difficiles et enchevêtrées, que Ricœur a traitées de façon concise et dense, au risque, parfois, de paraître elliptique, voire politiquement maladroit, alors que ses thèses ont un intérêt qui me semble s’être paradoxalement accru depuis la parution du livre.
Une typologie des « abus de la mémoire »
La force du livre, dans l’austérité même de sa construction, apparaît dans la typologie des abus de la mémoire : Ricœur ne se contente pas d’une analogie superficielle et ininterrogée entre mémoire individuelle et mémoire collective. Il consacre une section entière à la mémoire individuelle, interrogée sous l’angle de la phénoménologie de la « rétention » du passé, mais aussi sous l’angle des « pathologies de la mémoire » individuelle, interrogée, cette fois, à l’aide des concepts de Freud.
Ricœur distingue donc trois formes d’abus de la mémoire, non pas simplement au sens d’un « trop », mais d’un mésusage, d’un dysfonctionnement : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, la mémoire obligée. Chacune de ces catégories comprend elle-même des formes variées.
La mémoire empêchée, par exemple, peut être empêchée de diverses façons : sur le mode, bien sûr, d’une censure directe, ce qui est le cas dans les régimes totalitaires mais qui a pu être le cas aussi dans les démocraties ; ou sur le mode de ce que Ricœur appelle la « direction » des opérations de mémoire, une prise en main de la mémoire officielle qui empêche sciemment des visions divergentes d’émerger. On est là déjà aux frontières de la mémoire manipulée.
Il y a cependant une autre forme de mémoire empêchée, que Ricœur aborde justement à l’aide de catégories psychanalytiques, freudiennes : c’est la mémoire qui se heurte à des « résistances » au sens freudien. Les traumatismes du passé sont refoulés, on ne veut pas savoir. Ce déni, comme chez Freud, peut mobiliser des « souvenirs-écran » : par exemple (exemple emprunté par Ricœur à l’ouvrage d’Henry Rousso, le Syndrome de Vichy), après guerre, en France, la fiction d’une France massivement résistante put fonctionner comme souvenir-écran pour « ne pas savoir » ce que l’État français, ce que l’administration avaient fait, de quelle manière ils avaient apporté une aide considérable dans l’arrestation et la déportation des juifs.
Face à ces empêchements apparaît la nécessité d’un « travail de mémoire », que Ricœur formule en déplaçant, là encore, une catégorie freudienne, celle de « travail de deuil ». Il faut du temps, disait Freud, pour que la psychê accepte certaines pertes, certains deuils – un deuil, c’est « chaque fois la fin du monde », comme dit Derrida. Analogiquement, il faut parfois du temps pour que la mémoire collective admette certaines réalités du passé national, certains épisodes ou événements perturbent le « narcissisme » national, l’image de soi. À mon sens, la réalité des guerres et des violences coloniales n’est toujours pas « passée dans le conscient », il s’agit là d’un travail toujours en cours qui se heurte à des intimidations, comme lorsque l’État prescrit d’enseigner « le rôle positif de la colonisation ». On passe ici à la mémoire manipulée, qui naît au croisement entre mémoire et identité. Là encore, Ricœur fait jouer des analogies maîtrisées, étayées par les précédents chapitres et par le travail antérieur sur l’identité narrative (Soi-même comme un autre), le rôle de la mémoire et de sa mise en récit dans la constitution de l’identité – personnelle, collective, nationale, etc.
À propos de la mémoire manipulée, Ricœur note ceci :
Le cœur du problème, c’est la mobilisation de la mémoire au service de la quête, de la requête, de la revendication d’identité.
En quoi est-ce problématique ? L’identité collective, comme l’identité individuelle, peut-elle éviter d’être fondée sur la mémoire de soi ? Mais précisément, le travail philosophique de Ricœur sur l’identité personnelle dans Soi-même comme un autre permet ici une distinction fondamentale : l’identité idem et l’identité ipse, le « même » comme idem, same, gleich, ou le « même » comme ipse, self, Selbst2. Or le maintien de soi dans le temps implique un jeu complexe entre mêmeté et ipséité. Le moment où la revendication identitaire, en soi tout à fait légitime, devient « déraison », c’est, note Ricœur, dans le repli de l’identité ipse sur l’identité idem, ou, précise-t-il, lorsqu’on perd la souplesse propre au maintien de soi dans la synthèse du récit et dans la promesse, au profit de la rigidité d’un « caractère », d’un « même » tenu pour substantiel. Ce n’est pas détourner ces intuitions que d’ajouter, me semble-t-il, qu’un ministère de l’Identité nationale était précisément de ces « manipulations » qui tendent inévitablement à figer l’identité, qui n’est jamais qu’une « promesse » de fidélité sélective à un passé, vers la substantialité d’une « mêmeté », d’une « souche » culturelle, d’une mémoire où le passé est censé faire loi pour le présent, prescrire des « incompatibilités » culturelles, ethniques, etc.
Mais le repli identitaire n’est pas le seul fruit empoisonné des abus possibles identifiés par Ricœur, et c’est ce qui m’intéressera ici : Ricœur évoque aussitôt, dans ces mêmes pages, le rapport « qu’on peut dire originel », écrit-il, de la communauté historique, de « toute communauté historique », peut-être, à la guerre3.
La mémoire des guerres est, ou a très longtemps été, une mémoire fondatrice. Exaltation des victoires, ressentiment à l’endroit des défaites. Or la commémoration peut devenir une occasion de rouvrir le ressentiment (on pourrait citer ici certains événements déclencheurs de la guerre en ex-Yougoslavie, notamment le grand rassemblement pour commémorer la bataille du champ des Merles, en 1989, au cours duquel Milosevic réactiva le thème de la « Grande Serbie »).
Cette mémoire manipulée est soumise à un pouvoir, à une formation politique ou autre qui en déforme le contenu ; la déformation peut être idéologique, visant à écarter ce qui pourrait gêner le récit officiel, glorieux, le récit national, notamment. Mais l’instrument de la déformation peut être la commémoration même, où une logique d’autocélébration indirecte peut conduire à évacuer des éléments gênants (des injustices commises à l’égard d’autres peuples, ou à l’égard d’une partie du peuple, la souffrance des soldats de base, etc.).
Ici nous pourrions illustrer ou développer le propos de Ricœur en évoquant, justement, la manipulation de la mémoire de certaines guerres du xxe siècle. Un article d’Arno J. Mayer issu d’une conférence sur « Les pièges du souvenir », parue en français dans Esprit, donne un exemple très parlant de manipulation mémorielle : la présentation de la Tranchée des baïonnettes et de l’ossuaire de Douaumont, monuments de la Grande Guerre ouverts dans l’immédiate après-guerre à titre de « culte des héros morts » dans une perspective nationaliste, et étudiés à ce titre par Antoine Prost dans l’article « Verdun » des Lieux de mémoire :
On raconte que les soldats français debout, accrochés à leurs fusils, la baïonnette au canon, dans la Tranchée des baïonnettes qui a été conservée intacte, ont été enterrés vivants par l’effondrement de ses parois alors qu’ils défendaient héroïquement leur patrie, bien que la baïonnette ne soit pas vraiment une arme défensive. Les ossements exposés dans l’ossuaire sont censés être ceux des 130 000 soldats français « inconnus », tués sur des champs de bataille qui étaient aussi recouverts des ossements de milliers de soldats allemands tout aussi « inconnus » […]. Il est clair que l’on avait eu soin de séparer parmi les morts les poilus victorieux des Boches vaincus, comme pour suggérer que leur combat se poursuivait outre-tombe4.
Dernière figure de la typologie, la mémoire obligée recoupe partiellement la mémoire manipulée. Obligation est faite de se souvenir de ceci… et non de cela. Ou de s’en souvenir sur le mode exclusif de la mémoire, au détriment de l’enquête historique. L’exemple est ici délicat, et il est la source d’une polémique sourde, apparue après la conférence Marc Bloch (prestigieuse « lecture » placée sous l’égide du cofondateur des Annales), prononcée par Ricœur à la Sorbonne en 1999 et dont des extraits avaient été publiés dans Le Monde, avant une publication complète dans la revue des Annales. Pourquoi cette polémique ? Parce que Ricœur semblait viser essentiellement, sinon exclusivement la mémoire juive et/ou la mémoire de la Shoah, évoquée quelques lignes après l’inquiétude quant au « trop de mémoire ». Or qu’est-ce qui justifie de spécifier ainsi la critique ? Peut-on « trop se souvenir » ou trop enjoindre à se souvenir de la Shoah ? Il faut rappeler que Ricœur réfléchit ici dans un contexte marqué, dans les années 1990, par la controverse sur la « concurrence des mémoires », selon laquelle après un long « refoulement », la Shoah ferait l’objet d’une « obsession » qui s’exercerait aux dépens d’autres mémoires – depuis celle des dominations et des génocides subis par les Indiens d’Amérique jusqu’aux massacres coloniaux, mais aussi celle de l’esclavage, celle du génocide arménien, celle des victimes du Goulag ou du génocide khmer… Ricœur, je crois, voulait sortir par le haut de cette controverse, en voyant dans la Shoah le point de retournement abyssal à partir duquel l’histoire devait absolument cesser d’être une « histoire des vainqueurs » et s’ouvrir à cette « solidarité des ébranlés » dont parlait Pato?kà.
Fallait-il alors sembler spécifier, dans la critique, une tendance à la clôture sur soi de la mémoire « communautaire », concentrée uniquement sur elle-même, au risque d’être insensible au malheur ou au « tort » fait à d’autres ? Le reproche est injuste si l’on songe à l’engagement de tant d’intellectuels « juifs » pour des causes multiples, des peuples attaqués, menacés, exposés à des pratiques de « nettoyage ethnique », de la Bosnie à la Tchétchénie ou au Darfour. Le reproche visait-il alors l’usage de la mémoire dans le cadre du conflit israélo-palestinien, soit la mémoire du génocide juif invoquée ou projetée pour interdire la critique au présent de certains agissements d’Israël ? C’est probable, et il y avait là l’écho d’une critique développée alors par des intellectuels de gauche israéliens, comme Y. Leibowitz dans un livre publié en 1992, Judaism, Human Values and the Jewish State, ou par l’historien Arno J. Mayer, auteur de la Solution finale dans l’Histoire, dont la traduction française avait été préfacée par Pierre Vidal-Naquet. La lecture de la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli ne donne pas du tout l’impression, que pouvait susciter la conférence Marc Bloch, de privilégier arbitrairement, dans la critique, le cas d’Israël. Les abus de mémoire dans certaines régions du monde peuvent sans doute concerner le Moyen-Orient, les invocations de la mémoire dans le drame israélo-palestinien, mais le thème vise aussi clairement, entre autres, les Balkans, qui étaient au cœur des discussions lorsque le thème des « abus de la mémoire » a été porté dans l’espace public, en France, dans les années 1990.
D’un autre registre relève l’inquiétude de Ricœur face à certains discours qui placent la Shoah « hors histoire » ou reprochent à des historiens d’aborder un tel événement « froidement », avec une prétention à l’objectivité qui, comme telle, anesthésie la sensibilité. Ricœur met alors en garde contre un déséquilibre entre mémoire et histoire : un « trop de mémoire » par rapport à l’histoire, voire « contre » l’histoire. La tendance visée est celle qui tendait à faire de la Shoah un événement absolument « indicible », qui serait non seulement hors d’accès pour la raison, mais quasiment irreprésentable – et de citer des déclarations de George Steiner qui allaient dans ce sens (« le monde d’Auschwitz réside hors discours comme il réside hors raison »). Prétendre que la Shoah ne peut qu’échapper à la compétence et aux méthodes de l’historien est un geste que Ricœur refuse assez vigoureusement : il faut en parler, l’analyser, la documenter.
Trop de mémoire, ce peut donc signifier le refus de voir un événement traumatique abordé avec la froide objectivité de l’historien, une sorte de « tabou » au sens propre : un interdit de sa profanation par le langage « public », et a fortiori par le langage scientifique.
Le parallèle s’impose encore avec la réflexion de Freud sur le travail de deuil, sur les difficultés de la douleur à accéder au langage public, à se laisser « partager ».
« Crime contre l’humanité » et « imprescriptibilité » : nécessité et difficultés
Il faut alors aborder la question du choc en retour des crimes contre l’humanité sur la mémoire et l’histoire du xxe siècle. Dans la Critique et la conviction, Ricœur fait part de sa position « hésitante » sur cette notion : l’hésitation se traduit par la qualification du crime contre l’humanité, dans la même page, comme une « tentative indispensable – mais discutable – pour donner une inscription juridique à la discontinuité entre les crimes de guerre et l’extermination de masse5 ».
Il faut rappeler que cette discontinuité n’a pas été immédiatement affirmée ; dans les procès du tribunal de Nuremberg, la notion de crime contre l’humanité a d’abord été annexée aux crimes de guerre, comme une sorte de crime de guerre extrême ; puis elle en a été détachée pour permettre de poursuivre des crimes que les prescriptions judiciaires et les amnisties étatiques avaient laissés impunis. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, ce qui a impliqué une transformation du droit international et des droits « nationaux » quand ils les ont intégrés à leur édifice juridique.
Il me semble que le caractère « indispensable » reconnu à la notion renvoie à ce que Ricœur essaie de cerner, dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, en parlant, à propos de ces crimes, de « l’injustifiable au sens de Nabert ». Un chapitre de l’Essai sur le mal (1955) de Jean Nabert, auquel Ricœur a consacré plusieurs articles réunis dans Lectures 2, porte en effet sur « l’injustifiable » : l’injustifiable, c’est ce qui excède toutes les normes négatives6, « des souffrances sans apaisement concevable », écrivait Nabert7. « L’extrême du mal fait à autrui » implique ici, note Ricœur, « la rupture du lien humain8 » ; d’autres catégories sont avancées et élaborées par Ricœur – ainsi de « l’horrible », dont la désignation peut paraître faible, mais que Ricœur présente comme symétrique contraire du sublime kantien, ce sublime dont Kant disait qu’il « excède en quantité et en intensité les bornes de l’imagination » –, l’horrible également excéderait les bornes de l’imagination, dans le négatif. On notera d’ailleurs que Ricœur a souvent usé de l’expression « l’horrible xxe siècle », comme si ce siècle, précisément, avait passé les bornes de l’imagination en matière de mal. Dans la conférence Marc Bloch de 1999, Ricœur avait une formulation différente : « […] L’horrible comme symétrique négatif de l’admirable […] demande à être dit afin de ne pas être oublié9. » Ricœur ne minore donc absolument pas l’inhumanité de ce qui a été désigné comme « crimes contre l’humanité » : on le voit bien aussi dans ses réflexions sur la « crise du témoignage » face à une expérience qui semble presque impossible à transmettre, les témoignages des rescapés des camps d’extermination, Ricœur parle là de l’expérience d’une « inhumanité sans commune mesure avec l’expérience de l’homme ordinaire10 ». On notera que l’expérience des camps est la situation limite, le point extrême d’une situation dont on peut citer d’autres exemples : les témoignages d’abord « inaudibles » des rescapés de la Shoah « avaient été précédés, note Ricœur, par ceux des survivants de la Première Guerre mondiale11 ». En quel sens ? Au sens où ces survivants avaient déjà pu se heurter à « des capacités de réception limitées, ordinaires », à « l’incrédulité et à la volonté d’oublier12 ». Mais la spécificité de la difficulté à faire entendre l’expérience des camps, attestée par Jean Améry, Primo Levi, Robert Antelme, est soulignée aussitôt par Ricœur, comme excédant encore ce que 1914-1918 avait pu représenter.
Comme si pour être reçu, il avait fallu que le témoignage fût « dépouillé autant que possible de l’étrangeté absolue qu’engendre l’horreur13 ».
Tout cela marque assez le fait que Ricœur ne sous-estime nullement la profondeur, l’exceptionnalité de ce qui a rendu « indispensable » la notion de crime contre l’humanité, au plan éthique et humain ; au plan juridique, Ricœur présente d’autres motifs : la nécessité « que justice passe », sans quoi le « travail de deuil » ne peut pas avoir lieu, et un sentiment insupportable d’impunité subsiste.
À quoi tiennent alors ses réserves sur la notion de crime contre l’humanité ? À plusieurs motifs : le premier, c’est le fait que la qualification des crimes, ici, a suivi leur réalisation et leur a été appliquée rétroactivement. Cette rétroactivité s’oppose à un principe central de nos traditions juridiques – le refus de la rétroaction, justement, le « pas de crime sans loi », etc. Ricœur ne nie évidemment pas que ces crimes fussent bien « déjà », avant leur qualification, des « crimes contre l’humanité », il ne met pas en cause la justesse même de cette qualification, mais il estime que « quelque chose résiste », dans notre tradition juridique, au fait qu’une législation soit appliquée rétroactivement. À dire vrai, je ne suis pas convaincu par cet argument, non seulement après ce que Ricœur lui-même a rappelé à propos de la rupture du lien humain représentée par ces crimes, mais aussi pour sa consistance intrinsèque. Peut-on dire que les exécutants agissaient dans le cadre d’une logique classique de l’État de droit (dont le « pas de peine sans droit » est un principe fondateur), et qu’ils devraient donc être punis en fonction de cette logique, et par conséquent de la législation dont ils avaient connaissance ? Mais quelle législation s’appliquait à l’extermination, qui s’est déroulée en dehors d’une codification juridique publique ? Les exécutants peuvent-ils dire : « Mais je ne savais pas que c’était un tel crime – puisqu’il n’était pas qualifié comme crime dans la législation du moment ? il se déroulait plutôt “dans le silence de la loi” ! J’ai suivi les ordres de l’État, donc il ne pouvait s’agir d’un crime. » C’est ce qu’ont avancé nombre des acteurs de l’extermination, mais c’est précisément ce genre de logique, à l’abri de l’État, de la souveraineté, de la « valeur inconditionnelle de l’obéissance », que les grands procès criminels du xxe siècle ont visé à disqualifier, pour éviter la répétition de ce « légalisme criminel ».
Cela étant posé, cette rétroaction n’en garde pas moins un caractère problématique, cette fois du côté de « l’histoire » : ne faut-il pas revisiter l’ensemble de l’histoire et (re)qualifier les actes, les pratiques, etc. qui relevaient en elle du crime contre l’humanité, du génocide ? Avec (sans parler du caractère contestable d’une relecture de l’histoire entière sous l’angle exclusif du jugement et de la condamnation, empilant les « livres noirs ») les conséquences politiques, juridiques, pénales éventuelles que cela peut entraîner…
La loi Taubira a « requalifié » juridiquement l’esclavage comme crime contre l’humanité, par exemple. On peut le justifier14, mais toutes les difficultés de l’extension de la logique de la loi Gayssot contre le négationnisme à de nouveaux pans de l’histoire nous tombent alors dessus, et notamment celle-ci, pointée par Pierre Nora : les lois de Nuremberg sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité visaient à empêcher que les auteurs de ces crimes échappent au jugement ; dans le cas de l’esclavage, les « auteurs » du crime ont disparu depuis longtemps. Qui reste-t-il à poursuivre alors, sinon… les historiens ?
Le second motif de réticence de Ricœur, qui se mêle au premier, c’est l’idée d’une sorte d’« ontologisation » du crime : la pénalité moderne distingue la personne, le condamné, le criminel, de ses actes, en postulant que le temps peut détacher une personne de ce qu’elle était. C’est la source de tous les arguments humanistes et progressistes en matière de réforme pénale, contre la peine de mort, contre les peines de perpétuité « réelle » que de dire qu’une personne n’est pas son crime, qu’elle peut s’amender, etc. (Ricœur en énonce la formule en s’inspirant de Kant : « Tu vaux mieux que tes actes »). Le crime contre l’humanité, à travers la clause d’imprescriptibilité, n’« ontologise »-t-il pas le crime, en ce sens qu’en cette matière, le temps ne pourrait rien ? Ricœur note que cette ontologisation correspond peut-être à la « discontinuité » par rapport aux crimes sujets à la prescription dans la mesure même où les crimes nazis avaient procédé à une « ontologisation » d’un tout autre genre, une ontologisation des Juifs, tenus pour coupables du simple fait d’être, du « crime d’être né ».
La réflexion de Ricœur sur l’imprescriptible comme sur le crime contre l’humanité se tient sur un fil : Ricœur souligne le caractère « indispensable » de ces innovations juridiques, rendues nécessaires par l’immensité des crimes ; mais il ne veut pas cacher leurs difficultés, leurs risques. Un autre axe de discussion porterait sur les modalités de son application, par exemple en France au moment de l’affaire Touvier, et devrait d’ailleurs inclure dans ce cadre la question de l’extension du crime de l’humanité à d’autres guerres : on sait que les tribunaux français voulaient éviter que l’avocat de Touvier, Vergès, ne lance une action pour « crimes contre l’humanité » à propos des massacres coloniaux, de l’Algérie, etc. D’où l’introduction de l’argument étrange selon lequel il n’y avait crime contre l’humanité que dans le cadre d’une « politique d’hégémonie idéologique », ce qui n’aurait pas été le cas de la République en Algérie, mais… pas non plus le cas de Vichy, selon le jugement de la chambre d’accusation de Paris sur le cas de Touvier, dans la mesure où Vichy était le régime d’un pays soumis à occupation étrangère… d’où le non-lieu accordé à Touvier, dans un premier temps (en 1992).
Ces étranges « ruses » et contorsions juridiques, ces complications et dévoiements n’invalident pas à mes yeux la notion de crime contre l’humanité, et Ricœur maintient l’essentiel en notant qu’« il faut que justice passe » et admet donc la légitimité du principe d’imprescriptibilité. Mais – c’est tout l’enjeu de l’épilogue – il veut faire en sorte que l’exigence juridique d’imprescriptibilité ne préjuge pas de la question de la possibilité d’une problématique politique et éthique du pardon.
Qu’est-ce à dire ? S’agit-il alors de « pardonner » ces crimes monstrueux ? Qui peut demander aux victimes survivantes ou à leurs descendants de pardonner les bourreaux ? Non, Ricœur suit Jankélévitch sur ce point, mais pas au-delà : il y a de l’impardonnable de fait. Mais cela ne doit pas empêcher, selon Ricœur, qu’un certain « esprit de pardon » irrigue les institutions, évitant ainsi tout mimétisme dans la vengeance. Que serait en effet, demande Ricœur, « un châtiment approprié à un crime disproportionné15 » ? Il n’y en a pas, force est de l’admettre. Mais l’admettre fait la force d’une justice qui tire de cette dissymétrie sa supériorité morale – une justice qui doit être rappelée à ses principes et à son humanité (ce qui ne veut nullement dire à l’indulgence) même quand elle traite de crimes qu’on peut dire « inhumains ».
Il me semble que par là, on revient de la mémoire des génocides, ou du génocide des Juifs et des Tsiganes, à la mémoire des guerres « entre nations » aussi bien que des guerres « intérieures » et à l’horizon d’une certaine « réconciliation ». Ricœur développe à cet égard une problématique propre, et frappante, des « gestes » de demande de pardon. Ces gestes impliquent certes des institutions, des représentants de nations, mais demeurent toujours, en un sens, des « gestes » personnels, comme celui de Willy Brandt s’agenouillant devant le mémorial du ghetto de Varsovie. Mais la question est ici délibérément élargie par Ricœur, de l’exemple de la « culpabilité allemande » (le livre de Jaspers est évidemment évoqué par Ricœur ici) à des « conflits répartis sur la terre entière qui partagent avec ceux évoqués par les grands procès criminels du xxe siècle la même structure d’enchevêtrement entre le public et le privé16 ». Comment une société se sort-elle de cette nasse ? Que faire après une guerre civile, un régime d’oppression, des massacres de masse ? L’interrogation est tout sauf rhétorique : elle émanait là encore de l’expérience proche des situations politiques de l’ex-Yougoslavie, elle se pose encore et toujours au Cambodge et bien sûr au Rwanda.
Les demandes de pardon sont des « gestes » qu’on peut rapprocher (tout en les distinguant) des « gestes » de réconciliation, qu’ils appellent parfois. On voit alors apparaître l’expérience de la commission Vérité et réconciliation, post-apartheid, dont il est manifeste qu’elle a fortement impressionné Ricœur, au point que ce chapitre sur « le pardon difficile » me semble très largement porté par cet exemple, par la novation juridique et politique qu’il représente – ce que Ricœur appelle une « expérience alternative d’apurement d’un passé violent » : ni amnistie ni immunité collective, ni effacement, mais un travail de collection des témoignages, d’indemnisation des victimes, et une immunité accordée ou refusée selon les actes incriminés, impliquant toujours « la reconnaissance publique de ses crimes et l’acceptation des nouvelles règles démocratiques ». Ricœur relève cependant le fait que les immunités individuelles accordées sur cette base ne correspondaient pas forcément à un désir de pardon des victimes ! Faut-il vraiment parler de pardon, ici ?
On a parfois vu dans cet épilogue sur le pardon difficile la finalité « chrétienne » du livre de Ricœur. L’idée que cet épilogue serait non seulement le fin mot du livre mais sa seule visée (comme si tout le reste était négligeable…), et que s’y dévoilerait le « christianisme » plus ou moins honteux de Ricœur a été soutenue par Alain Badiou, dans une lecture dont il dit lui-même qu’elle est « sommaire, voire brutal[e] ». « Soyons sommaire, voire brutal », écrit donc Badiou dans cet article intitulé « Le Sujet supposé chrétien. À propos de la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli », paru dans la revue Élucidation :
Ce que Ricœur tente en réalité d’obtenir par les moyens sophistiqués de l’analyse conceptuelle n’est rien moins qu’une victoire. La victoire de la vision chrétienne du sujet historique contre celle qui aujourd’hui s’impose de plus en plus et qui est de provenance principalement juive.
Qu’il y ait une dimension chrétienne dans cet intérêt, il serait vain de le nier, mais cela vaut-il disqualification ? On notera que cette dimension était également présente dans la mise en œuvre même de la commission Vérité et réconciliation présidée par Mgr Desmund Tutu. Et que Ricœur a partagé cette thématique et cet intérêt intense pour les travaux de la commission Vérité et réconciliation avec un philosophe qui n’est pas spécialement chrétien, comme Jacques Derrida, avec qui Ricœur a plusieurs fois discuté de la possibilité ou de l’impossibilité du pardon, en insistant toujours, de son côté, sur la question des « gestes », des « marques », sur la « scène » du pardon. Badiou pousse loin la mauvaise foi lorsqu’il prétend que Ricœur voudrait substituer à l’idée du « devoir de mémoire », au Zakhor juif, le « il faut laisser les morts enterrer les morts » de l’Évangile. Ricœur propose plutôt la notion de « travail de mémoire », plus freudienne que chrétienne, qu’il juge préférable à l’injonction du devoir de mémoire. Et Badiou ignore-t-il que le pardon n’est pas seulement une thématique « chrétienne », mais aussi ou d’abord une thématique « juive », présente notamment dans une des plus grandes fêtes juives, le Yom Kippour, le Grand Pardon ou la Grande Expiation ? C’est sans doute, il est vrai, du « sujet présumé judéo-chrétien » dans son ensemble que Badiou entend démarquer sa propre politique de la mémoire – et surtout de l’oubli, où l’oubli des victimes doit permettre la préservation des fantasmes.
Le seul point critique que je serais tenté d’accorder à Badiou – et ainsi ne serais-je pas mimétiquement sommaire dans la polémique – porte sur la faible place faite, dans la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, hantée par la mémoire des crimes, à une autre histoire, celle de l’émancipation ou des événements de libération. On notera cependant que Ricœur entend bien veiller à ce que les promesses non tenues du passé demeurent comme une source et une ressource pour inspirer l’avenir.
L’horrible et l’admirable
Pour finir en revenant à la mémoire des guerres, j’aimerais citer une deuxième fois une phrase que j’ai déjà citée, en la plaçant en miroir d’une autre citation. La première citation est celle de la conférence Marc Bloch sur l’horrible :
[…] L’horrible comme symétrique négatif de l’admirable… qui demande à être dit afin de ne pas être oublié17.
Cette phrase fait écho, pour nous, à la fameuse phrase d’Hérodote que Ricœur a justement placée en exergue de son chapitre « Histoire-épistémologie », tirée de la préface d’Hérodote à ses Histoires :
Voici la présentation de la recherche [historiê] d’Hérodote de Thourioi – pour que d’un côté les événements suscités par les hommes ne soient pas effacés par le temps, et, de l’autre, que les grandes et admirables actions, présentées soit par les Grecs soit par les Barbares, ne perdent pas leur renom – recherche en particulier de la cause pour laquelle ils se firent la guerre.
Le premier livre d’histoire de notre tradition, le père de l’histoire, Hérodote, posait ainsi un lien immédiat entre l’opération historienne et le souci de ne pas laisser tomber dans l’oubli les actes admirables advenus de part et d’autre dans la guerre. L’histoire a d’abord été l’histoire des actes mémorables au sens d’admirables, mais en s’efforçant, dès l’origine, d’observer une certaine « justice », une impartialité permettant de rendre compte des grandes actions des Grecs et des Barbares. Là se situe l’écart décisif entre histoire et mémoire : la mémoire, selon le mot d’Halbwachs, est toujours particulière, il n’y a pas de mémoire universelle. Et s’il n’est pas sûr qu’il puisse y avoir une histoire universelle, en tout cas l’histoire doit par principe s’efforcer d’être relativement impartiale.
On peut revenir alors à l’idée d’une symétrie négative entre admirable et horrible, et l’appliquer à ce niveau.
L’histoire, comme discipline, appliquée au xxe siècle, est largement une histoire de l’horrible autant ou plus que de l’admirable. C’est, je pense, partiellement nouveau : la mémoire des guerres a longtemps été le lieu même de fermentation des nationalismes, un lieu qu’il était donc risqué pour un historien de mettre en question ; or les historiens ne sont plus tenus aujourd’hui d’être « patriotes », de célébrer leur pays, ils vont volontiers en sonder les crimes, ils interrogent les pages noires… En ce sens, l’histoire peut venir corriger la mémoire dans sa tendance particulariste, identitaire : la mémoire des vainqueurs fait l’impasse sur les souffrances des vaincus, et subsume les souffrances des artisans mêmes de la victoire, par exemple des « soldats de base », sous la gloire du résultat. Il y a une fonction critique de l’histoire – mais aussi des mémoires « minoritaires » –, qu’il ne saurait s’agir d’opposer systématiquement à la « vertueuse » histoire car c’est souvent sous l’effet d’impulsions « mémorielles » que l’historiographie nationale a dû revisiter ses pages noires ! Cette vertu critique, anti-idéologique, de l’histoire, est nettement assumée par Ricœur, même s’il évoque aussi la « déploration » de Pierre Nora développée dans une série d’articles : Nora s’attristait de la difficulté, voire de l’impossibilité, pour un historien contemporain comme lui, maître d’œuvre des Lieux de mémoire, de professer son admiration pour une histoire nationale, profession d’admiration qu’on trouvait dans les grandes histoires de France de Michelet et encore chez Braudel. L’admiration « nationale » est désormais bannie au nom de l’objectivité historique. Et l’histoire « critique » peut aller, non sans arrière-pensées idéologiques, jusqu’à chercher à disqualifier les figures héroïques, comme Jean Moulin, voire la Résistance tout entière (sur le mode « il y a eu des excès de tous les côtés », la lutte interne à la Résistance a été sans pitié, etc.).
Je ne suis guère un chantre de l’obligation de mémoire patriotique, mais peut-être, pour finir, faut-il compenser la centration de notre réflexion sur le crime en rappelant cette autre dimension de l’histoire du xxe siècle, y compris de l’histoire des guerres du xxe siècle : l’admirable, l’héroïsme, la Résistance, les Justes, les combats et les sacrifices pour la justice et la liberté, tout ce qui doit aussi résister à l’oubli.
- *.
Philosophe, archives Husserl (Cnrs, Ens Paris), voir son précédent article dans Esprit : « De l’abus à l’usufruit », janvier 2010.
- 1.
Paul Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000, p. 224.
- 2.
P. Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 98.
- 3.
P. Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 99.
- 4.
Arno J. Mayer, « Les pièges du souvenir », trad. fr., Esprit, juillet 1993, p. 51.
- 5.
P. Ricœur, la Critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 172.
- 6.
Id., la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 428.
- 7.
Jean Nabert, Essai sur le mal, cité par Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 601. Voir aussi l’article sur l’Essai sur le mal publié par Ricœur en 1959 dans Esprit et repris dans Lectures 2, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992.
- 8.
Id., la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 602.
- 9.
Id., « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », conférence Marc Bloch, Annales. Hss, 2000, vol. 55, no 4.
- 10.
P. Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », art. cité, p. 223.
- 11.
Ibid., p. 222.
- 12.
Ibid., p. 223.
- 13.
Ibid.
- 14.
Contre l’idée qu’une telle qualification procéderait d’un pur anachronisme ou d’une rétroaction indue, Patrick Weil rappelait récemment que la République avait, dès 1848, vu dans l’esclavage un crime de « lèse-humanité » ; il incitait également à ne pas caractériser des demandes de reconnaissance symbolique d’une égalité lésée comme des revendications « antirépublicaines » (P. Weil, « Les quatre piliers de la nationalité », Le Monde, 13 août 2010). Voir aussi dans Esprit : « Politique de la mémoire : l’interdit et la commémoration », février 2007.
- 15.
P. Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 613.
- 16.
P. Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 617.
- 17.
P. Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », art. cité.