La gauche doit-elle craindre la mondialisation ?
En quoi consistent précisément les réticences de la gauche française vis-à-vis de la mondialisation ? Si l’on y retrouve une manière de se distinguer de la droite libérale, elle traduit aussi un flottement doctrinal ancien vis-à-vis du capitalisme et une tentation plus récente de céder à un pessimism social qui ne voit plus d’opportunité à saisir dans les transformations de notre temps.
Le point de départ de ce texte se trouve dans l’enquête menée au printemps 2006 auprès des députés français sur leur rapport à la mondialisation1. Cette enquête était la première du genre. S’il existe en effet de très nombreux sondages d’opinion sur la mondialisation, on ne dispose d’aucune enquête d’opinion française systématique et détaillée sur la mondialisation. Par ailleurs, aucune enquête de ce genre n’avait été à ce jour effectuée auprès du personnel politique français et encore moins auprès des députés.
Que ressort-il de cette enquête ? Essentiellement que la mondialisation, comprise au sens de l’ensemble des conséquences économiques, politiques et sociales de l’ouverture des marchés, est devenue une source de clivage très significative entre la gauche et la droite parlementaire.
Cette cristallisation du conflit gauche-droite autour de la mondialisation s’explique par un double mouvement : à gauche, par une sorte de radicalisation anti-libérale qui s’est probablement accrue depuis l’échec de 2002 et le résultat du référendum de 2005. À droite, par une conversion plus marquée à des solutions libérales pour des raisons qui tiennent probablement à la persistance d’un taux de chômage élevé, à la défiance vis-à-vis de l’immobilisme chiraquien, à l’attraction pour les thèses sarkozystes qui se veulent plus clairement libérales que celles de Jacques Chirac. Ce dernier a d’ailleurs admis officieusement ce différentiel de sensibilité, un différentiel qui se rapporte à deux autres distinctions : le rapport à l’identité (Sarkozy est identifié au communautarisme et aux États-Unis – Chirac serait plus atlantiste). La connexion de la droite parlementaire aux thèses libérales constitue d’ailleurs un événement politique de première importance, dans un pays où précisément ni la droite ni la gauche n’ont été historiquement libérales.
La mondialisation clive la droite et la gauche
L’enquête a cherché à saisir le rapport gauche-droite face à la mondialisation à travers quatre paramètres centraux :
l’appréciation générale du phénomène ;
la perception de ses gagnants et de ses perdants, qu’ils soient nationaux (États) ou sociaux (catégories socioprofessionnelles) ;
l’articulation entre contraintes globales et blocages nationaux ;
les leviers d’action dans la mondialisation.
Il en ressort des convergences superficielles et des divergences sensibles entre les deux camps.
Les convergences superficielles se retrouvent dans l’appréciation générale projetée sur le caractère positif ou négatif de la mondialisation. Une majorité de députés de droite comme de gauche jugent que la mondialisation est un processus équilibré, présentant des aspects négatifs et positifs. Sur la base de ce premier résultat on pourrait estimer que la mondialisation ne clive pas politiquement la gauche et la droite. Mais comme on le verra plus loin, cette interprétation est profondément erronée.
On retrouve cette convergence dans l’appréciation des gagnants sociaux et nationaux de la mondialisation. Députés Ump, PS et Udf sont d’accord pour placer les multinationales et les marchés financiers parmi les gagnants au même titre d’ailleurs que les chefs d’entreprise, les professions indépendantes, les cadres et les professions libérales.
La mondialisation est perçue comme socialement clivante y compris, donc, pour ceux qui l’acceptent ou la valorisent, comme cela est le cas pour une bonne partie de la droite.
La convergence droite-gauche est encore plus marquée quand il s’agit d’identifier les États – ou groupes d’États – que l’on peut considérer comme « gagnants » ou « perdants ».
Même si les proportions ne sont pas équivalentes à droite et à gauche, on constate un fort consensus pour voir dans les États-Unis et dans les pays émergents les principaux gagnants, et dans les Pma les principaux perdants. C’est en soi un résultat peu surprenant qui n’a pas de signification politique forte. En revanche, ce qui paraît plus significatif, c’est l’identification assez forte de l’Europe aux perdants. Très peu de députés de droite et pratiquement aucun député de gauche n’identifient spontanément l’Europe au camp des gagnants de la mondialisation. Cette perception, en définitive très dépréciée de l’Europe, a donc une signification politique très forte. Il est donc probable que l’incapacité de l’Europe à se structurer politiquement amplifie considérablement cette perception négative, une perception qui mêle dépit vis-à-vis d’une Europe impuissante ou hostilité – dans le cas de la gauche – à une « Europe libérale ».
Quand on entre dans le détail des performances politiques de l’Europe, on note un résultat attendu et un autre très inattendu. Le résultat attendu, c’est l’acceptation de l’euro comme le principal succès de l’Europe et cela au-delà de tout clivage politique. Le résultat le moins attendu, en revanche, porte sur l’appréciation de la politique commerciale de l’Union européenne. À droite comme à gauche, la politique commerciale est considérée comme le principal échec de l’Europe alors qu’il s’agit de son principal levier d’action à l’échelle mondiale.
Comment expliquer cette appréciation négative ? À gauche, il est plus que probable que le regard sombre porté sur la politique commerciale de l’Union européenne est la conséquence d’une perception très négative de la libéralisation des échanges à l’Omc. À droite, l’interprétation est plus circonscrite : elle porte essentiellement sur la protection agricole et le sentiment que l’Union européenne n’a pas les moyens, ou la volonté, de la garantir. La défense de l’agriculture apparaît d’ailleurs comme le seul domaine significatif où la droite parlementaire ne semble pas convertie aux thèses libérales.
La critique que fait la gauche parlementaire de l’Omc est donc beaucoup plus large et plus systématique que celle qu’adresse la droite. Celle-ci reproche à l’Union européenne de ne pas assez protéger l’agriculture dans les négociations Omc, mais reconnaît une positivité à l’action générale de celle-ci. La gauche, quant à elle, critique à la fois la politique commerciale de l’Union européenne et l’Omc au nom d’une dénonciation de son penchant néolibéral.
Ceci étant dit, rien ne serait plus contestable que de conclure à un clivage transpartisan sur la mondialisation. Bien au contraire. Car sur tous les autres registres, les divergences partisanes sont très sensibles.
Si l’on prend le premier point de l’enquête qui portait sur l’appréciation générale de la mondialisation, on constate un déséquilibre considérable sur les marges du noyau central. 43 % des députés Ump voient par exemple dans la mondialisation une réalité positive ou très positive alors que ce chiffre tombe à 5 % chez les députés socialistes.
La perception négative est donc incomparablement plus forte à gauche qu’à droite. Et au sein de celle-ci la droite souverainiste paraît très minoritaire.
Dans l’identification des gagnants, on retrouve une structuration des réponses sur le même mode : à gauche comme à droite, les multinationales et les marchés financiers sont perçus comme les principaux bénéficiaires. Mais les députés de droite sont tentés d’élargir le champ des gagnants aux consommateurs, voire « à tout le monde » alors que ces deux modalités ne sont retenues par aucun député socialiste. Le fait qu’aucun élu de gauche ne puisse identifier les consommateurs parmi les bénéficiaires de la mondialisation, alors que la compétition par les coûts est la modalité la plus importante de celle-ci, illustre une certaine radicalisation de la gauche qui l’éloigne très sensiblement de la gauche européenne.
C’est cependant dans l’articulation entre enjeux nationaux et enjeux globaux que l’écart gauche-droite est le plus spectaculaire. À la question de savoir si les problèmes de l’emploi sont liés à la structure du marché de l’emploi (explication endogène) ou à la mondialisation (explication exogène), la symétrie des réponses est presque parfaite : 71 % des députés Ump privilégient l’explication endogène (marché du travail) tandis que 72 % des députés PS avancent l’hypothèse exogène (mondialisation). Le sens de ces réponses est évidemment très fort. Pour la droite, le problème du chômage découle avant tout de la rigidité du marché du travail, alors que la gauche avance l’hypothèse exogène probablement pour ne pas avoir à se prononcer sur la question de la rigidité du marché du travail.
La droite semble admettre l’existence implicite de « verrous » spécifiquement français qui gênent ou bloquent son adaptation, tandis que la gauche paraît réticente à entrer dans une critique du « modèle français ». En privilégiant l’explication exogène, la gauche contourne l’obstacle et déplace le débat : ce ne serait pas le modèle français qui serait en crise, mais bien le système capitaliste mondialisé qui le menacerait. C’est pourquoi en appelant à la défense des services publics ou à l’introduction d’une clause sociale fondamentale, la gauche, représentée par ses députés, entend bien revendiquer le caractère défensif qu’elle donne à la régulation de la mondialisation.
Ces résultats étant brièvement présentés, il nous faut désormais les interpréter en faisant le lien entre les résultats de l’enquête et le discours du PS sur la mondialisation. L’hypothèse que nous développerons est relativement simple : la mondialisation est devenue pour la gauche une source d’identité politique forte qui lui permet de se distinguer de la droite « libérale ».
Cette source de distinction politique s’exprime autour du paradigme de la perte. Par paradigme de la perte, il faut entendre la référence à une vision du monde qui puise implicitement ses référents dans l’ordre social des trente glorieuses – où les rapports sociaux entre le capital et le travail étaient stabilisés2. Il en découle un rapport à la « transformation sociale » ambigu, d’une part parce qu’il n’est reconnu que peu de vertus à l’ordre présent et, d’autre part, parce que la gauche n’explicite jamais ce qui ne peut plus être comme avant. C’est ici que réside l’angle mort fondamental de la gauche française. En effet, se présenter comme le parti du mouvement du changement ou de la transformation sociale sans définir la trajectoire du mouvement pose problème. Car faute de clarification, celle-ci peut être perçue comme une volonté de revenir au statu quo ante ou à le consolider. D’où le risque de penser le changement sur le mode de la conservation ou de la restauration d’un ordre qui conduit forcément à valoriser ce qui a été perdu. Or tant que le retour au statu quo ante n’est pas déprogrammé explicitement, sa valeur référentielle reste forte. C’est cette hypothèse qui plane sur le « réformisme de gauche » et que le PS ne veut pas lever, estimant que son aggiornamento a déjà eu lieu.
Aux militants et aux électeurs de gauche, il n’est ainsi offert ni les instruments de penser le monde autrement, ni la possibilité d’investir l’avenir sur un mode prometteur. Il ne peut en découler qu’une vision pessimiste de l’avenir nourrie par un sentiment de perte (« c’était mieux avant ») auto-entretenu puisqu’à leur tour, les responsables de la gauche estiment que tenir un autre langage ne serait pas compris (« on ne peut pas dire cela aux militants »). D’où cette contradiction très forte entre la référence constante au changement et l’ambiguïté du sens directionnel donné à celui-ci. Cette ambiguïté n’est cependant pas fortuite. Elle a des fondements idéologiques et sociologiques.
La dimension idéologique
Le parti socialiste n’a jamais véritablement clarifié son rapport au capitalisme3. Il ne se veut ni frontalement anticapitaliste – ce qui le placerait en porte à faux avec son réformisme officiel – ni favorable au capitalisme, ce qui serait perçu – sur sa gauche – comme l’aveu d’une posture d’accompagnement du libéralisme. Son réformisme veut être un point moyen entre la « rupture » et l’accompagnement. Mais, naturellement, les fondements théoriques et les explications de ce que rupture, accompagnement ou réformisme signifieraient ne sont jamais apportés. Les notions avancées sont toujours jugées « autodéfinissantes » et censées se suffire à elles-mêmes. La position – officielle du PS mais jamais réellement poussée jusqu’au bout – repose sur ce que l’on appellerait une acceptation très critique de « l’économie de marché ». Mais la différence qu’introduit Lionel Jospin entre « économie de marché » et « société de marché » n’a jamais été explicitée. Et pour cause : elle reposait non sur une réflexion de fond mais sur une formule empruntée dans un souci de se démarquer de Tony Blair4.
Quoi qu’il en soit, le texte final du congrès du Mans de 2006 reconnaît à la mondialisation le fait qu’elle « crée des richesses » mais ajoute immédiatement après qu’elle « les affecte de manière aveugle5, aggrave les inégalités à l’échelle planétaire comme à l’intérieure des pays, pousse à l’utilisation sans frein des ressources naturelles [et] crée une extrême pauvreté ». Il s’ensuit une litanie des conséquences réputées dévastatrices de cette mondialisation, sans qu’à aucun moment les bienfaits, si faibles soient-ils, soient de quelque façon que ce soit mis en avant6. Prenons deux exemples.
Premier exemple : dans le questionnaire aux députés, aucun des députés de gauche n’accepte de voir dans la mondialisation un gain pour les consommateurs, alors que c’est un point qui fait peu débat chez les économistes. On peut naturellement s’interroger sur l’imparfaite répercussion sur le consommateur des gains découlant d’une compétition acharnée. Mais il est difficile de nier cette dimension. Pourquoi donc le PS ne l’admet-il pas ? Pour une raison simple : admettre que la mondialisation favorise les consommateurs reviendrait à admettre qu’elle augmente leur pouvoir d’achat sans accroître leurs salaires. Or rentrer dans ce type de raisonnement reviendrait non seulement à accepter que le niveau de vie s’élève autrement qu’à travers la hausse nomimale des salaires, mais aussi que la concurrence par les prix – qui est pourtant fondamentale dans la mondialisation – serait plutôt une bonne chose pour les salariés.
Deuxième exemple : les pays émergents. Ils sont les grands vainqueurs potentiels de la mondialisation car, à travers eux, c’est bel et bien à un déplacement de la richesse vers des régions du monde qui en étaient privées que nous assistons (Chine, Inde, Brésil). Or, curieusement, ce fait massif est occulté dans le discours du PS. Reconnaître que la mondialisation favorise une mobilité ascendante affaiblirait ou menacerait un tableau d’ensemble qui se veut résolument négatif. Comment, en effet, concilier l’idée d’un processus globalement négatif avec celle de chance pour des masses humaines jusque-là exclues de toute prospérité ? De plus, si ce discours venait à mettre en avant cette réalité, il risquerait de se trouver confronté à la gestion d’une peur sociale réelle, celle de la concurrence des pays à bas salaires. Pourtant, comme le montre le tableau ci-dessous, il n’existe guère de corrélation directe entre taux de chômage et pénétration des importations en provenance de pays à bas salaire.
Chômage et importations de pays à bas salaires
Taux Taux de pénétration des importations de chômage 2005 de pays à bas salaries (en % de la population active) (en % des importations) Japon 4, 4 39 États-Unis 6, 8 35 Allemagne 9, 5 24 Italie 7, 7 17 Royaume-Uni 4, 7 15 France 9, 7 11Cela ne signifie naturellement pas que l’échange international n’influence pas le marché du travail. Cela signifie que l’échange international produit des configurations multiples qui laissent place à des conduites et à des choix politiques différents. Si l’industrie textile italienne est aujourd’hui menacée par les textiles chinois, alors que la Suède conserve une balance textile positive, c’est bien parce que la première n’a pas réussi à se hisser vers de créneaux à forte valeur ajoutée, la mettant hors de portée de la concurrence chinoise, alors que la seconde est parvenue, malgré des salaires très élevés, à construire et à développer des niches textiles à très forte valeur ajoutée. Par ailleurs, même si la mondialisation arbitre très fortement en faveur du travail qualifié et au détriment du travail non qualifié, l’arbitrage n’est pas implacable. Le travail non qualifié n’est condamné que lorsqu’il s’agit d’un travail échangeable. À supposer d’ailleurs que la mondialisation soit un processus social si extérieur à la société et si contraire aux intérêts sociaux de la majorité des groupes qui la composent on ne comprend pas pourquoi aucun pays démocratique n’a vu émerger la constitution d’une force ou coalition politique cohérente désireuse de refouler la mondialisation. Car même les gouvernements dits populistes – dont l’homogénéité reste d’ailleurs à prouver – ne conduisent que très rarement des politiques cohérentes frontalement hostiles aux politiques libérales.
Quoi qu’il en soit, les difficultés de la gauche à se positionner face à la mondialisation se retrouvent quand il s’agit d’avancer des propositions de régulation. Le PS ne dit pas comment défendre une « agriculture propre » sans faire de tort aux pays en développement. Il estime par ailleurs que la dimension commerciale de l’agriculture ne doit pas occulter d’autres objectifs comme la « souveraineté alimentaire » mais ne fournit aucune indication pour y parvenir ou pour juger de sa pertinence. Or, il y a une singulière contradiction à défendre le principe de la souveraineté alimentaire et affirmer simultanément qu’il faut donner aux émergents les moyens d’accéder aux marchés, notamment en matière agricole. Ouvrir nos marchés aux pays émergents, c’est accepter le jeu de l’échange dans une économie ouverte, et donc considérer que la souveraineté alimentaire n’a pas grand sens. Par ailleurs, plaider pour la souveraineté alimentaire sans réfléchir aux moyens de la construire relève plus de la posture et de l’idéologie que de la proposition politique. Qui, en dehors de
M. Bové, peut croire que l’Afrique a les moyens de se payer une Pac ? Est-il d’ailleurs raisonnable d’y songer au moment où cette même Pac est remise en cause et sur le devenir de laquelle le PS ne se prononce d’ailleurs pas ? Enfin, la gauche ne se prononce pas sur un des enjeux essentiels de la libéralisation commerciale – la contradiction entre pays en développement. Ainsi, à l’image des anciens partis marxistes, le PS continue – dans son discours – à privilégier la fiction d’une contradiction sociale principale dont la mondialisation serait la matrice, alors qu’en partant de l’idée que la mondialisation constituerait un processus contradictoire, complexe et balancé, la gauche pourrait s’orienter sans avoir en permanence à s’inquiéter de ce que l’on appellera le « qu’en dira-t-on idéologique ». C’est de cet enfermement que Ségolène Royal s’efforce de sortir en appelant les socialistes à regarder « les effets positifs de la mondialisation7 ».
Ce mélange de principes généraux appuyés sur un volontarisme sans moyens se retrouve sur l’autre aspect controversé de la mondialisation qui est celui des droits sociaux. Le PS réclame des standards plus forts en matière de droits sociaux et syndicaux tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’établir de nouvelles barrières protectionnistes. Pourtant c’est en ces termes que la plupart des pays en développement voient les choses.
Comment faire pour surmonter cette difficulté ? De quels moyens particuliers la gauche disposerait-elle pour réussir là où les autres ont échoué ? On notera d’ailleurs que la gauche française ne semble manifester aucun intérêt pour les mécanismes de soft law (codes de conduite, notamment) qui contribuent à responsabiliser socialement les entreprises. On pressent cette « préférence pour la loi » que l’on retrouve naturellement dans le champ social français.
Dans le rapport du Mans, le PS parle par ailleurs de réintégrer l’Omc au sein de l’Onu et de la placer sous le contrôle d’un conseil de sécurité économique et social. Le problème est que cette proposition ne changerait rien. Le véritable enjeu est celui de la hiérarchie des normes dans le système mondial, c’est-à-dire de la comptabilité entre normes commerciales, environnementales, sociales, etc. Mais ce n’est pas en plaçant l’Omc dans le giron de l’Onu que ce problème extraordinairement complexe pourra être un tant soit peu réglé. De surcroît, il ne faut pas perdre de vue le fait que l’idée de subordonner systématiquement les règles de l’échange à d’autres normes n’est pas sans poser de problèmes. La plupart des pays en développement y sont très hostiles, précisément parce qu’ils craignent que des standards trop élevés leur soient opposés pour freiner leur entrée sur les marchés des pays développés. Enfin, en demandant à l’Omc d’intégrer des dimensions non marchandes dans ses « jugements » (panels), on court le risque de renforcer l’emprise de l’Omc dans la gouvernance mondiale, emprise que l’on dénonce par ailleurs. L’idée selon laquelle les enjeux de la mondialisation se résumeraient à un combat entre les forces de marché et celles qui voudraient les tempérer ne reflète que de manière très imparfaite la multiplicité des clivages politiques au sein d’une organisation come l’Omc.
Il y a donc, à l’évidence, au PS une connaissance assez modeste des processus concrets de fonctionnement du système mondial, sauf, naturellement, à penser que le discours est un habillage à consommation purement électorale et sans grande conséquence sur les pratiques de gouvernement de la gauche. Souvent, d’ailleurs, les termes de régulation ou de règles sont présentés comme termes clés magiques sans que l’on soit sûr que cette rhétorique soit réellement assimilée. Ainsi, dans son discours du Mans, le premier secrétaire du PS parle de « changer les règles de l’Omc pour donner aux pays émergents les moyens d’accéder au marché8 ». D’une certaine manière, ce point est important car il revient à admettre que l’ouverture des marchés est bénéfique au développement. Mais lier cette ouverture à un changement de règles à l’Omc n’est pas fondé. C’est par la négociation politique entre États que les modalités de libération des échanges sont déterminées. Il n’y a guère besoin de nouvelles règles pour ouvrir nos marchés aux pays émergents. Il suffit pour cela de réduire notre protection. Or, c’est précisément au relèvement du tarif extérieur commun de l’Union que le document final du Congrès du Mans semble s’intéresser.
L’un des autres grands thèmes de la gauche dans sa critique de la mondialisation est celui de la « marchandisation du monde9 ». Cette critique est en soi recevable et parfaitement cohérente avec une vision social-démocrate soucieuse d’équilibrer le marché par le social. Mais une telle grille de lecture conduit à opposer systématiquement le marché – l’adversaire – au bien public et à réduire tout le projet socialiste à une résistance. Or, si à l’évidence les empiétements du marché constituent un problème, la protection du bien public ne peut nullement être assurée par opposition au marché. Si le système éducatif français, comme son marché de l’emploi, fonctionne mal, c’est précisément parce qu’on se refuse à penser l’emploi ou l’enseignement comme de véritables marchés, ce qui n’a rien à voir, d’ailleurs, avec leur privatisation.
La dimension sociologique
La prégnance du paradigme de la perte dans le rapport de la gauche à la mondialisation tient aux difficultés historiques qu’a toujours eues le parti socialiste à accorder son discours à ses pratiques. Le premier est destiné à gagner des élections, les secondes à gouverner.
Mais l’histoire d’un parti, construit sur des bases plus idéologiques que sociales, n’explique pas tout. S’y ajoute un élément politique important : une fraction non négligeable de ses électeurs se considère, à tort ou à raison, comme perdante de la mondialisation.
En effet, quand on observe les « performances » électorales de la gauche, force est de constater une sorte de désaffection des couches salariales moyennes et populaires pour elle. Or, cette désaffection s’opère par paliers électoraux successifs qui coïncident avec les différentes étapes de la mondialisation. Le premier palier de désaffection intervient après le choix européen de Mitterrand en 1983. Les élections de 1986 consacrent trois ans plus tard le premier décrochage entre la gauche et le groupe des « ouvriers et employés ». Ce décrochage politique est ensuite confirmé lors du référendum sur l’Europe en 1992. En 1995, ouvriers et employés votent encore majoritairement à gauche, mais dans des proportions de plus en plus faibles. Depuis, cette évolution a pu être masquée lors des votes sanctions contre la droite, mais pas enrayée. À ce décrochage des milieux populaires s’est ajouté, en 2002, celui des professions intellectuelles et des cadres issus du secteur public. En 1995, ils avaient été 32 % à choisir Lionel Jospin. En 2002, ils n’étaient plus que 18 %10. L’hémorragie vient donc des deux côtés. Des catégories exposées qui ont le sentiment de n’être ni comprises ni protégées par la gauche. Des catégories protégées pour qui la gauche ne combat pas assez les politiques libérales qui, à terme, les déposséderaient de leur statut. Cette évolution s’est trouvée confirmée et amplifiée lors du référendum sur l’Europe de 2005, dont tous les observateurs s’accordent à penser qu’il fut dominé par un non de gauche11. Or, ce non de gauche a indiscutablement un contenu de classe au sens où le oui progresse avec le revenu des électeurs12. Certes, le vote populaire n’a jamais été monopolisé – loin s’en faut – par la gauche. Mais le fait que le non ait été porté à la fois par les couches populaires et une part substantielle des salariés des classes moyennes – et tout particulièrement les salariés du secteur public – ne peut pas ne pas inquiéter un parti comme le parti socialiste.
Il n’y a donc pas de doute sur le fait que la mondialisation comprise au sens d’un processus de réduction des sécurités sociales traditionnelles affecte l’électorat de la gauche, soit parce qu’elle les fragilise directement (ouvriers et employés), soit parce qu’elle les déclasse potentiellement (salariés à statut13). Les premiers sont notamment affectés par la césure entre travailleurs qualifiés et non qualifiés tandis que les seconds se sentent, à terme, menacés par la réduction inévitable du poids de la fonction publique en France. En effet, tous les pays qui se sont efforcés de réduire l’écart entre insiders (protégés) et outsiders (exposés), l’ont fait en réduisant les barrières à l’entrée ainsi que les protections trop fortes, quitte à compenser cette déprotection par l’amélioration des conditions d’accès et de retour à l’emploi ou l’augmentation des ressources en cas de perte d’emploi. Les salariés sont statutairement moins protégés, voire déprotégés, mais leur réinsertion est mieux assurée14.
La question n’est donc pas de savoir si les couches sociales « traditionnellement » acquises à la gauche expriment une défiance à l’égard de la mondialisation. La question est de savoir comment convertir cette défiance en opportunité. Or pour relever ce défi, deux voies sont ouvertes : la restauration ou l’adaptation. La restauration consisterait soit à revenir sur certaines évolutions, soit à freiner leur avènement. Pour l’essentiel, cette démarche consiste à la fois à protéger les catégories sociales et professionnelles déjà protégées et à cibler les mécanismes redistributifs vers les catégories les plus vulnérables. Cette démarche peut satisfaire – tout au moins temporairement – les catégories protégées par un statut mais guère satisfaire celles qui se trouvent déjà exposées. Elle renforcerait ainsi la tendance « statu quotiste » de la gauche. Il en découle la mise en place d’un cercle vicieux où la précarisation croissante des outsiders est mise sur le compte de politiques libérales qu’il conviendrait d’arrêter, alors que c’est l’absence de réformes du marché du travail qui est fondamentalement à l’origine de cette précarité. Cette peur de déréglementer le marché du travail est d’ailleurs tellement forte à gauche qu’elle la conduit à ne jamais poser la question des professions protégées, y compris quand celles-ci sont sociologiquement de droite15.
La seconde démarche est plus hardie et politiquement plus difficile à réaliser. Son coût intellectuel et politique serait considérable car il devrait passer d’une analyse qui repose encore largement sur la comptabilité des pertes pour aller vers l’exploration des opportunités. Tant que la gauche ne cherchera pas à interpréter la mondialisation sous l’angle d’un processus qui ouvre et rebat le jeu social avec, à la clé, des opportunités nouvelles et non pas seulement des pertes, elle risque d’alimenter le pessimisme social ainsi que l’impuissance à agir sur le monde. La critique marxiste du capitalisme avait pour caractéristique de contester l’ordre social dominant, tout en offrant à cette critique un débouché prospectif. La critique sociale de la gauche est à bien des égards moins radicale. Mais par le fait qu’elle n’offre aucun horizon projectif, aucune ligne de faîte autre que le statu quo, elle alimente le pessimisme. Ce pessimisme social est devenu pour la gauche une véritable identité. Il puise dans un répertoire intellectuel ancien et bien nourri qui a toujours privilégié dans le changement social le déterminisme à la Bourdieu plutôt que la contingence à la Giddens. C’est pourquoi sans refondation intellectuelle, la modernisation de la gauche risque de se poursuivre sur le mode qui a longtemps été le sien : celui d’une clandestinité forcément mal vécue puisque renvoyant à un monde qui n’est plus16.
- *.
Chercheur au Ceri et coauteur avec Gérard Grunberg de Du pessimisme social. Essai sur l’identité de la gauche, Paris, Hachette Littérature/Telos. À paraître en janvier 2007.
- 1.
La méthodologie et les résultats détaillés de cette enquête inédite conduite à Sciences Po sont disponibles sur le site de l’agence intellectuelle Telos (www.telos-eu.com). Je remercie vivement Brigitte Leroux qui a réalisé tout le travail statistique de cette enquête et sans laquelle ce travail n’aurait pas abouti, Cynthia Fleury qui a coordonné les enquêtes et l’ensemble de mes étudiants de Sciences Po qui ont traité les questionnaires adressés aux députés. L’enquête a été menée au cours du premier semestre 2006. Pour une interprétation des résultats, voir Le Figaro et le Financial Times du 29 mai 2006.
- 2.
On peut en effet définir la mondialisation comme le processus qui met un terme au compromis entre travail et capital dans un cadre national.
- 3.
Voir Alain Bergougnoux et Gérard Grunberg, l’Ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir. 1905-2005, Paris, Fayard, 2005.
- 4.
Voir Zaki Laïdi, « Nous passons d’une économie de marché à une société de marché », interview au Monde du 9 juin 1998. L’expression resurgit dans un discours à Londres de Lionel Jospin le mois suivant. Voir Le Monde, 25 juillet 1998.
- 5.
On notera d’ailleurs la singulière contradiction à parler d’une redistribution « aveugle » des richesses, qui renvoie à l’idée d’une redistribution aléatoire, alors que toute l’analyse du PS se veut au contraire très déterministe.Congrès du Mans, motion finale : http://congres2005.parti-socialiste.fr/
- 6.
Le fait que la mondialisation accroît les inégalités est considéré comme indiscutable et présenté sans qualification. Or l’augmentation des inégalités en Chine, par exemple, n’est pas contradictoire, tant s’en faut, avec l’élévation moyenne du niveau de vie des Chinois qui, de ce fait, atténue les inégalités à l’échelle mondiale. Par ailleurs, l’augmentation des inégalités entre, par exemple, les 10 % les plus riches et les plus pauvres de la planète n’est pas contradictoire avec une meilleure distribution de la richesse entre nations, ce qui est précisément le cas. Ces confusions entre inégalité et distribution ne sont toutefois pas propres à la gauche française. Elles constituent même un des principaux lieux communs sur la mondialisation que seule la littérature savante tente de relever. Voir Zaki Laïdi, la Grande Perturbation, chap. XI, Paris, Flammarion, 2004.
- 7.
http://ITI.Ici.fr/infos/France (5 juillet 2006).
- 8.
« Pour un grand parti socialiste » : www.psinfo.net/documents/congres/dijon/motion/hollande
- 9.
« La marchandisation de toutes les sphères de la société est repartie de l’avant », écrit Henri Weber dans Qu’est-ce qu’être socialiste au xxe siècle ?, juillet 2006, PS, 3e édition. On a l’exemple même d’une démarche qui occulte délibérément les bienfaits du marché et leur compatibilité avec le bien public.
- 10.
Pascal Perrineau et Colette Ysmal, le Vote de tous les refus, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003, p. 169.
- 11.
« Le refus de ratification du traité institutionnel du 29 mai 2005 : comprendre le “non ” français », Cahier du Cevipof, mai 2005, www.cevipof.msh-paris.fr/publications/cahiers/c42.html
- 12.
Ipsos, « Référendum : le non des classes actives, des classes populaires et moyennes et du peuple de gauche », 30 mai 2005 (www.ipsos.fr).
- 13.
En France, les catégories ayant accusé une baisse de leurs effectifs au cours de ces dix dernières années sont les agriculteurs (– 38 %), les artisans et commerçants (– 13 %) et les ouvriers (– 10 %).
- 14.
André Sapir, An agenda for a growing Europe : www.bruegel.org/Repositories/Documents/publications/working_papers/Resume_Sapir_080905.pdf
- 15.
C’est ce que vient d’ailleurs de faire le gouvernement Prodi en décidant de libéraliser les professions protégées (taxis, avocats, pharmaciens) qui, dans leur immense majorité, ne votent pas pour le centre-gauche. Voir Carlo Scarpa, « Gauche et libéralisation font parfois bon ménage : le cas de l’Italie », Telos, 13 juillet 2006 (www.telos-eu.com).
- 16.
Ce point est développé dans Du pessimisme social…, op. cit.