
Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre
L’exposition à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, jusqu’au 22 janvier 2023, permet d’entrer dans l’écriture de la Recherche du temps perdu par ses matériaux de construction.
Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre tient une belle promesse pour célébrer le centenaire de la mort de l’écrivain : entrer dans l’écriture de la Recherche du temps perdu par ses matériaux de construction. Antoine Compagnon, éditeur de l’œuvre de Proust dans la collection de la Pléiade, Guillaume Faux, chef du service des Manuscrits modernes et contemporains à la Bibliothèque nationale de France (BNF), et Nathalie Mauriac Dyer, responsable de l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes étaient les spécialistes les mieux placés pour oser l’entreprise. Ils ont bâti un parcours fluide : en suivant le fil du récit, À la Recherche du temps perdu prend une nouvelle vie. De la première à la dernière phrase, le texte s’écrit sous les yeux du visiteur, qui apprend à nager dans l’océan proustien avec l’impression d’être dans son élément naturel.
La BNF a le privilège de conserver la quasi-totalité des manuscrits de Proust. Si ces derniers constituent donc la majeure partie des trois cent soixante-dix pièces exposées, quelques objets ponctuent l’exposition, passeurs sensibles d’une époque. Dans la première salle, Le Sommeil d’Edouard Vuillard (1892, musée d’Orsay) remémore ce lit où Proust écrivait le plus souvent. Mais les aplats et les couleurs veloutées transforment l’espace clos en un monde plus vaste et mystérieux. Le tableau plonge déjà le visiteur dans l’intime creuset de la Recherche. Un peu plus loin, une cape du soir créée par Jacques Doucet accompagne l’évocation de Madame Swann. Disposée à plat en éventail, elle impose le raffinement d’une œuvre d’art, à l’égale de celles dont le couturier faisait collection. Chaque chose participe du propos de l’exposition en incarnant comment le quotidien s’y invite continûment, comment monde extérieur et univers intérieur s’y imbriquent et s’y transforment mutuellement.
La première salle dépose le monument littéraire de son socle. Les débuts du roman perdent l’évidence que la postérité leur a donnée. En 1909, Proust tâtonne entre essai et forme romanesque. Le titre change à plusieurs reprises, quelques pages de couverture affichent des hésitations : Les Intermittences du cœur, Le temps perdu, Charles Swann, enfin seulement À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann. L’émergence des scènes les plus emblématiques s’avère tout aussi compliquée : la petite madeleine, le petit pan de mur jaune, les pavés de la place Saint-Marc, la soirée chez les Guermantes etc.
Mais la chronologie de la fabrication n’est pas celle du roman, loin s’en faut. Alors, les séquences de l’exposition se mettent au service du processus de travail. Elles explorent tour à tour ses différentes facettes. Notes brèves, premiers jets, reprises incessantes, versions dactylographiées, épreuves d’impression et éditions successives documentent les modalités d’écriture de Proust. Les supports utilisés ont aussi leur importance : cahiers, carnets, agendas, correspondance… La quantité de feuillets retenus, conséquente, prend ainsi tout son sens. Loin de submerger, ils s’offrent à regarder plutôt qu’à lire.
Entre les lignes (difficiles à déchiffrer), les rouages d’écriture apparaissent de manière plastique. Marges, haut et bas de page, intervalles entre les colonnes, la plume investit toute sa surface. Le papier a visiblement horreur du vide. Une fois dactylographiées, biffures et corrections continuent de galoper sur les pages. Çà et là, le graphisme trahit la plume d’autres petites mains, celles de ces assistants de circonstance ou de proches, auxquels l’auteur faisait la dictée, dans ses moments d’épuisement. Chaque page a sa forme et son rythmes singuliers. Le travail prend forme selon des étapes simultanées plus que successives. Proust en a prévenu son éditeur, Gaston Gallimard : « Les corrections commenceront aux premières impressions que je recevrai. »
Les feuillets exposés montrent comment la vie de l’auteur et les « réminiscences involontaires » viennent interférer avec le récit. Mais le texte fait aussi son propre chemin : les développements s’insèrent au fil de l’écriture, les blocs vont et viennent, chacun cherche sa place. Certains attendent leur heure plusieurs années ; d’autres disparaissent par pages entières, barrées d’une croix. Il faut attendre l’une des dernières pages du Temps retrouvé et la dernière vitrine de l’exposition, très émouvante, pour trouver la clé de l’édifice : « Je me représentais […] plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, […] je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire, ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe […], de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode. »
Tant « d’ajoutages » appellent une mise en forme déchiffrable pour un relecteur. Même rangés et numérotés, les cahiers de travail font figure de puzzle ; les feuilles volantes prolifèrent. À Céleste Albaret, sa fidèle gouvernante, reviennent alors l’idée et l’attention quotidienne de « recoller » les morceaux. Initialement repliées en accordéon entre les pages, les fameuses « paperoles »sont ici étendues à plat ou suspendues comme de longs rubans. Sitôt dactylographiées, les pages sont à nouveaux annotées, découpées et réassemblées. Les « placards » composent de grandes planches, rectangulaires cette fois. Un triptyque de vitrines rétroéclairées enveloppe le visiteur dans un manteau de ces papiers découpés. Alignées côte à côte et de haut en bas, les maquettes préparatoires sont de véritables tableaux, à l’intérieur desquels les briques du roman s’assemblent. Conscient de l’autonomie plastique de ces partitions, Proust en fait insérer quelques reproductions dépliables dans une édition d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Des cinquante-et-un exemplaires « de luxe » parus en 1920, l’exposition présente, comme en un bel hommage, celui qu’il offrit à Céleste.
Paradoxalement, les feuillets malléables rendent tangible un projet conscient et réfléchi. Sa correspondance manifeste l’idée précoce que Proust s’est fait de son ambition. A-t-il jamais douté de l’accomplir ? Tel que nous le connaissons aujourd’hui, l’achèvement qu’il souhaitait lui donner reste mystérieux. Mais l’exposition nous entraîne dans son élan d’invention et réinvention. La liberté d’écriture est plus puissante que l’inquiétude et les épreuves de la maladie. Une assurance et une confiance étonnantes caractérisent de bout en bout le labeur d’une vie. Au cœur de la fabrique à l’œuvre, le visiteur circule dans des plis et replis qu’il croyait insaisissables. L’exposition procure en ce sens une expérience de lecture à part entière, nouvelle, rafraichissante. À regarder Proust à l’œuvre, le visiteur se surprend à devenir son complice.