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« Proust sur une banquette ». Photographie de Marcel Proust prise par Otto Wegener, dit Otto, vers le 27 juillet 1896.
« Proust sur une banquette ». Photographie de Marcel Proust prise par Otto Wegener, dit Otto, vers le 27 juillet 1896.
Dans le même numéro

Tombeau de Proust

janv./févr. 2022

À l’occasion du centenaire de la mort de Proust, deux publications tâchent de renouveler notre connaissance de l’écrivain : le Cahier de l’Herne éclaire ses habitudes d’écriture, ses influences littéraires et son inscription dans la vie intellectuelle d’une époque ; À la recherche de Proust, de Saul Friedländer, permet d’approfondir les contradictions de l’identité du narrateur de La Recherche.

Le ban et l’arrière-ban des proustologues et proustiens patentés ou d’occasion (près d’une soixantaine) ont été convoqués pour réaliser un beau Cahier de l’Herne sur Marcel Proust. Il précède sans nul doute bien d’autres livres et travaux commémorant le centième anniversaire de la mort de l’écrivain, devenu une star mondiale, l’auteur français majeur du xxe siècle. Son concurrent pour la première place serait, selon certains adeptes de classements par définition subjectifs et non dénués d’intérêts divers, Louis-Ferdinand Céline, dont on vient de retrouver des manuscrits perdus depuis 1946. Le critère de ces choix serait l’invention d’une nouvelle langue littéraire, d’une écriture jusque-là inconnue en littérature, en l’occurrence, ici, dans la fiction romanesque. À juste titre, ce Cahier ne participe pas à ce genre de distraction, quoique la très ample récapitulation qu’il propose de ce qu’on a écrit et qu’on découvre encore du génie proustien semble faite pour attester sa place inégalée. En témoignent les nombreux textes intitulés « Proust et… », qui éclairent sa relation à des réalités diverses et variées, et surtout ses liens avec d’autres écrivains, artistes et œuvres, qu’il éclaire ou qui éclairent ses sources, ce qu’il en a reçu et qu’il a retraduit avec son génie propre et unique.

Vivre et écrire la nuit

On laissera les inédits, tirés des Cahiers déposés à la Bibliothèque nationale de France, avec l’examen des variantes, ce que Proust a ajouté et ce qu’il a raturé en se relisant, aux érudits et aux passionnés de la (longue) phrase proustienne et de sa fabrication. Une phrase dont on sait qu’elle fait le plaisir des uns et le désespoir des autres, qui n’ont jamais pu le lire jusqu’au bout. C’est l’occasion de rappeler ou d’apprendre à ceux qui ne le savaient pas que Proust écrivait la nuit, davantage même, comme le dit (en 1954) Céline Cottin, sa gouvernante de 1907 à 1913, avant Céleste Albaret : « Vous savez comment il vivait M. Proust ? Sa journée, c’était la nuit. Sa nuit, c’était le jour. » Une inversion qui obligeait ses gens de maison à des contraintes de vie insensées, puisqu’ils étaient obligés de rendre la nuit les services (repas, comme les croissants à vingt-deux heures, soins divers, courses à faire…) donnés normalement le jour. Il faisait aussi ses sorties et donnait ses rendez-vous la nuit. L’un de ses amis, le docteur Gustave Roussy, raconte qu’à la mer ou à Paris, il rencontrait Proust à onze heures du soir ou minuit. Céleste Albaret, sa gouvernante durant les dix dernières années de sa vie, devenue célèbre grâce à lui, rapporte qu’elle a vu l’abbé Mugnier (curé mondain pour les uns, prêtre apprécié comme tel selon d’autres, dont Proust en tout cas « adorait la conversation ») descendre l’escalier du Ritz à cinq heures du matin… Elle ramassait quant à elle les feuillets dispersés de la Recherche quand Monsieur Marcel s’écroulait de fatigue la nuit et que sa main laissait tomber la plume et le papier.

Le temps retrouvé

Mais ces remarques pittoresques – il y en a beaucoup d’autres dans ce Cahier, de rappel ou neuves – ne doivent pas égarer : Proust a vécu avec un corps fragile, de plus en plus malade durant les vingt dernières années de sa vie, souffrant énormément du froid, des courants d’air, du bruit, de l’estomac, d’une sensibilité exacerbée aussi, et il a protégé sa vie et sa survie fragiles comme seul un fils de la bourgeoisie argentée dépendant des cours de la Bourse pouvait le faire, pour parvenir à finir à temps une œuvre dont il savait qu’elle était unique (et qui a d’ailleurs bénéficié d’une reconnaissance précoce). De ce caractère unique, ce Cahier de l’Herne est un bon témoin à travers les « documents » (textes et témoignages des gens qui l’ont connu), les études sur l’époque de Proust (qui éclairent personnages et lieux de la Recherche), ses « maîtres » (en littérature), sa postérité (l’influence exercée et sa lecture par certains auteurs).

Il y a beaucoup à comprendre sur les facettes multiples du kaléidoscope proustien, entre littérature pure, philosophie, arts de son époque (musique notamment, avec Richard Strauss et sa Salomé, plus que son ami Reynaldo Hahn) et même science (Einstein !), mais l’essentiel reste malgré tout l’invention exceptionnelle d’un nouveau rapport littéraire au temps et à la mémoire, qui fait que le monde commun de Proust – pour lui celui des salons, des réceptions et des soirées d’une bourgeoisie aussi riche et inoccupée que décadente – se redouble de ses sensations ou de sa mémoire sensible, qui vit de revivre ce monde. Une expérience intérieure qui devient la seule transcendance, dans une immanence d’où, plusieurs auteurs le soulignent, toute foi religieuse et toute « spiritualité dans son acception religieuse ordinaire » sont totalement exclues (Bernanos : « Dieu est absent de l’œuvre de Proust, […] il est impossible d’y retrouver même sa trace  »). Proust, républicain laïque, n’est pourtant pas le moins du monde anticlérical : en 1904, au moment des vifs débats sur la loi de séparation des Églises et de l’État, il écrit dans Le Figaro (« La mort des cathédrales ») craindre l’idée de transformer les cathédrales en musées, d’en faire les réceptacles de la « beauté du mort  », pour parler comme Michel de Certeau.

Phénoménologie

Puisqu’il est question de l’expérience du temps, ou plutôt d’un nouveau récit du temps, la référence à Bergson et à la phénoménologie est obligée. Pour Bergson et Proust surtout, qui se sont rencontrés et lus (Husserl aussi aurait lu Proust), se pose la question technique ou académique de leurs conceptions respectives du temps. On peut lire là-dessus Luc Fraisse et Denis Grozdanovitch. Grâce soit rendue ici au second de redonner et commenter encore une fois, pour notre plaisir, le « très célèbre épisode de la madeleine ». On pourrait dire, un peu grossièrement, qu’au-delà des proximités et des divergences, là où Bergson et la phénoménologie « théorisent », Proust est concret, narrateur inspiré des multiples perceptions, sensations et réminiscences possiblement vécues par tout un chacun. Comme celles, fussent-elles « minuscules », de ces 2 500 personnages environ qui peuplent, paraît-il, la Recherche, « jamais pris dans le regard omniscient du romancier, mais à travers le prisme du temps et par les yeux et les mots d’autres personnages » (Michel Schneider).

Quoique durablement dandy mondain des salons de Paris et d’ailleurs, Marcel n’était pas insensible à la justice sociale et à la question politique (voir l’intéressant article de Michel Erman). Les contemporains qui l’ont connu témoignent aussi de sa bienveillance, de sa capacité d’amitié, et même de sa compassion, surtout pour les petites gens. Elles expliquent la dévotion que lui vouent ses serviteurs et employés (Céleste Albaret allant, malgré sa jeunesse, bien au-delà : c’est une figure et une réalité maternelles pour lui, jusque dans son agonie, achevée par le mot « maman »). Cette bonté ordinaire contraste avec les pages nombreuses de la Recherche où il fustige, avec une cruauté toute littéraire, les mœurs de la faune (dont il fait partie) qui fréquente Illiers-Combray et la côte normande, ou les réceptions et certains (mauvais) lieux de Paris.

Énigmes proustiennes

Des contradictions énigmatiques subsistent : juif par sa mère et homosexuel, Proust est pourtant ambivalent envers ces deux catégories de personnages, leur réservant des éloges mais aussi son ironie et les mots plus durs. Comment expliquer cette « duplicité », qui étonne ? Par un conflit personnel né de ce double destin ? Il est peu question de l’un et de l’autre dans le Cahier de l’Herne, peut-être parce que le débat « sociétal » à leur sujet est devenu plus vif seulement assez récemment. À propos des homosexuels, Laure Murat raconte ses rapports compliqués, le « ratage » pour ne pas dire pire, avec Gide, dont le type d’homosexualité et le combat politique n’étaient pas sa tasse de thé. Il n’y a guère plus d’affinités entre Colette et lui, en dépit de quelques éloges de cette dernière pour son œuvre.

Pour en savoir plus sur ce sujet, il importe de lire l’inattendu et précis À la recherche de Proust, où Saul Friedländer, plutôt connu comme historien du nazisme et des juifs au xxe siècle, tente de débrouiller les énigmes de l’identité du « Narrateur de la Recherche » (opposé à l’« Auteur »). Sans conclure absolument, il permet de mieux comprendre les contradictions de Proust : de père catholique et de mère juive (très admirée), baptisé, dreyfusard, il a peut-être moins renié son christianisme (culturel) que ne le laissent entendre des auteurs du Cahier de l’Herne – sans que soit infirmé pourtant le jugement sur l’« absence de Dieu » absolue dans son œuvre. En tout cas, le « Narrateur » de la Recherche est, lui, catholique par ses deux parents – contrairement à l’« Auteur ». Selon Friedländer, l’animosité de Proust, proche de l’antisémitisme, envers certains de ses personnages juifs proviendrait de ce qu’il ne supporte pas les parvenus, les juifs « de classe sociale inférieure à la sienne » qui gravissent « furieusement les échelons » pour atteindre le sien. Le même « Narrateur » est hétérosexuel dans la Recherche, même si les allusions à l’homosexualité ne manquent pas. Mais, paria comme lui, le juif diffère de l’homosexuel en ce qu’il ne peut cacher son identité, tandis que l’homosexuel est contraint au mensonge social. Proust ne se cachait pas d’être homosexuel, mais la provocation n’était pas dans sa nature, et Friedländer pense que l’atmosphère de l’heure lui conseillait la prudence face à ses lecteurs.

Bien entendu, si on fait alors le « bilan moral » de Proust, on sera déçu, ou tenté d’être sévère. Mais on oublie que pour lui, de plus en plus, tout « esprit métaphysique », toute « ambition constructive », toute « aptitude à la consolation » (Walter Benjamin), toute « réflexion sur quelque forme de transcendance que ce soit » sont devenus accessoires « au regard de l’immense galerie de types humains qu’il a décrits ». La seule valeur absolue du « Narrateur » est la création artistique et littéraire. Par le miracle de son écriture, un monde de rentiers oisifs de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie fortunée – un tout petit monde, a priori sans intérêt – est transfiguré en inventaire sans précédent des complexités et des contradictions, de la cruauté aussi, qui agitent universellement les humains de tout rang.


Cahier Marcel Proust
Sous la dir. de Jean-Yves Tadié
L’Herne, 2021, 304 p., 33 €


À la recherche de Proust
Saul Friedländer
Trad. par Alexandre Pateau
Seuil, 2021, 184 p., 21 €

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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