
Survivant ou mort vivant ?
Survivre à un génocide engendre une solitude. Mais quand les barrières de retenue sautent, il faut témoigner, faire survivre ceux qui n’ont pas survécu et affronter le soupçon, pour ceux qui vous survivent.
La voilà, Judith Hervé-Molnar, devant moi, 94 ans, qui arbore son joli collier sur sa poitrine, sous le visage aux traits vifs, la chevelure rousse teinte, les rides ne cachant en rien, malgré le temps, ce qui reste de sa beauté juvénile, qui se découvre aussi avec la vivacité de ses phrases, dans l’acuité de sa mémoire et dans ses phrases sans aucun désordre, dans sa parfaite élocution. Judith Hervé-Molnar m’a appelé pour parler devant une caméra, un micro, n’importe quoi pour laisser « une trace avant de disparaître », n’en pouvant plus de ne pas « l’avoir raconté », alors que la situation redevient délétère. Elle n’a pas encore décidé que faire de sa si longue déclaration : quatre heures devant objectif et micro. Un livre, un documentaire, un témoignage à ranger dans la bibliothèque des déclarations filmées qui, depuis quelques années, s’agrandit notablement ? Judith Hervé-Molnar a narré l’exécrable épisode de sa vie : être une très jeune fille, à Auschwitz. Tragédie unique, comme chacune des autres tragédies vécues par cette sorte de gens, victimes d’une manière si particulière des ravages des humains : les rescapés juifs ou autres catégories de déportés dans les camps d’extermination nazis. Le récit de Judith Hervé-Molnar a coagulé dans ma pensée ce que je discernais avant, sans pouvoir mieux le décrire, du silence qu’avaient longtemps entretenu sur leur passé la majorité de ces rescapés et que je devinais chez certains, du côté de ma famille qui n’était pas d’Auvergne, mais de Hongrie, comme elle[1].
[1] - Voir le témoignage de Judith Hervé-Molnar, « Nulle part », ici p. 128.
Le survivant d’un génocide raciste ou ethnique est un ermite que la cruauté infinie de l’histoire a rendu définitivement dissemblable du reste des hommes, notamment dans la mesure où il lui est difficile, douloureux si ce n’est insurmontable de raconter les souffrances et émotions paroxystiques subies.
Être survivant ou revenant ou mort vivant revenu d’un tel massacre a engendré une solitude, un retrait en soi, inéluctables, une puissante tendance à ne pas communiquer les affres vécues.
Raconter le crime ravale le Juif à nouveau à son état de victime, ravive l’effroi du souvenir des morts insensées sous le joug de cette partie de l’humanité qu’étaient les nazis et les fascistes et autres régimes autoritaires à grandes mascarades de l’époque ; le souvenir aussi de l’indifférence, si ce n’est de l’insensibilité/complicité implicite des autres, à leur condition si cruelle de parias, même s’ils ignoraient la mise en acte de leur destruction totale par Hitler et ses tueurs.
Mais à qui raconter si le revenant veut retracer son désastreux passé ? À quel non-Juif, surtout, dans cette nuée abstraite et impalpable d’une opinion que les politiques, les médias s’efforcent laborieusement de déclarer sensible et indignée, dans sa majorité, par la tragédie ? Témoigner à qui en confiance, hormis les siens, sans que ne joue en lui cette défiance inquiète et intrinsèque envers les sinuosités et méandres pervers de la pensée européenne et américaine catholique, islamique et même athée, à l’égard des israélites ou descendants de Jacob et de leur histoire si complexe et sanglante, au fil des millénaires ?
Être Juif, demi-Juif, vingt-cinquième de Juif, qu’est-ce d’ailleurs, si ce n’est de constater que, croyance ou pas croyance, cela « est » dans la fantasmagorie traditionnelle antisémite, dite archaïque ou modérée, tolérante, pourrait-on écrire, dans la température ressentie, comme le précisent les bulletins météo, ou encore et toujours dans la haine ouverte, comme ce fut le cas sous Pétain et ses décrets ?
Le revenant de la Solution finale est désormais très vieux et son expérience de la vie et des humains est longue, aiguë, méfiante, en général. Il a lutté contre la désillusion et le pessimisme, mais le désenchantement prédomine, quelles que soient les affirmations optimistes de certains sur l’Avenir. La vigueur du mal vibre. Il voudrait parler, déposer enfin son témoignage, tel un contre-feu à l’horreur, au révisionnisme, au relativisme qu’impose le temps qui s’écoule.
Témoigner lui a paru longtemps chimérique, vain, peu audible en vérité par les autres, comme l’est le récit des horreurs ambivalentes, dans lesquelles on discerne que l’auteur du crime par certains aspects vous ressemble.
Puis, la menace de l’oubli et de l’érosion des indignations, couplée à la progression de la paranoïa révisionniste et au retour des rétrogrades et petits pieds sur la scène politique, le pousse à vouloir combattre à la fin de sa vie, apporter son témoignage et laisser une trace authentique de la tentative d’éradication des Juifs.
Octogénaires, nonagénaires, ils ne sont désormais plus très nombreux à parler enfin, pour essayer de lutter contre l’usure et les tentations de dénaturer la vérité grise.
Le mort vivant et le bien vivant
Surgit à l’automatique, chez le survivant revenant qui parle à un non-concerné par le génocide, ce soupçon de savoir si celui qui l’écoute laisse ou non passer ses pulsions de mort à son encontre, sous la forme du doute, par exemple, même s’il n’est qu’effleuré. Le doute que son interlocuteur valide ne serait-ce qu’un milliardième de l’argumentaire assassin, qui à des degrés divers défile toujours en boucle dans le pays, avant qu’il ne soit refoulé, au nom et sous la pression des morales et principes qui condamnent et rejettent le racisme et l’antisémitisme, mais avec quelle efficacité dans le fond des consciences ?
L’antisémitisme est une fugace pulsion permissive de mort que veut éviter de percevoir le survivant, face à celui qui l’écouterait narrer l’indicible, face à celui qui se sent bien vivant devant le revenant.
Ce dernier, s’il narre son accident incroyable, appréhende la mise en doute, le scepticisme affleurant sur le Juif, si souvent mal vu ou suspecté culturellement de diabolisme, dans le jeu des âmes, consciemment ou non, depuis avant même Jésus-Christ. Il redoute que le bien vivant ne jouisse, ne serait-ce qu’une seconde, de cette force enivrante de se percevoir juge ou arbitre, vérificateur des raisons du mépris, de la phobie, de la haine, de l’extermination qui pèsent sur le Juif. Un bien vivant atteint par cette notion de « juger », à un moment ou l’autre du discours du rescapé. Il se sent normal et en jouit, non menacé qu’il est par sa nature de non-Juif, entouré de toutes sortes d’esprits normaux qui peuvent éprouver ou éprouvent cette hésitation, cette ambivalence, les circulations infinies de l’ambiguïté de la mise en doute des réalités de l’histoire, sur le Juif et sa personnalité différente, sur l’antisémitisme et la disparition juive.
Le mort vivant ne peut éviter de se demander si ceux qui l’entendent ou l’écouteraient pourraient être potentiellement complices passifs ou actifs ou bourreaux même, héritiers de ces tendances sanguinaires ancestrales, au gré des grandes rotations violentes de l’histoire. On ne peut jamais appréhender avec précision les évolutions de l’humain dans les conditions de crise et des retours de la régression. L’humanité n’a pas changé et ne peut modifier ses structures psychiques brutes, du moins à longueur de vue de vivant. Qui est qui dans notre pays ? Qui cédera ou pas ? Ça repart ?
Les barrières de retenues peuvent sauter et ouvrir les flots dévastateurs.
Le racisme antisémite reste articulé au « plaisir » que donnent le cynisme, le sadisme, le meurtre par la pensée tueuse, même fugace et refoulée, ce qui ne veut pas dire éteinte, mais simplement contenue. La pulsion darde toujours. Les barrières de retenues peuvent sauter et ouvrir les flots dévastateurs. L’Europe et l’Amérique envoient nombre de signaux de montée sensible des eaux de la sauvagerie, de la paranoïa xénophobe blanche.
À demi-mort
Un survivant est une demi-portion de vivant, si l’on veut bien comprendre qu’il porte en lui son demi-mort, celui que les événements ont tué, ce (cette) jeune idéaliste qu’il (elle) était avant les massacres et cela en dépit de l’antisémitisme virulent dans son pays, dont les structures morales et politiques aboutirent à ce qu’il (elle) fut envoyé(e) à l’abattoir par ses propres nationaux, ses fonctionnaires gendarmes ou policiers, son « État », la France, quelles que soient les contorsions rhétoriques déployées pour essayer de se disculper, d’effacer la tache. La frontière avec le révisionnisme criminel est peu visible parfois dans ces plaidoyers post-pétainistes.
Le demi-mort survivant traîne en son âme ses parents et proches ou amis tués ou autres personnages formidables parfois rencontrés pendant deux ou trois heures ou quelques dizaines de minutes seulement d’une amitié soudaine et intense, avant que la SS les choisisse pour être assassinés pour cause de non-utilité ou non-vigueur au travail dans le camp.
Le demi-mort survivant fait en quelque sorte survivre ces gens avec sa mémoire. En parlant d’eux, il serait le dernier à colporter leur existence. Mais par l’exécution, les exécutés de la déportation antisémite ont été dépossédés de leur personnalité normale. Les morts de cette éradication spécifique sont outrancièrement différents des défunts habituels que l’on a accompagnés normalement au cimetière. Ils sont un paquet maudit d’assassinés, de détruits détritus, de pulvérisés, de déshumanisés, de pas-morts à la fin, au sens commun, puisque les âmes ne se sont pas éteintes au gré des normalités et usages d’une société ou d’une communauté.
Il n’y a pas eu de rituel, si ce n’est celui de la systématisation de l’exécution par le gaz ou par les balles. Les morts de l’extermination nazie sont devenus des zombies. Ils flottent dans les consciences de l’humanité de l’Europe géographique et des Amériques qui savent encore ce que fut la Seconde Guerre mondiale, car elle aussi commence à être oubliée.
Le deuil ne s’est pas produit car il n’y a pas eu ces chemins préparés ancestraux et renouvelés symboliquement pour laisser la place aux mécanismes usuels de l’oubli des défunts. Aucune logique ni ritournelle humaniste ni croyances superstitieuses dans ces morts. Les pleurs sont différents. On entend les balles, le gaz qui siffle, la corde des pendus, le dernier souffle des affamés ou des exténués aux travaux forcés. Les morts n’ont pas été toilettés, fleuris ni habillés dignement dans un cercueil.
Ils sont empilés dans un invraisemblable container/contenant de la mémoire, cassés, brisés, déchirés, en cendres, tout ce que l’on veut, énormité muette et qui ne témoignera pas autrement que par ceux qui auront échappé à la tuerie, ceux qui s’essaieront d’en perpétuer le souvenir ou ceux qui n’auront pas vécu la période. Rarissimes photographies ou images filmées. Des camps plus ou moins en ruine témoignent ; témoignent peu, car les murs sont des murs sans vie et n’évoquent qu’une infinitésimale partie de la tragédie.
Les survivants des camps et de l’exécution directe se sentent observés en permanence par la cohorte des personnalités sans voix, qui jamais ne raconteront ce qui leur est arrivé ni ce que fut leur histoire personnelle avant leur assassinat. Le survivant direct sait qu’il est leur représentant impuissant devant l’histoire et ses tangages.
Les descriptions des ultimes témoins victimes ne réveilleront pas plus les morts de l’invraisemblable container/contenant, mais raviveront le sentiment de culpabilité d’être survivants chez ceux qui le sont vraiment ; la sensation indélébile d’être une sorte d’usurpateur parce que vivant, parce que tellement de Juifs, de quarts-de-Juifs, de vingt-cinquièmes-de-Juifs et d’athées ou non sont morts à leur place, pensent-ils absurdement, mais c’est un fait que la pensée coupable se développe ainsi en eux, qu’ils l’admettent ou non, qu’elle les ronge.
Usurpateur n’est pas le terme adéquat. Il n’y a pas de bon mot pour ce laissé-à-la-vie. Cette autoaccusation sournoise est impossible à rejeter malgré tous les raisonnements exacts pour la contrer.
On occupe la place d’un coupable de n’être pas parti avec les morts. On a dansé après, rit, parlé, chanté, dormi, enfanté, réfléchi, vieilli devant l’invraisemblable container/contenant et ces gens qui ne vous regardent pas, ne vous jugent pas, ne sentent aucunement votre présence mais raclent en permanence le fond noirâtre de votre âme.
Le survivant sait que personne d’autre que lui n’a le souvenir de ces exécutés dans les circonstances qu’il a vécues. S’il n’en parle pas lui-même, plus aucune autre voix ne les remémorera. Il se sentirait coupable de ne pas rappeler ce qu’ils furent. De les tuer une dernière fois en les laissant plonger dans l’oubli par son seul désir de refouler.
Encore vivant
Le survivant avouera ou pas, ou ne s’avouera pas, son sentiment de culpabilité si volatil. Mais la fin du refoulement des souvenirs ravive une autre mauvaise conscience, ou une incompréhension, une perplexité, totales, celle d’avoir vécu l’égocentrisme le plus absolu, cet autocentrisme de l’animal homme ou femme qui surgissait implacable, lorsque, par exemple, les SS venaient énoncer dans la baraque les noms de ceux choisis pour être tués dans les heures qui suivaient.
Le rescapé, l’échappé, était totalement habité, pris, envahi, par son instinct primaire de survie qui impliquait le désir impossible à refréner (et à se dissimuler) que ce soit le voisin de paillasse que l’on emmène vers le four et non pas soi-même. Désir n’est pas le mot : réflexe bestial. Serait-ce allé jusqu’à préférer animalement que sa propre mère ou sœur ou père ou frère ou fils ne soit choisi pour la mise à mort ?
Il est impossible d’oublier, à moins de le refouler abruptement, un tel univers restreint à ces bouleversements, à cet égocentrisme phénoménal de conservation, le plus élémentairement primaire. L’homme quasiment redevenu animal, dans les griffes du nazisme criminel contre l’humanité.
On fut une bête de la survie. Ce n’était pas spécifiquement juif. On fut comme tous les hommes ou femmes à quelques secondes ou minutes de leur disparition, comme ceux du Titanic face à la mer, comme ceux de Londres ou de Dresde sous les bombes. On vécut l’effroi et l’égocentrisme réflexe constitutif de l’être devant la mort, transformation immaîtrisable ou si peu ou alors contrée par le désir de suicide.
Le survivant lutte contre l’oubli en rappelant ouvertement ce qui survient chez un homme ou une femme ou un enfant face à la haine tueuse de l’assassin génocidaire, à la systématisation industrielle du meurtre, qui le menace dans la minute, l’heure ou les jours qui suivent. Agit par l’instinct de survie du système génétique, neurologique et psychologique réflexe, dès la première minute de l’arrestation puis dans le train ou sur les quais d’arrivée aux camps et pendant la détention à l’issue trop certaine.
Ne se ressentait que l’immédiat, la nécessité de vivre. L’être, encore vivant, redevenu unique, au sens le plus fondamental et constitutif et panique de ce mot. Ne pensant qu’à ce présent qui ne se nommait que vie ou mort de soi. Sans pouvoir penser une seconde au passé, à ce que l’on fut, ni à ce que pourrait être l’avenir, parce que la porte de sortie en fumée de l’existence se trouvait à quelques centaines de mètres. Étranglé par l’interrogation Vais-je y échapper ? Et la réponse négative qui pouvait incessamment intervenir. Devenu une personne dans un état brut, une personne de l’instant à vivre, transie d’angoisse, insensible au reste du monde parce que terrorisée au plus haut degré et ramenée à l’état animal de l’humain par des bestiaux de la cruauté criminelle de l’humanité.
Et aujourd’hui, s’inquiète-t-il de savoir si ces mêmes ennemis ne vont pas adjoindre à leur argumentaire interminable ce reproche d’avoir sombré dans un tel abîme de simplicité vitale ?
L’esprit de survivance
Le survivant revenant mort vivant témoigne encore pour quelque temps. Il n’est pas vraiment seul. Il y a une mécanique du témoignage. Il est accompagné par le survivant qui n’a pas obligatoirement connu le camp. Caché pendant la guerre, par exemple. Le survivant sera remplacé par son fils ou sa fille, porteurs de son souvenir, ou par les autres descendants d’un autre survivant ou d’un Juif sauvé. Les descendants se sentent toujours – quelque part, comme on dit – survivants également. C’est l’histoire de l’antisémitisme, son dépôt au fil du temps.
Si l’esprit de survivance est trop prégnant chez certain survivant, ce dernier peut avoir peur et tout refouler, se déclarer national incolore, oublier, se fondre dans l’absence d’histoire juive, reprocher, y compris aux Juifs, de trop en faire, tout barrer en lui-même, devenir cardinal, archevêque de Paris, mais un jour ou l’autre, un quidam bizarre l’interrogera avec une curieuse insistance sur ses équivoques autobiographiques s’il ne les a pas assez bien effacées : Tu es vraiment français d’origine, toi ?
Si ce n’est pas un quidam pervers, ce sera son petit-fils (ou sa petite-fille) qui en aura assez du flou du passé et procédera à l’interrogatoire et à une enquête sur l’histoire véritable de la famille. Il retrouvera les gens du container/contenant et leur silence, les longues listes de noms gravées dans la pierre. Pas facile d’échapper à la survivance, à la hantise d’une constante : l’antisémitisme. Le petit-fils retrouvera la mémoire de ce grand-père qui n’était pas mort alors qu’il aurait dû mourir et son visage vieilli, ridé certes, mais qui n’indiquait nullement qu’il s’agissait d’un rescapé, d’un survivant, puisqu’il avait récupéré « une santé ».