
La religion au temps du coronavirus
Dans un contexte tragique, le besoin de religion se fait sentir. Le confinement pose alors la question du numérique, mais le virtuel risque de renforcer les tendances identitaires et traditionnalistes des religions.
« La crainte du maître est le commencement de la sagesse1 », écrit Hegel paraphrasant la Bible (psaume 111, 10). Dans la Bible, ce maître est Dieu. Chez Hegel, c’est la mort. De son côté, n’importe quel sociologue de la religion sait que les chiffres de la foi et de la pratique augmentent en temps de guerre, notamment chez les soldats. Qu’en est-il au temps du coronavirus, dans une France et une Europe où le christianisme, catholique et protestant, « établi » de longue date est en chute libre ? En l’absence de statistiques, on peut tenter quelques réflexions à partir de choses vues et entendues. Auparavant, quelques rappels historiques ne seront pas inutiles.
Avant le confinement
« De la peste, de la famine et de la guerre, délivre-nous, Seigneur ! » (A peste, fame et bello, libera nos, Domine !) Dans les litanies des Saints, la peste vient en premier dans l’ordre des catastrophes. Sans surprise : l’épidémie (de la peste noire) apparue en Europe et en Afrique du Nord au milieu du xive siècle a inscrit un effroi sans pareil dans la mémoire européenne. La foudre et la tempête ainsi que le tremblement de terre sont mentionnés dans les deux invocations qui précèdent, et celle qui suit demande la délivrance de la « mort perpétuelle » : les litanies laissent-elles entendre dans cet ordre un degré de gravité croissant des catastrophes qui peuvent nous atteindre ? N’est-ce pas plutôt la mort précoce qui paraît aujourd’hui le malheur suprême2 ?
Dans la version française de ces litanies, datant du concile Vatican II, les invocations qui implorent une « libération » de tout Mal ont tout simplement disparu. Sans doute pour deux raisons principales : sortir de la pensée magique, qui fait intervenir Dieu immédiatement dans la marche du monde et dans les causes secondes (y compris dans notre libre arbitre), et admettre, du moins pour les catastrophes très naturelles, voire très humaines, que la science est capable de les expliquer et potentiellement de nous en délivrer.
Cet espoir était au mieux une vision très optimiste, au pire une formidable illusion. À peine une dizaine d’années après, vers les années 1980, on ne parlait plus que du « retour du religieux » ou de « l’irrationnel » (comme s’ils avaient jamais disparu !). Outre la nouvelle vigueur, largement sur la base de la « tradition » réaffirmée, des religions et des Églises historiques, outre la puissante déferlante des Églises évangéliques, fondamentalistes et pentecôtistes, face au protestantisme établi plutôt libéral, outre la déterritorialisation généralisée des grandes religions du monde (expansion du bouddhisme et de l’islam en Occident), le phénomène sectaire faisait l’objet de multiples dénonciations et devenait un problème de société. Les croyances ésotériques et les religiosités ajustées à l’individualisme semblaient pulluler : les promesses de la modernité rationnelle, soutenues par l’inventivité et les progrès techniques, faisaient long feu, n’en déplaise aux militants, laïques ou non, de la rationalité. Et nous en sommes toujours là, alors que la visibilité religieuse n’a cessé de gagner depuis deux ou trois décennies, irritant les militants de la laïcité et incitant même des sociologues de la religion à parler de « désécularisation » ?
Le confinement : résistances et soumissions
Comment s’étonner, dans ces conditions, que l’effroi et l’impuissance devant le coronavirus réveillent sans grande résistance les peurs et les angoisses de toujours, le besoin de consolation, de protection et de sécurité, d’espérance contre toute espérance ? Et, au grand dépit ou à la fureur des amis de la raison éclairée (ou de la foi éclairée par la raison), le désir de la délivrance sans médiation qu’imploraient les litanies des Saints ?
Le confinement a sans doute évité l’exhibition publique d’un certain nombre de manifestations religieuses incongrues (exorcismes, eau bénite pour chasser le mal…) chez des modernes férus de rationalité et de science médicale. Le plus visible – et le plus contesté – a été le refus catégorique, perçu comme fortement irrationnel, de certains groupes radicaux et de certains dirigeants politiques de se conformer aux consignes de confinement, notamment à l’interdiction de rassemblements pour le culte et la prière. Sur ce point, on a constaté une étrange alliance mondialisée entre intégristes catholiques, évangéliques protestants aux États-Unis (soutenus d’abord par Donald Trump), au Brésil (avec l’approbation bruyante de Jair Bolsonaro), en Afrique, à Singapour, en Corée du Sud ; ultra-orthodoxes juifs en Israël (sans l’aval du gouvernement Netanyahou) et ailleurs ; chiites iraniens à Qom, la ville sainte (avec le soutien des autorités civiles et religieuses) ; musulmans sunnites en Inde (contre l’interdiction du gouvernement hindouiste qui les opprime). En France, même s’il a joué un rôle décisif dans l’expansion de la pandémie en région Grand-Est, on ne saurait cependant mettre sur la sellette un rassemblement évangélique de plus de 2 000 participants, trois jours durant, à la Porte ouverte chrétienne de Mulhouse, une sorte de mega-church bien connue dans le monde évangélique français : ce rassemblement n’avait pas encore été interdit par les mesures nationales de confinement, et les autorités locales ne sont pas intervenues pour le déconseiller (sans compter que le président de la République était en Alsace à ce moment-là). Néanmoins, indirectement, cet épisode malheureux, relié à d’autres déclarations de refus arrogantes venues de chrétiens évangéliques, n’aura pas contribué à améliorer leur image et celles d’autres radicaux religieux.
Le confinement a été en général rigoureusement respecté par les grands groupes religieux et leurs dirigeants. C’est exclusivement du côté des religieux plus ou moins radicaux, ou « réactionnaires », qu’a été posée la question politique du droit de l’État d’interdire, au nom du confinement, le culte et les assemblées publiques des groupes religieux. Le confinement est éprouvant pour tout le monde à des degrés divers. La difficulté particulière des religions, il faut le reconnaître, vient de ce qu’il limite ou empêche des pratiques cultuelles à leurs yeux centrales – celles qui se déroulent dans les églises, les temples, les synagogues, les mosquées, les pagodes, etc., mais aussi une facette centrale de leur rôle social ou sociétal : l’accompagnement des malades et des mourants (et de leur famille) et leur présence lors des funérailles religieuses réduites au rituel minimal (quel que soit, à cet égard, le degré d’appartenance et du sentiment religieux des familles). S’ils sont privés de leurs fonctions cultuelles habituelles, nombre de prêtres, de pasteurs, de rabbins et d’imams ont sans doute été davantage sollicités dans les situations de détresse et d’angoisse créées par la pandémie et le confinement, pour assumer le rôle difficile d’une parole qui met des mots sur la douleur.
Cela ne suffit pas aux croyants radicaux, traditionalistes en tous genres. Chez la plupart, par exemple les catholiques proches de la fraternité Saint-Pie-X (peu nombreux en soi, mais militants), la résistance au confinement était avant tout fondée sur le principe selon lequel la loi de Dieu l’emporte sur la loi des hommes3. Ainsi, selon un abbé de cette tendance, « les évêques de France étaient d’abord en droit d’examiner si le bien commun de la Cité n’était pas malmené, dans la mesure où une loi civile digne de ce nom ne saurait entraver la diffusion des biens surnaturels4 »… Dans cette affaire, les évêques de France et d’ailleurs n’auraient étalé que leur « lâcheté » face à l’État. Forts de ces principes, et alors que l’Église respecte strictement le confinement (ne serait-ce que pour des raisons de bien commun, au nom de la vie d’autrui à préserver), le clergé et les fidèles de la fraternité Saint-Pie-X se sont autorisés à célébrer une « veillée pascale » dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques, dans l’église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet à Paris5.
Retours multiples de la tradition
D’autres comportements, plus indolores, ont suscité l’ironie ou l’irritation des croyants attachés à une « foi moderne » : ainsi de la bénédiction de la ville de Paris avec le Saint-Sacrement, depuis le Sacré-Cœur de Montmartre, par l’archevêque de Paris, Mgr Aupetit. Il avait été précédé par des prêtres parcourant les rues de leur ville ou de leur paroisse avec l’ostensoir (parfois, une image édifiante, archi-traditionnelle pour le coup dans l’imagerie pieuse, montrait des fidèles s’agenouillant dans la rue au passage du corps du Christ). Un confrère de Mgr Aupetit, l’archevêque de Panama, a fait mieux en pratiquant cette bénédiction à partir d’un hélicoptère survolant la ville… Un abbé ensoutané bien connu, qui a ses « fans » en France, a aussi fait l’éloge de la Médaille miraculeuse, remède infaillible pour se protéger contre l’épidémie (pour celui qui a la foi, suppose-t-on)6. Je ne sais s’il faut ajouter dans la panoplie des défenses « religieuses », devant la maladie et dans le confinement, la méditation, le yoga et d’autres pratiques : elles relèvent plutôt du développement personnel.
En général, on peut dire que la part du monde catholique la plus classique a repris à son compte la demande des litanies : prier pour être délivré du mal, sans qu’on sache très bien quel est le rôle de Dieu dans la plaie du coronavirus qui frappe le monde et non plus, comme les dix plaies bibliques, le pays d’Égypte (dans Exode 7-12). Mais l’Égypte était punie à cause de Pharaon qui ne voulait pas laisser partir les Hébreux – une explication de la pandémie comme châtiment divin qu’en France personne n’a reprise, que je sache, à son compte. Comme l’a souligné Dominique Collin, un jeune dominicain, si l’on dit que Dieu n’a rien à voir dans tout cela, pourquoi l’invoquer – sinon pour (se) faire du bien et apporter la consolation à notre détresse7. Mais dans ce cas, on serait tout simplement dans la vogue des prières et des célébrations de guérison qui a touché l’Église catholique ces derniers temps.
Collin se demande plutôt si la « question qui semble préoccuper les gens d’Église » ne serait pas : « Comment fonctionner à tout prix ? » Il fait allusion ainsi au débat intra-catholique en réalité le plus vif, celui qui a fait rage sur les réseaux sociaux : le remplacement de la messe réelle, avec une assemblée (une eccclesia) présente, rendue impossible par le confinement, par des vidéos où le prêtre (parfois avec un ou deux autres prêtres) célèbre une messe filmée et suivie par les fidèles chez eux, dans leur salon, sur leur terrasse ou ailleurs. On peut d’ailleurs étendre au-delà de la messe, à toutes sortes de pratiques traditionnelles (l’adoration du Saint-Sacrement par exemple), cette manière de contourner l’impossibilité de se réunir. Il faut assurer la messe : tel est le mot d’ordre. D’où vient le débat ?
Le virtuel dans sa splendeur ambiguë
Reproche est fait à cette « virtualisation », souvent due à des prêtres plutôt traditionnels, de déplacer purement et simplement l’existant du réel au numérique. Ce faisant, ils accentueraient le cléricalisme ou la cléricalisation catholique, qui faisait l’objet de nombreuses critiques ces derniers temps. Ils créeraient un précédent dangereux pour l’avenir : les prêtres, de plus en plus rares, utiliseront habituellement et avantageusement la vidéo pour la messe et les actes liturgiques. Ils empêcheraient aussi les laïcs d’inventer des formes nouvelles de liturgies « domestiques » (des célébrations en famille, des lectures de la Bible ou d’autres livres8…). Comme le dit une observatrice québécoise : « Les croyants sont déjà spectateurs dans les églises ; doivent-ils l’être en plus dans l’espace numérique ? Cette situation donne à voir un cléricalisme-spectacle qui montre encore à quel point les fidèles sont passifs, non participatifs et peu formés dans la foi. C’était pourtant ce que le concile Vatican II voulait transformer… il y a 60 ans9. » L’Église se montrerait, par la grâce du virtuel, « sans fard comme on pensait ne plus la voir, blanche, mâle et sacerdotale10 », et, selon certains, plus que jamais soutien de la famille traditionnelle. « Nous avons vu, ces derniers jours, une déferlante d’options virtuelles. Leur multiplication est inversement proportionnelle à leur originalité. Partout, le sacramentel se donne en spectacle. Majoritairement, des prêtres filment leur messe privée en l’offrant à leurs contacts sur Facebook11. » Plus sévère encore, Dominique Collin considère que « bien que le confinement la contraigne à une sorte de “chômage technique” insupportable, l’Église trouve, grâce aux artifices de la technique, les moyens d’assurer une maintenance sans faille et sans interruption (c’est-à-dire sans tempus clausum, qui est le temps rond offert au silence, le temps lent de la patience, qui ne peut être ni abrogé ni abrégé)12 ».
Au-delà de ce débat typiquement catholique, on voit bien que paradoxalement, c’est la question de l’usage du numérique qui est posée aux religions par la pandémie du coronavirus ou, a contrario, celle de l’envahissement de tout le réel religieux, particulièrement « incarné », dans des corps charnels et sensibles, réellement présents lors d’assemblées réelles, par le virtuel aseptisé. Du reste, au-delà du religieux, ne ressentons-nous pas tous déjà à quel point nous manquent, dans l’envahissement de nos vies par toutes les techniques numériques qui permettent le lien et le contact, les rencontres réelles, les dialogues face à face, le « corps-à-corps » finalement et les rencontres non conditionnées par le confinement ?
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Le pire n’est pas toujours sûr, mais grâce aux possibilités de streaming, le virtuel en temps de confinement risque plutôt de renforcer ou de consolider les tendances déjà à l’œuvre, diversement mais fortement, dans les religions, en l’occurrence les tendances identitaires et traditionalistes, éventuellement sectaires. L’utilisation intense des moyens de communication anciens et nouveaux par des groupes fondamentalistes a été remarquée dès que ces moyens (cassettes, vidéos, puis Internet) sont apparus dans les années 1980 (on a encore vu avec Daech à quel point ce groupe était compétent dans leur manipulation). Dans l’Église catholique en tout cas – mais les autres religions sont aussi, autrement, concernées –, ils pourraient favoriser le confinement paresseux dans l’ancien plutôt qu’une réflexion dans le sens d’une sortie du cléricalisme et de la « culture de l’abus » où elle est enfoncée.
Certes, le malheur concret que représente pour beaucoup l’entrée en scène du Covid-19 dans leur vie ou celle de proches et d’amis peut réveiller aussi, à la marge, une intériorité absente, un sens du tragique, des questions de fond comme celles du mal (et de la mort). On a souligné ci-dessus combien était possiblement revalorisé le rôle d’accompagnement et de présence spirituelle – des « ministres de culte » et d’autres croyants. Des voix se sont aussi élevées pour dénoncer l’attachement excessif à la vie biologique, à la survie (fût-elle confinée) plutôt qu’à la vie bonne. Théoriquement, c’est vrai. Une discussion aurait pu s’ouvrir sur le sens du « donner sa vie » ou « risquer sa vie » au temps du coronavirus13. Mais c’est peut-être réservé aux âmes d’élite. Pratiquement, on sait bien que pour la masse des croyants moyens ou médiocres, les situations de fragilité et d’incertitude en appellent, comme chez le commun des mortels, d’abord à la consolation et aux certitudes retrouvées : il s’agit d’abord de sauver sa vie (biologique) et non de risquer de la perdre, ou de discerner ce qui importe vraiment, « ce qui manque » comme dirait Jürgen Habermas.
- 1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit [1807], trad. par Jean Hippolyte, Paris, Aubier, 1941, à propos de la dialectique du maître et de l’esclave.
- 2. Voir les réflexions intéressantes de Guillaume Cuchet, « Le virus, ou la mort imprévisible que nous avions oubliée », Le Figaro, 10 avril 2020.
- 3. Voir mon ouvrage, La Loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes, Paris, Seuil, 2003.
- 4. Abbé Claude Barthes, « Éclipse de la religion publique au nom du “principe de précaution” : la dictature jacobine », Res Novæ, 14 avril 2020.
- 5. Prévenue, la police est intervenue et a verbalisé le célébrant, tandis que les fidèles ont pu s’éclipser.
- 6. Mais le même plaide passionnément, dans une autre vidéo, contre l’idée d’un Covid-19 châtiment divin.
- 7. Voir Dominique Collin, « Deus ex machina », Études, non daté (en ligne).
- 8. L’archevêque de Paris lui-même a innové le Vendredi saint en ne proposant pas un simulacre ou un raccourci de la liturgie du Vendredi saint, mais en organisant à Notre-Dame une cérémonie (très appréciée) faite de morceaux de musique et de lectures exécutés par des artistes connus.
- 9. Sabrina Di Matteo, « Une Église déconnectée ? », Présence. Information religieuse, 27 mars 2020 (en ligne).
- 10. D. Collin, « Deus ex machina », art. cité.
- 11. S. Di Matteo, « Une Église déconnectée ? », art. cité.
- 12. D. Collin, « Deus ex machina », art. cité.
- 13. Peut-être ont-ils en tête la présence, dont témoigne l’imagerie hagiographique, d’évêques, de prêtres, de religieux au chevet des malades atteints de la peste ou autre – une présence qu’ils payaient souvent de leur vie. Mais il faut tout de même rappeler que jusqu’au xixe siècle, c’est l’Église qui était chargée de l’assistance aux malades et plus encore aux mourants (aussi pour leur dispenser les derniers sacrements et leur éviter l’enfer éternel…). Il serait plus intéressant de connaître l’ampleur du clergé qui se dérobait à ce devoir.