
Les ambiguïtés du Ségur de la santé
Au-delà des questions budgétaires, l’hôpital souffre d’une organisation hypercentralisée. Le Ségur de la santé saura-t-il aussi prendre en compte la question de la prévention, de la médecine scolaire et du travail, de la médecine de ville et des infirmiers libéraux ?
Lancée le 25 mai, la concertation sur le système de santé est entrée dans sa phase active sous la houlette de Nicole Notat. Elle doit aboutir, selon les vœux du chef de l’État, à un plan massif d’investissement, à une revalorisation salariale des métiers de l’hôpital, à une simplification des organisations et à l’amélioration des relations ville-hôpital. Les conclusions doivent être rendues mi-juillet pour des décisions dont on ne sait quand elles seront prises.
Qu’on le veuille ou non, cette démarche appartient au monde d’avant la Covid-19, les personnels de l’hôpital étant depuis de longs mois mobilisés pour, notamment, réclamer une évolution significative des rémunérations. Or, malgré les multiples procès d’intention qui lui ont été faits par certains médecins en particulier, l’hôpital a tenu. Pas simplement par la mobilisation des personnels, mais aussi parce que sa structure a démontré une grande plasticité, ce qui invite à tempérer le jugement de ceux qui dénonçaient une machine administrative infernale.
La concertation réunissant le ban et l’arrière-ban des acteurs de santé, on s’interroge : comment un tel aréopage (trois cents organisations invitées !) va-t-il pouvoir, en sept semaines, formuler des propositions balayant un champ aussi vaste et complexe ? Sur les salaires et les déroulements de carrière, les commissions paritaires existent et c’était à elles, en fonction des budgets alloués, de travailler sur le sujet. Le coût des mesures à venir représentera plusieurs milliards d’euros. Le gouvernement ne donne pas d’enveloppe budgétaire et, de toutes les manières, elle sera jugée insuffisante. Qui plus est, il ne serait pas étonnant que d’autres professions emboîtent légitimement le pas : les enseignants, les personnels de justice, les travailleurs sociaux, les grands oubliés de la période…
Dans certaines régions, à Paris particulièrement, il est évident que les salaires proposés ne permettent pas aux soignants de se loger dans des conditions acceptables. Faudrait-il instaurer une prime particulière pour les personnels des grandes agglomérations ? Comment conjuguer cela avec les statuts nationaux ? La création de postes est également nécessaire dans certains endroits, mais seraient-ils seulement pourvus ? On compte aujourd’hui huit cents postes vacants dans les hôpitaux parisiens.
En réalité, la crise de la Covid-19 a été l’occasion de surenchères démagogiques sans précédent. Entre les professeurs de centres hospitaliers universitaires (Chu) paradant sur les plateaux de télévision – des hommes en général – pour apporter leurs solutions prêtes à l’emploi, la querelle tragicomique sur l’hydroxychloroquine, et les pseudo-experts venus vendre leur dernier livre, nous avons assisté à un défilé de propos relevant soit de la provocation, soit de la mise en scène d’ego démesurés.
On a ainsi entendu dénoncer à l’envi « l’hôpital entreprise ». Mais si, par le passé, certains directeurs d’hôpital ont pu épouser les thèses managériales en vogue, ce temps est révolu depuis longtemps. Il semble bien que ce soient certaines têtes d’affiche qui aient repris l’antienne parce qu’en réalité, ils ne supportent pas de ne pas diriger eux-mêmes.
Les pesanteurs administratives, en revanche, sont patentes. Confronté aux injonctions paradoxales des multiples strates de décisions venues de l’État, l’hôpital français est l’un des plus normés au monde : ministère de la Santé, Ars, Santé publique France, Haute Autorité de santé, Assurance maladie, l’hôpital public croule sous le poids de décisions hypercentralisées. Et cela imprègne les soignants de façon indirecte. Quand on les dit assommés par la bureaucratie, ils ne font que remplir par informatique ce qu’auparavant ils faisaient par écrit. Sauf que l’on rajoute sans arrêt des items pour répondre aux injonctions de la technostructure étatique. Dans les têtes s’est installée l’idée que soigner aujourd’hui, c’est remplir de la paperasse, ce qui est heureusement faux. C’est l’ensemble de la société qui ne supporte plus l’obsession normative, et les équipes soignantes y sont d’autant plus sensibles que, souvent mal dimensionnées, elles y voient le signe de l’abandon du soin au profit du contrôle.
L’hôpital public croule sous le poids de décisions hypercentralisées.
La réduction du nombre de lits est réelle, l’ambulatoire ayant souvent servi de prétexte sans tenir compte du redéploiement nécessaire pour accueillir l’aval des urgences, en priorité les personnes âgées. Le président a reconnu s’être trompé sur la stratégie hospitalière. Dont acte. Mais il ne faudrait pas qu’aujourd’hui une politique d’investissement massive s’accompagne d’une volonté de retour sur investissement basée sur des ratios de personnel calculés par les ordinateurs de Bercy, dans une déconnexion totale de la réalité des services.
Au même titre que l’école, l’hôpital est un abcès de fixation politique. Les collectifs créés ici ou là ont, à l’évidence, des arrière-pensées de pouvoir, et les médias friands de prises de parole chocs leur donnent une caisse de résonance disproportionnée, eu égard aux problèmes bien réels qui ne peuvent se résoudre qu’à l’échelon de chaque hôpital.
La difficulté principale reste le fonctionnement même de la fonction publique hospitalière. Il faudrait soit qu’elle se transforme, sur le modèle des établissements de santé privés d’intérêt collectif (Espic), à l’instar des établissements gérés par les mutuelles ou les fondations, soit qu’elle retrouve une autonomie à part entière. Ce débat est si profond que l’on voit mal un gouvernement s’engager dans cette voie, pas plus que de confier la gestion des hôpitaux aux régions.
La tarification à l’activité (T2A) demeurera, d’autant qu’elle s’accompagne de dotations globales à des activités dites d’intérêt général. Il faudra élargir le champ des dotations globales aux maladies chroniques et autres, mais supprimer la T2A relève de l’incantation, ou de la volonté de certains de faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent et quel qu’en soit le coût. La nécessité de rendre des comptes ne relève pas d’une volonté de garrotter les services, mais d’une exigence démocratique : on ne peut laisser les cotisations sociales à la seule discrétion des acteurs de terrain.
La grande absente du Ségur, en fin de compte, est la santé publique. La santé représente aujourd’hui onze points de Pib. On peut monter à douze ou treize mais cela ne servira à rien si dans le même mouvement, on ne met pas la focale sur la prévention, la médecine scolaire et du travail, la médecine de ville et les infirmiers libéraux, si on ne s’attaque pas aux causes structurelles des dépenses. Soixante-quinze pour cent des hospitalisés de la Covid-19 en région parisienne étaient des personnes issues de l’immigration, venues des quartiers défavorisés, ceux-là mêmes qui ont continué de travailler pendant le confinement pour vivre, mais aussi pour assurer les tâches vitales pour le quotidien de tous les autres.
S’il est des crédits à augmenter, ce sont ceux du maillage territorial des centres de santé, des équipes mobiles de gériatrie et de prévention. Mais de tels choix seraient peu visibles, et donc peu rémunérateurs sur le plan politique… Le Ségur devrait donc déboucher tout au mieux sur une amélioration de la rémunération des soignants et quelques inflexions organisationnelles. Le curatif risque de l’emporter encore une fois sur le préventif et les déterminants structurants de santé, tandis que la recherche clinique demeurera le parent pauvre. Le Ségur, penché sur le monde d’hier, saura-t-il tirer les leçons de la crise sanitaire ? Rien n’est moins sûr tant il semble que son principal souci soit de répondre à ses effets immédiats et que l’hospitalo-centrisme y règne en maître.