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Finir en beauté : Debord à la BNF

Nous ne vieillirons jamais. Debord reste celui qui sut presque à la perfection conjuguer l’ambition et la prétention qui caractérisèrent la trajectoire d’une génération. Dans sa foulée, les lettristes puis les situationnistes se sont inscrits de plain-pied dans la lutte contre les nouvelles techniques de conditionnement (urbain). Les avant-gardes n’ont qu’un temps, et ce qui compte, c’est qu’elles fassent leur temps. Ensuite, tout est à reprendre depuis le début. C’est à peu de chose près ce qu’il écrivait dans In girum imus nocte, son film sorti en mai 1981. Dans un autre de ses films, Sur le passage de quelques personnes, on entend sur la bande-son que « nous avons beaucoup d’orgueil, mais pas celui d’être Rembrandt dans les musées ». Belle jeunesse, c’était en 1959, il y a 54 ans. Et nous y sommes : devenus « trésor national », Debord et ses archives sont exposés en grande pompe à la Bnf jusqu’à l’été 2013. Il l’aura bien cherché, conservant le double de ses lettres, archivant méticuleusement ses brouillons, et puis surtout esthétisant la rive gauche. Quand Debord écrivait un tract, rien n’était trop beau pour la révolution.

Entre célébration et fétichisme

Belle, cette exposition est riche aussi. La recherche en archives est méticuleuse, passionnée, remarquable. On ne s’est pas contenté de platement étaler celles de Debord, on les a enrichies, mises en situation. Et tout autour, cette « revue des troupes » offre une galerie de portraits que, personnellement, je n’avais jamais vue aussi complète. Pour aficionados, et même si l’IS (Internationale situationniste) n’aime pas les contemplatifs ! Comme ce portrait de Michèle Bernstein par Ivan Chtcheglov (« probablement 1963 ») ou de Debord par l’inconnu Victor Martin (même année, paraît-il). S’y retrouvent aussi les maquettes de Constant, le Spatiovore (1959) notamment, et les tableaux de Jorn, son portrait d’Apollinaire (1956). En revanche, on se serait bien passé des croûtes de Pinot-Gallizio ou de Jacqueline De Jong. Un brin fétichiste aussi, comme ce petit carton de 1955 appelant à la « construction d’une petite situation sans avenir » exposé pieusement comme une relique sous son sous-verre rehaussé. Et puis tous ces brouillons de lettres, griffonnés par cette écriture de petit garçon sage, à l’infini presque, appliqué à démonter le décor de son temps… La scénographie clarifie en même temps qu’elle opacifie l’héritage : mimétisme entre l’œuvre et son exposition.

Le « problème de l’architecture », s’interrogeait Debord en juin 1959 (« manuscrit autographe, Amsterdam », bon, c’est dit…), c’est… la dialectique ! Bien sûr. La dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, et non le fait d’être simplement vue en tant qu’architecture. Jouer sur la contradiction : voilà l’enjeu de l’architecture telle que Debord la pensait alors dans son rapport à l’urbain. Et il ajoutait : « Construire toute une ville pour faire l’amour à une seule fille, quelques jours. » Pour conquérir, il faut rompre. C’est naturellement pour manifester que les situationnistes ont écrit des manifestes. Pour repassionner la vie, aussi : « Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil », ainsi s’ouvrait le Formulaire pour un urbanisme nouveau en juin 1958. Et quelques années plus tôt, cette lettre à son ami du lycée Charcot, Hervé Falcou, écrite au sortir de la guerre : « Quel paradis acceptable pourrons-nous tirer de tant de ruines, Hervé, sans y sombrer ? » Les constructeurs de situations se voulaient des « constructeurs de fêtes urbaines ». « Mais pas aujourd’hui ! » en terminait Debord en 1957, velléitaire expéditif déjà.

Une exposition sans débordements

Le problème ? Toute visite à la Bnf commence par une fouille. Comme partout, on y craint les terroristes, mais là, on y expose Debord. Et puis la scénographie panoptique s’avère très gênante à la visite, surtout lorsque l’on veut prendre quelques clichés à la dérobée, ce qui est bien la moindre des choses. L’exposition aurait bien mérité de déborder un peu ici ou là, dans le vulgaire ou le grossier – on aurait même pu y voir un investissement d’avenir au vu de ce qui nous y est donné à voir ! Les archives ont été achetées comme « trésor national », elles sont donc en toute logique exposées par l’institution qui s’en est portée acquéreuse, mais avec « l’aimable autorisation » de chaque prêteur, est-il bien précisé, et surtout la « bienveillante compréhension » d’Alice Debord. Pour 2 700 000 euros, on peut en effet se montrer compréhensif. Que tout cela sonne soudain bourgeois ! Jusqu’au propos liminaire du directeur, à l’entrée, l’élégant Bruno Racine évoquant frontalement la récupération pour la désamorcer dans un même mouvement. Tout y est de bon aloi. Et une histoire se clôt, c’est évident. C’est l’exposition ultime sur le « situationnisme ». Les arts sont une illusion collective, comme Dieu quand il était à la mode. Debord désactivé ? Et le devenir marchandise de la radicalité révolutionnaire ? Il nous reste les deux petits ciné-tracts de René Vienet (démissionnaire et non exclu en février 1971), deux petits films poilants sur le maoïsme et l’existentialisme vus de Chine. Sinon, c’est dîner de gala pour un Debord neutralisé. En tout cas bien rangé dans un coin de l’armoire. Pour mieux passer à autre chose ? Ne travaillez jamais : cet homme s’était imposé de telles contraintes qu’il s’en est suicidé. À reprendre depuis le début !

Jean-Louis Violeau

Jean-Louis Violeau est sociologue, professeur à l’ENSA de Nantes et enseignant à l’école urbaine de Sciences-po Paris. Il s'est entretenu avec Paul Virilio dans Littoral, la dernière frontière (Sens & Tonka, 2013).

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