
Filmer le journalisme
Le journalisme a inspiré au cinéma certains de ses longs-métrages les plus marquants. D’où vient cette affinité entre le septième art et le quatrième pouvoir ?
Étrange constat que celui selon lequel le journalisme a été plus représenté, a donné lieu à davantage de chefs-d’œuvre, que d’autres professions emblématiques comme la finance ou la médecine1. Sans doute parce que ce sous-genre permet en réalité d’aborder plusieurs genres, comme le thriller, le film politique, le naturalisme ou le film de voyage. Aussi sans doute en raison de la survivance au cinéma d’une vision romantique du journalisme ; plus encore aux États-Unis, pays démocratique où la presse a pu conduire à la démission un président triomphalement réélu deux ans auparavant (Richard Nixon en 1974). Le paradoxe des Hommes du président (Alan J. Pakula, 1976) tient précisément dans ses derniers plans, images rapprochées des rotatives composant les unes du Washington Post sur le Watergate : le journalisme se résume formellement à cela, et ne forme pas un matériau fascinant pour le cinéma en tant que tel. Il faut tout le talent des scénaristes et des metteurs en scène pour le représenter, le rendre captivant. Cinéma et journalisme se rejoignent cependant comme travail collectif de montage, même si les médias ne peuvent pas, en principe, prendre les mêmes libertés créatives ou agir avec la même partialité pour persuader leur public.
Thématiquement, les reporters peuvent refléter les villes qu’ils décrivent au quotidien ou les rejeter, comme dans Spotlight (Tom McCarthy, 2016) où Marty Baron, nouveau rédacteur en chef du Boston Globe, est quasiment perçu comme un étranger par l’élite de la ville ; et où l’avocat des victimes de prêtres pédophiles, dînant avec Michael Rezendes, insinue qu’eux deux peuvent se permettre d’attaquer l’institution catholique car ils proviennent de deux communautés, arménienne et portugaise, marginalisées à Boston. Le cliché hollywoodien du journaliste basé à Washington qui devient aussi arriviste que les politiciens dont il couvre le travail se répète souvent, avec humour et sérieux dans Jeux de pouvoir (Kevin Macdonald, 2009).
Trois films français récents ont proposé trois histoires vraies de journalistes : Sympathie pour le diable (Guillaume de Fontenay, 2019) sur le travail de Paul Marchand lors du siège de Sarajevo, Camille (Boris Lojkine, 2019) sur la photographe Camille Lepage, assassinée lors d’un reportage en République centrafricaine en 2014, et Histoire d’un regard (Mariana Otero, 2020) sur l’œuvre et le parcours de Gilles Caron, jusqu’à sa disparition au Cambodge en 1970. Trois longs métrages centrés sur les rôles les plus primordiaux du quatrième pouvoir : rapporter et représenter les réalités ignorées, se déplacer sur les zones de conflits, gagner un accès indirect pour les lecteurs et auditeurs. Trois œuvres belles et marquantes, qui restent longtemps en tête, surtout en ces temps récents où, au Haut-Karabakh comme au Tigré, le public ne pourrait comprendre les nuances de guerres complexes sans les envoyés spéciaux risquant parfois leur vie.
Sympathie pour le diable se regarde comme le portrait d’une des dernières guerres mal décrites, paradoxalement très médiatisées mais ne suscitant que peu de mobilisation en Europe et aux États-Unis. Les reporters sur place à Sarajevo ressemblent à une armée non combattante, décrivant les affrontements logistiques entre les assiégeants serbes et les casques bleus. Si ce portrait critique des troupes onusiennes pourra être dénoncé par les défenseurs de cette institution, il s’explique par le choix du réalisateur de commencer son film in medias res pendant un siège au long cours, à une période où les envoyés spéciaux, presque bloqués sur place, ont perdu leur confiance dans l’interventionnisme ou les négociations. Une lente invasion du cynisme qui se retrouve dans certains actes et propos du héros, expliquant à un médecin humanitaire que lui aussi gagne sa vie à cause de la guerre, ou n’hésitant pas à rouler sur la Sniper Alley à pleine vitesse. Filmé à Sarajevo même, le long métrage transporte le spectateur vingt-cinq ans auparavant, et devient ainsi une grande œuvre sur le journalisme de guerre, subjectif malgré son refus de la première personne : être présent, voir et rapporter, sans parler de soi, comme l’explique avec colère le personnage principal à une journaliste états-unienne.
Camille est au contraire le récit d’un apprentissage, d’une photographe indépendante, payée à la commission, sans agence ni contacts dans les grands titres de presse, devant placer ses images dans les quotidiens. Le scénario décrit ici aussi un milieu, un groupe professionnel particulier parmi les journalistes ; les scènes les plus marquantes sont celles où des reporters expérimentés interrogent Camille Lepage sur ses clichés, se demandent si ceux qu’elle photographie ne surjouent pas la violence ou l’air menaçant, n’essaient pas de se conformer au regard inquiet de l’Occident sur eux. Cet angle, et les multiples plans de l’action graphique, du regard de la journaliste sur ses sujets, indiquent au spectateur que Boris Lojkine souhaite livrer une œuvre sur l’éthique des images, qu’elles soient filmées ou fixes, imprimées ou projetées.
La même réflexion hante Histoire d’un regard, dès la découverte par Marianne Otero de la quantité d’images qu’elle va devoir analyser : des milliers de clichés, et surtout le talent de Gilles Caron. « Dans une pellicule de trente-six vues, il y en a trente qui sont exploitables, c’est incroyable », déclare un archiviste. La trouvaille géniale de mise en scène de la réalisatrice consiste alors à ancrer les reportages du photographe spatialement, comme dans cette scène où elle invite l’historien Vincent Lemire, spécialiste de Jérusalem, ému et fasciné aussi fortement que les spectateurs dans la salle, à décrypter les centaines d’images que Caron tira de la guerre des Six-Jours. Mais sa vision du journalisme ne se résume pas au goût des grands sujets ou de la matière noble : dans un de ses rares entretiens, il déclare que couvrir le conflit israélo-arabe de 1967 ou un concert à l’Olympia, « pour moi, c’est la même chose », la même recherche d’efficacité, la même nécessité de trouver les bons angles rapidement. Ce qu’illustre avec brio Marianne Otero en déconstruisant le parcours du photographe dans la rue des Écoles, autour de la Sorbonne, qui l’amène à immortaliser Daniel Cohn-Bendit provoquant un policier du regard en 1968 : l’enchaînement des images au montage crée comme un court métrage en noir et blanc, un lent parcours vers le négatif parfait.
La carrière hélas écourtée de Caron peut bien sûr se voir comme le portrait d’une France à l’apogée des Trente Glorieuses – voir les portraits de Pompidou Premier ministre et d’un Jacques Chirac nouvel entrant au gouvernement –, étrange pays calme contrastant avec le Vietnam en guerre et l’Irlande dont les troubles communautaires débutent en 1969. Cinquante ans plus tard, vingt ans après la signature de l’accord du Vendredi saint, Marianne Otero retourne à Derry, et retrouve les jeunes gens photographiés par Caron. Comme dans une leçon d’humilité journalistique, aucun d’entre eux ne se souvient du reporter français. La réalisatrice ne parvient cependant pas à identifier l’étudiante photographiée en jupe et talons au milieu des pavés et des ruines, terrible symbole du conflit nord-irlandais : la beauté, et la mode moderne, au milieu de tensions religieuses vaines.
Filmer le journalisme se rapproche donc tendanciellement d’un certain humanisme cinématographique : savoir écrire des rôles ou reconstituer des vies au plus près, s’approchant au mieux de la réalité. Du fait de leurs sujets, les documentaires sur des journalistes en deviennent d’ailleurs des mises en abyme de la réalité : des études sur la représentation des événements, des montages artificiels de faits et d’instants authentiques, et ainsi des films particulièrement mémorables.
- 1.L’assurance a certes inspiré un chef d’œuvre : Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944).