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« La violence et la paix », publié aux Éditions Esprit en 1995
"La violence et la paix", publié aux Éditions Esprit en 1995
Dans le même numéro

La lucidité et l’engagement. En mémoire de Pierre Hassner

Que peut signifier l’héroïsme pour un intellectuel ? Pierre Hassner rappelait malicieusement l’expérience de Simone Weil au sein des brigades internationales qui tourna court parce que, « en bonne philosophe » disait-il, elle mit accidentellement le pied dans une casserole d’eau bouillante… Empotée, sans doute, ridicule, assurément pas : la militante ébouillantée fut en effet l’une des rares intellectuelles qui, tout en fustigeant l’abandon des Républicains espagnols par les démocraties européennes, dénonça également la contamination de la violence jusqu’au sein de son propre camp : « On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins [1] », écrit-elle dans une lettre à Georges Bernanos, une autre référence incontournable de Pierre. C’est avec une pareille lucidité, puisée aussi bien chez les Grecs que chez les classiques, qu’il pensa les métamorphoses de la guerre, ce « caméléon » comme l’écrivait Clausewitz, en s’affranchissant des écoles en « néo- » et en « -isme » et de leurs maîtres-penseurs. De l’audace, il en fallait pour sortir de la prétendue neutralité scientifique qu’arborent tant d’experts, trop heureux de n’avoir pas à prendre parti. Du courage, il en fallait également pour s’engager aux côtés des dissidents et des intrus de son temps. Il apportait ainsi la démonstration que, même à notre époque, il reste possible d’associer pensée et action, volonté et lucidité, sans reproduire les errements des « intellectuels engagés » du siècle passé.

Pierre ne cherchait pas la gloire, mais il ne lâchait rien sous son aspect débonnaire, lunettes sur le bout du nez, crâne dégarni, un peu débraillé, tenant toujours à la main son légendaire cartable. Ainsi, à soixante-dix ans passés, à peine sorti de deux lourdes opérations, il gagna en fauteuil roulant la tribune de l’Université de tous les savoirs pour faire, une heure durant, une éblouissante communication sur la guerre et la paix à l’âge de la mondialisation, immortalisée sur Internet[2]. Cela confirmera aux jeunes générations l’éloge que lui dresse Raymond Aron dans ses Mémoires pour son « exposé brillant, étourdissant sur Thucydide ». « Je lui dis que jamais, étudiant ou enseignant, je n’avais entendu un discours de qualité comparable », ajoutait le « spectateur subjugué » par les observations de cet élève exceptionnel[3]. Ses conversations étaient aussi riches que ses exposés parce que, plus encore que le don des langues, c’est le don de la langue qu’avait reçu ce cosmopolite dans l’âme : il la cultivait comme un art. Son verbe valait autant pour ses humanités que par le spectacle vivant qu’il mettait à leur service. De parenthèses en digressions, de paradoxes en renversements dialectiques, il jonglait avec les idées sans jamais se perdre, passant sans transition de la philosophie des Lumières à la géopolitique contemporaine : « Entre Kant et Kosovo », pour reprendre l’expression d’Anne-Marie Le Gloannec et d’Aleksander Smolar[4]. Cela n’affectait pas pour autant sa rigueur intellectuelle, jamais prise en défaut. Il méditait les classiques et dévorait la presse quotidienne, française et internationale. Que ce soit dans des colloques diplomatiques ou des réunions militantes, il était le même, il était lui-même, convaincu et informé, savant et engagé.

Quelque chose de sa verve se retrouvait dans son écriture, la concision en plus. Son style était dense, parfois ardu mais jamais obscur, truffé de références, de faits, de citations et de formules saisissantes. Il avait le génie des rapprochements lumineux : une nouvelle « géopolitique des passions », ou la « dialectique du bourgeois et du barbare tendant à se substituer à celle, hégélienne, du maître et de l’esclave ou à celle, aronienne, du diplomate et du soldat » et bien d’autres encore, comme les oppositions entre particularisme et universalisme, oligarchie et populisme, qui lui semblaient plus opératoires que les clivages idéologiques du siècle passé (entre libéralisme et communisme et entre fascisme et anarchisme). Le souci de rationalisation n’étouffe jamais la vivacité des sentiments et des convictions. « Je n’ai jamais rien écrit que sous l’emprise de la colère ou de la culpabilité. Et encore: dans le drame, une fois la nuit tombée, et avec beaucoup de café… », confia-t-il à un journaliste du Monde [5]. On n’est pas surpris, dans ces conditions, qu’il n’ait pas rédigé l’un de ces volumineux manuels de sciences politiques qui s’ennuient dans nos bibliothèques. Il nous a laissé au contraire des livres déroutants, inspirants, auxquels on ne cesse de revenir. D’aucuns jugent leur contenu « hétéroclite » et à « la synthèse difficile, en fait impossible [6] ». Mais la synthèse est à chercher dans sa vie : pour lui, « sciences politiques sans conscience éthique n’est que ruine de l’homme ».

Malgré la reconnaissance dont il a joui très tôt, il demeurait inclassable, au grand dam de ceux qui auraient aimé mettre d’un côté le philosophe, de l’autre le politologue, et ailleurs le militant ; distinguer l’américaniste, l’homme des Balkans, l’Européen,  etc. Mais toute l’originalité de Pierre tient dans cette miraculeuse synthèse qu’il incarnait. Esprit tourmenté et atypique, il n’avait rien du savant solitaire. Il n’était pas possible, à ses yeux, de penser seul. Ce n’est pas un hasard si son format de prédilection (de vingt à quarante pages) convenait parfaitement aux revues dont il appréciait, en retour, le pluralisme et la collégialité. Il intégra ainsi le comité de rédaction d’Esprit et fréquenta assidûment les comités qui s’y réunissaient. Le comité Kosovo, qu’il fonda avec Antoine Garapon au début des années 1990, lui doit beaucoup. Pratiquant volontiers la collaboration, il a codirigé plusieurs ouvrages collectifs, avec Jacques Rupnik, Pierre Grémion, Gilles Andréani, Justin Vaïsse. Ses articles ouvrent un débat avec ses contemporains (François Furet, Jürgen Habermas ou Zbigniew Brzeziński) et toujours retournent à la tradition philosophique (Pascal, Hegel, Thucydide…). Un dialogue intemporel et tourné vers les défis du présent, qu’il ne réservait pas à ses pairs mais partageait, simplement et toujours à propos, avec tout un chacun, tant il était persuadé que la réflexion politique était l’affaire de tous.

Le dialogue qu’il ouvrait, en n’excluant personne, même les plus ignorants, nous permettait, en allant à l’encontre de ce que nous croyions en comprendre, de mieux saisir les bouleversements du temps. C’est sans doute parce qu’il avait su analyser les dynamiques profondes de la guerre froide qu’il put appréhender aussi finement le monde qui émergea ensuite. Il déconstruisait moins qu’il déplaçait, réajustait les termes du débat : plutôt que la « fin de l’histoire » proclamée par son ami Francis Fukuyama, « la fin des certitudes », et, plutôt que le « choc des civilisations » prophétisé par Samuel Huttington, « le choc des passions ». Exemple (choisi presque au hasard) du bonheur de lecture que nous réservent ses « problèmes de plume », comme il les appelait modestement : « Les sociétés politiques correspondent de moins en moins à l’idéal rousseauiste d’unité à l’intérieur et d’isolement à l’extérieur; elles sont de plus en plus affligées à la fois par les divisions et les influences extérieures que Rousseau a dénoncées avec tant de force. Mais par là même, elles font l’expérience d’aspirations contradictoires – le besoin de spécificités et de repliement sur soi, d’une part, et l’élargissement de la compassion à l’ensemble de l’espèce humaine, de l’autre – toutes deux étant d’inspiration rousseauiste […] L’intervention tardive de l’Occident en Yougoslavie ou son attitude ambiguë face à la Syrie ne prouvent que trop clairement cette vérité. L’hésitation, le malaise et, le plus souvent, l’hypocrisie que les gouvernements et l’opinion publique ont montrés face à ces crises confirment que, quand il s’agit de questions humanitaires, nous restons aujourd’hui profondément divisés – parmi les nations, à l’intérieur des nations et en nous-mêmes [7]. »

La trilogie de Pierre Hassner a marqué ce début de siècle[8], mais ­l’intellectuel ne doit pas faire oublier l’homme d’action. La justesse de ses engagements a rarement été prise en défaut malgré l’ambivalence des situations sur lesquelles il insistait souvent. Il se sera engagé en faveur de l’anti­totalitarisme, de la deuxième gauche, de la construction européenne, des interventions dans les Balkans, des révolutionnaires syriens, d’un accueil digne pour les réfugiés, entre autres. Ce qui l’aura conduit à ferrailler aussi bien contre les « bobos » de tous poils (entendre chez Pierre, les « bolchéviques-­bonapartistes ») que tous les « dédés » (les « despotes destructeurs ») de la planète : les Milošević, Poutine, Bachar al-Assad,  etc. Rien ne le mettait plus en rage que les analystes soi-disant réalistes qui fournissent les arguments pour composer avec ceux-là. Cela ne faisait pas pour autant de lui un idéaliste. La fermeté de son engagement ne se construisait pas dans le dogmatisme des causes pures ni dans l’absolutisation des contre-pouvoirs de la société, deux travers du militantisme classique. Considérant tous les points de vue, et pas seulement le sien, il revenait sans cesse sur les questions et les exigences éthiques qui se posent à chacun de nous et pas uniquement aux autres. Il affirmait la nécessité de prendre position, en dépit des dilemmes insolubles, de l’imprévisibilité des processus ou de leur trop prévisible retournement (lorsqu’arrive la victoire et que, selon la formule de Weil que Pierre avait fait sienne, « la justice change de camp »). Faute de pouvoir doter les monstres froids d’une morale (comme en rêvait son ami Stanley Hoffman), il importait à ses yeux « d’une part » de faire sortir les responsables d’une vision exclusivement inter-étatique des relations internationales et « d’autre part » ­d’empêcher les opinions publiques de s’enfermer dans une optique binaire et tranchée. Il le rappelait à Joël Roman dans l’un de ses derniers grands entretiens : « Carl Schmitt voit dans la distinction ami/ennemi l’essence du politique. Or cette distinction n’est pas le début de la politique, c’est la fin de la politique. La politique, c’est faire ensemble. La question pour nous est comment faire ensemble avec les passions [9]? » Pas de réponse simple à attendre et encore moins de solution : le réveil des « passions chaudes » (peur, ressentiment) ne sera pas endigué par une douche de « passions froides ».

Sa force d’entraînement va cruellement nous manquer pour poursuivre la bataille des droits de l’homme.

L’échec des révolutions démocratiques arabes, « l’encampement du monde [10] », la montée du populisme et la multiplication des actes terroristes confirment sa clairvoyance mais celle-ci n’alimentait chez lui aucun pessimisme. « Pessimisme de la pensée, optimisme de l’action », tel était le mantra de l’engagement lucide qu’il ne manquait jamais de nous rappeler lorsque nous commencions à désespérer. Sa force d’entraînement va cruellement nous manquer pour poursuivre la bataille des droits de l’homme et de « l’universalisme pluriel » (l’un des « concepts brouillés » qu’il affectionnait). Pierre a fermé les portes de son « labyrinthe », que son épouse Scarlet Nikolska a immortalisé dans une série de tableaux : un bureau boisé enseveli sous un empilement gigantesque et fragile de livres et de revues, de coupures de presse et de feuilles manuscrites[11]. Comme tous ses amis, être reçu dans ce lieu m’a toujours ravi : j’adorais me retrouver dans ce dédale de livres et de papiers duquel je sortais chaque fois un peu plus intelligent. Sa bienveillance et sa délicatesse aidaient chacun non seulement à se libérer de ses préjugés mais aussi à traverser la vie. ­L’engagement intellectuel de Pierre, jamais dissocié de son engagement politique, n’avait d’égal que son engagement en amitié (là aussi, les frontières étaient brouillées) : « L’amitié a quelque chose d’universel. Elle consiste à aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l’espèce humaine[12]. » J’en reviens une fois encore à Simone Weil, mais je suis certain que Pierre, dans son indulgence, ne m’en n’aurait pas fait reproche. Pierre était tout cela et beaucoup d’autres choses que l’on ne saurait résumer dans des mots. « La vie, écrivait Samuel Butler, c’est comme un solo de violon qu’on devrait interpréter, tout en apprenant à jouer de l’instrument au fur et à mesure de l’exécution. » Pierre, je peux en témoigner comme tous ses amis (et peut-être comme nombre de ceux qui ont combattu ses idées), a joué sa vie en virtuose, sans fausse note. Aujourd’hui, il a déposé son violon, mais le fracas du monde, qu’il a étudié toute sa vie durant, n’étouffera pas le son clair, grave et gai de sa pensée, qui continuera de nous inspirer.

 

[1] - Simone Weil, Œuvres complètes, t. VII, vol. 1, Correspondance, éd. de Robert Chenavier, Paris, Gallimard, 2012.

[2] - Voir la chaîne de l’Université de tous les savoirs sur www.canal-u.tv.

[3] - Raymond Aron, Mémoires, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Robert Laffont, 2003.

[4] - Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smolar (sous la dir. de), Entre Kant et Kosovo. Études offertes à Pierre Hassner, Paris, Presses de Sciences po, 2003.

[5] - Jean Birnbaum, « Pierre Hassner, en un savant désordre », Le Monde, 5 septembre 2003.

[6] - Alain Lamballe, « Le monde selon Pierre Hassner. À propos de l’ouvrage de Pierre Hassner, La Terreur et l’empire », Futuribles, no 294, février 2004, p. 18.

[7] - Pierre Hassner, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, p. 194 et 196.

[8] - P. Hassner, La Violence et la Paix, Paris, Esprit, 1995 ; La Terreur et l’Empire, Paris, Seuil, 2003 ; et La Revanche des passions, op. cit.

[9] - Dans P. Hassner, La Revanche des passions, op. cit., p. 352.

[10] - Michel Agier résume ainsi la multiplication et la banalisation des camps de réfugiés sur toute la planète. Voir M. Agier (sous la dir. de), Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014. Un problème auquel Pierre était sensible depuis très longtemps, comme en témoigne le très beau texte de février 1995, « Les intrus. Théorie et pratique des relations internationales devant le problème des réfugiés », en accès libre sur le site de la revue Esprit.

[11] - Accroché dans les locaux de la revue Esprit, l’un de ces tableaux magnétise depuis plusieurs années ceux qui s’y réunissent.

[12] - S. Weil, Attente de Dieu, préface de Joseph-Marie Perrin, Paris, Fayard, 1985.

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …

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