Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

L’Auberge espagnole, Cédric Klapisch, 2002
L'Auberge espagnole, Cédric Klapisch, 2002
Dans le même numéro

L’Union européenne au cinéma

juil./août 2022

Une Union, dont l’essentiel des dépenses passait dans une politique agricole et des fonds structurels, attirait peu les scénaristes. Pourtant, l’Union n’est plus aujourd’hui un sujet neutre : son plan de relance commun, ses sanctions de lourde portée face à la Russie et son budget pluriannuel en expansion la politisent et la rendent plus perceptible chaque mois.

Soixante-cinq ans après le traité de Rome, seuls trois films viennent à l’esprit quand il faut associer le projet européen et le cinéma : L’Auberge espagnole (Cédric Klapisch, 2002), Democracy (David Bernet, 2016) et Conversations entre adultes (Costa-Gavras, 2019). Le premier demeure l’unique fiction, le deuxième étant un documentaire sur l’élaboration du règlement général sur la protection des données (RGPD) et le troisième une adaptation du livre de Yanis Varoufakis sur sa courte expérience dans l’Eurogroupe. Le sujet européen est si absent du cinéma qu’une œuvre comme le récent Goliath (Frédéric Tellier, 2022) parle encore de « communauté européenne  », et caricature le Parlement et les procédures d’autorisation de pesticides dans l’Union. Comme en écho de compétences et d’un poids budgétaire insuffisamment expliqués aux citoyens, les cinéastes s’emparent peu de ce sujet. Les portraits du pouvoir demeurent nationaux ; les récits autour de ministres ne représentent pas les réunions bruxelloises, pourtant centrales aujourd’hui1.

L’Auberge espagnole se concentre sur les premiers pas d’une Europe des citoyens après les deux mandats de la Commission Delors. Il forme aussi un scénario sur les derniers mois de non-coordination entre États membres : aucun spectateur non espagnol ne peut aujourd’hui comprendre le montant du loyer en pesetas, et les procédures universitaires ont été simplifiées depuis la réforme licence-master-doctorat (LMD). Le héros lui-même connaît mal Erasmus (« un bordel innommable »), encore sous-budgété et réservé aux étudiants, et une seule scène parle de l’Europe comme projet : quand une étudiante belge pense que la défense des langues régionales en Catalogne est paradoxale « quand on est en train de construire l’Europe  ». Vingt ans plus tard, le film, même s’il ne s’est jamais prétendu politique et a fait découvrir le programme d’échanges universitaires à des milliers de futurs participants, se regarde aussi comme une utopie mal concrétisée : quelle « union sans cesse plus étroite » ses héros, et surtout leurs dirigeants, ont-ils construite2 ?

Conversations entre adultes est un film plus visiblement européen : Costa-Gavras filme des sommets européens, plusieurs capitales et certaines figures de la rigueur budgétaire, telle qu’elle s’incarnait alors à l’Eurogroupe, comme Jeroen Dijsselbloem ou Wolfgang Schäuble, joués par des acteurs eux aussi néerlandais et allemand. Le scénario, certes tributaire des mémoires de Varoufakis, a le mérite de représenter l’un des rares moments, avant la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, où l’Union mit en scène une tension, des débats et une réaction communs : la crise de la dette grecque. Le sujet s’avère parfait, permettant un focus interne (les tensions au sein de la coalition de la gauche radicale grecque Syriza et le Premier ministre Alexis Tsipras comme personnage tragicomique à l’écran) et externe, le film étant, avec le livre original, la seule représentation détaillée des réunions, pourtant cruciales, entre les ministres des Finances de l’Union. Il convient de noter, cependant, que le portrait de cette institution reste classique, interétatique et non fédéral : pour Varoufakis comme pour Costa-Gavras, David Cameron, François Hollande, Angela Merkel et leurs ministres comptent bien plus que le président de la Commission Jean-Claude Juncker et celui du Conseil européen Donald Tusk, qui n’apparaissent presque pas dans leur œuvre. Conversations entre adultes réitère ainsi le constat, regrettable ou souhaitable, que l’Union reste avant tout gouvernée par ses États membres et leurs dirigeants, donc peu supranationale.

Là réside sans doute le plus grand problème de la représentation de l’Europe politique au cinéma : étant demeurée secondaire jusqu’à ces dernières années pour les chefs de gouvernement, elle ne pouvait former un sujet filmique attirant. Un réalisateur voulant créer un président de la République de fiction le montrerait négociant avant une guerre, manœuvrant sa majorité, pas assistant à un Conseil européen. L’Union en tant qu’institution de consensus ou la Commission transpartisane et accommodante de vues diverses peuvent difficilement se traiter comme des lieux d’intrigues et de choix décisifs. Imaginer un M. Sanchez va à Bruxelles sur le modèle de Frank Capra fonctionnerait peu du fait de la dilution du pouvoir d’un seul eurodéputé. Une Union, dont l’essentiel des dépenses passait dans une politique agricole et des fonds structurels, attirait peu les scénaristes. Pourtant, l’Union n’est plus aujourd’hui un sujet neutre : son plan de relance commun, ses sanctions de lourde portée face à la Russie et son budget pluriannuel en expansion la politisent et la rendent plus perceptible chaque mois. Nul besoin de récits communs, que les grandes filmographies nationales pratiquent rarement, pour la raconter. Puisque « nous sommes quand même tous des Européens » depuis le traité de Maastricht en 1992, et que l’Union étend ses ambitions, une si faible présence sur grand écran n’est plus justifiable.

La forme de Democracy paraît reproduire, hélas, cet impensé de représentation : David Bernet choisit de filmer Bruxelles, le Parlement européen et les salles de réunion dans un noir et blanc accentuant le gris, comme si ces lieux n’étaient pas assez beaux pour apparaître en couleurs. Il parvient cependant à montrer avec intrigue et rebondissements le processus législatif de l’Union, avant tout en le traitant comme n’importe quel autre sujet politique ou technique. En trouvant, d’abord, deux héros : la commissaire Viviane Reding, interrogée face caméra pour expliquer au spectateur les différentes étapes de la discussion ; et l’eurodéputé Jan Philipp Albrecht, rapporteur du projet devant mener au RGPD. En exposant, ensuite, les antagonistes ou les « méchants » : les lobbyistes, en réalité peu diabolisés mais montrés comme les représentants de groupes de pression visibles, et dont la présence est contrebalancée par des militants pour les droits des internautes et le respect de la vie privée en ligne. En inventant, enfin, une dramaturgie comme tout scénariste ou chercheur en sciences sociales pourrait en mobiliser sur un autre thème : après des mois d’enlisement au Parlement, le futur règlement est adopté par les députés peu après les révélations d’Edward Snowden, permettant au documentaire de se conclure sur la réussite d’Albrecht et du consensus entre groupes politiques… Bien que les cartons finaux rappellent que le RGDP n’a été définitivement adopté que plus de deux ans plus tard, après la fin du mandat de Reding et de sa Commission.

La méthode immersive de Bernet fonctionne bien, même si elle stagne visuellement dès qu’est représenté le Conseil de l’Union européenne, réunion de ministres et institution la moins fédérale de l’Union, la moins encline à rénover le cadre de la protection des données. Les réticences et la mauvaise volonté des ministres y sont manifestes. Peut-être, toutefois, le projet européen existe-t-il, en narration et en politique : comme toute grande démocratie, il peut végéter ou rapidement changer, ne pas avancer ou afficher des ambitions. Des causes extérieures (ici, les révélations sur la surveillance de masse) et la mobilisation des acteurs (autant les représentants que les citoyens et les médias) l’influencent, voire le bouleversent. Alors, il devient plus vif et cinématographique. Trois films en soixante-cinq ans : l’Union européenne, depuis la Commission von der Leyen, n’en mérite-t-il pas un quatrième ?

  • 1. Les sciences sociales ont comblé ce manque par les récents Sylvain Kahn, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, Paris, Presses universitaires de France, 2021 et Frédéric Mérand, Un sociologue à la Commission européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
  • 2. Le récit de Klapisch explore cependant le thème, central chez lui, de l’identité, et il reste à voir quelle suite il en donnera dans la série qu’il vient de tourner à Athènes.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

Dans le même numéro

Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».