
Une Europe sans christianisme ? Introduction
Une Europe sans christianisme ? Rassurons celles et ceux que ce titre pourrait inquiéter, et démentons-le de suite pour celles et ceux qu’il pourrait réjouir. Car ce n’est évidemment pas – encore – le cas. Des croyants et des communautés demeurent vivants, encore nombreux – davantage bien sûr dans certains pays et certaines régions que dans d’autres – et d’une diversité que stimule et accentue tous les jours la déterritorialisation migratoire et l’extension des sociétés dites « multiculturelles ». On assiste même à des réveils religieux impressionnants, comme la poussée évangélique et pentecôtiste dans le protestantisme, même si elle a, en Europe, moins de visibilité religieuse et surtout politique qu’aux États-Unis, en Afrique et en Amérique latine, où elle vient de contribuer à changer la donne politique au Brésil. De plus, si la sociologie de la pratique religieuse peut bien constater statistiquement une forte et inexorable baisse de la participation cultuelle durant les dernières décennies, baisse particulièrement sensible et visible dans le catholicisme, elle ne rend pas compte pour autant de « la foi qui reste » ou de l’état réel des croyances dans et hors des Églises.
Cependant, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’affaissement de la pratique cultuelle n’est pas un signe de vitalité des grandes Églises – a fortiori quand il est corroboré par d’autres chiffres, comme ceux de la réception des sacrements catholiques (baptême, première communion, confirmation, mariage), de l’inscription des enfants à l’instruction religieuse (au catéchisme), de la profession de foi des adolescents, de la sépulture chrétienne, des « vocations » de prêtres, de religieux et de religieuses, de pasteurs aussi, de l’écroulement des connaissances religieuses sur sa propre confession… C’est-à-dire par de multiples signes, tous négatifs.
Le signal qui a directement motivé ce dossier est le rapport sur Les Jeunes Adultes et la religion en Europe, paru au printemps 2018. On y lit que « dans douze des vingt-deux pays étudiés, plus de la moitié des jeunes adultes déclarent ne pas s’identifier à une religion ou à une confession en particulier (64 % en France et 70 % au Royaume-Uni) », et qu’« en France et au Royaume-Uni, respectivement 26 % et 21 % des jeunes adultes se déclarent chrétiens ». Jean-Paul Willaime, qui présente et commente dans l’article initial de ce dossier les facettes quantitatives et les changements qualitatifs qui marquent aujourd’hui le christianisme européen, nuance certes la désaffection chrétienne des jeunes Européens par une enquête plus récente, qui semble marquer une réidentification au christianisme. Il n’en reconnaît pas moins un recul rapide de l’appartenance et de la pratique dans nombre de pays d’Europe de l’Ouest, du Nord et du Centre. Et de quelle « réidentification » parle-t-on ? Deux autres textes dans ce dossier corroborent l’hypothèse du déclin : celui de Lauric Henneton sur les États-Unis, où le fléchissement désormais constant des grandes dénominations (des « Églises ») au profit des mouvances évangéliques et pentecôtistes porte atteinte au « dogme sociologique » de l’exception religieuse américaine. On voit en effet se dessiner les mêmes symptômes inquiétants qu’en Europe. Et surtout celui d’Olivier Roy, qui montre avec acuité comment des décisions politiques et juridiques liées à la gestion de l’islam en Europe contribuent de facto à accélérer le processus de sécularisation, dans un continent qui n’est pas ou n’est plus « chrétien », quoi qu’en disent ceux qui parlent surtout d’identité et de civilisation chrétiennes (contre les musulmans) et les intellectuels catholiques qui pensent que les vieilles nations chrétiennes ont encore un avenir. La conjoncture est aussi telle que l’intransigeance catholique sur divers sujets – en matière bioéthique surtout – se retourne contre l’Église.
Pourtant, la question se pose : l’Europe est-elle vraiment entrée sans retour dans l’« âge séculier » ? Reprenant à son compte des analyses de Charles Taylor dans le livre qui porte ce titre, Jean-Claude Monod souligne la force et les limites de « l’humanisme exclusif » qui a fini par résulter de la sécularisation, en l’occurrence à la fois un monde majoritairement non croyant, qui change radicalement la donne pour les croyants qui demeurent, mais aussi, sur l’autre versant, un monde purement immanent, où insatisfactions et déceptions ne trouvent pas de consolation. Et avec l’évolution politique la plus récente, non seulement à l’est mais aussi au sud et au nord, le récit de la sécularisation et de l’humanisme séculier en Europe ne semble plus du tout écrit d’avance.
Quoi qu’il en soit, une « Europe chrétienne » de retour ne saurait s’épargner, pour être crédible, le pas de côté, la rupture théologique qu’évoque Michaël Fœssel : répétant le geste de Karl Barth en 1919, dans son Commentaire de l’Épître aux Romains de saint Paul qui balaie littéralement, au nom du Dieu transcendant, les commodités bourgeoises de la théologie libérale, il diagnostique que l’Europe « immanentise » tout, le religieux comme le non-religieux. S’il fustige les « bondieuseries » d’un prétendu retour du religieux, où l’on parle de Dieu sans précaution ni scrupule, M. Fœssel ne peut que constater aussi, après Nietzsche, l’épuisement de l’athéisme post-séculier. Il en résulte une Europe du « ventre mou », peu consistante et peu désirable, et même désormais tentée de nouveau par le pire. Pour sa part, Jean-Claude Eslin évoque, après avoir relevé la similitude avec le moment où l’Antiquité chrétienne a dû s’effacer, à son corps défendant, devant le Dieu chrétien qui imposait sa loi, la sidération de ceux qui se sentent parfois dépouillés de leur primauté par un nouveau « paganisme ». Il évoque les figures du théologien Dietrich Bonhoeffer (exécuté en 1945) et de George Sand pour dessiner deux formes possibles de liberté chrétienne dans un temps de déclin.
Dans cette Europe incertaine, d’où peut surgir alors quelque secours ? Comme avec la geste romantique au xixe siècle, des éclats de transcendance pourraient jaillir de l’art, du cinéma, de la littérature, fût-ce en creux voire sur le mode d’une négation radicale, mais qui témoigneraient encore de l’existence d’une question, ou d’une blessure, et qui ne seraient pas sans lien avec l’Évangile. Il peut en résulter, comme chez Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère et d’autres, des questionnements inimaginés et pourtant redoutables sur la « transcendance » – dont beaucoup se sont détournés avec légèreté, la trop « soutenable » légèreté de l’être… Des récits littéraires, des romans, des films, des images, témoignent en tout cas encore des traces du « Grand Code » biblique et évangélique, matrice de grains de sable qui « irritent » et stimulent les plus créateurs, dans une Europe doutant d’elle-même (textes de Mathias Rambaud, Nicolas Léger, Anne Dujin).