
Menaces sur les Cahiers du Cinéma
Depuis le rachat des Cahiers du cinéma, cinéphiles et critiques s’inquiètent de l’avenir de la revue, de son indépendance et de ses projets futurs.
La critique cinéma en France s’est historiquement constituée autour d’un duopole : Positif, aujourd’hui édité par Actes Sud et l’Institut Lumière, et les Cahiers du cinéma, détenu depuis 2009 par l’éditeur d’art Phaidon, après son rachat auprès du groupe La Vie-Le Monde. Duopole à l’importance diminuée depuis une décennie, avec l’apparition de So Film, publiant de très bons entretiens et reportages, et La Septième Obsession, portée par de jeunes plumes et une concentration sur l’esthétique ; et complétée, depuis 1972, par Mad Movies, pour les amateurs de cinéma de genre.
Il n’en demeure pas moins que, malgré une rivalité de papier entretenue de temps à autre par éditoriaux interposés, la plupart des cinéphiles français achètent ou sont abonnés aux Cahiers et à Positif, ne serait-ce que pour soutenir deux revues bientôt septuagénaires, indépendantes dans leurs choix critiques et leur ligne éditoriale. Malgré une orientation de plus en plus à gauche des Cahiers ces dernières années, sous la direction de Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé – à la tête de la revue depuis onze ans, un record dans l’histoire de la publication –, nul ne conteste la qualité de son iconographie, la richesse des longs entretiens publiés – avec Godard et Scorsese ces derniers mois – ou la diversité des dossiers et thèmes proposés : les cinémas brésilien ou soudanais récemment, une histoire des femmes réalisatrices à l’été 2019…
Pour ces raisons, l’annonce du rachat des Cahiers du cinéma par dix-neuf investisseurs, et la démission conséquente de l’ensemble de la rédaction (neuf journalistes dont deux permanents, quatorze salariés au total), inquiètent légitimement les cinéphiles et les critiques. Parmi les nouveaux propriétaires figurent en effet huit producteurs, dont Pascal Caucheteux (producteur historique d’Arnaud Desplechin et de Jacques Audiard) ou Marc du Pontavice (figure du cinéma d’animation français). Marcos Uzal, auparavant passé par Trafic et Libération, en sera le rédacteur en chef, assisté de Fernando Ganzo, ancien de So Film, et Charlotte Garson, critique cinéma à Études ; le comité de rédaction en cours de constitution sera paritaire.
Malgré les promesses de respect de l’indépendance de la revue, il est impossible de ne pas relever une certaine incongruité dans le nouvel actionnariat des Cahiers. Pour établir un parallèle : imagine-t-on le Qatar racheter L’Équipe, la Juventus de Turin La Gazzetta dello Sport, ou une maison de disques Rock & Folk ? Les lecteurs de ces publications s’interrogeraient alors sur les jugements que les journalistes porteraient sur telle équipe sportive ou tel album. De la même manière, qu’une partie de l’industrie cinématographique française se retrouve à posséder une des deux revues critiques de référence ne peut qu’interroger sur ses futurs jugements esthétiques, en particulier autour des films français. Les salariés démissionnaires des Cahiers l’ont bien rappelé dans le communiqué expliquant leur décision : « Quels que soient les articles publiés sur les films de ces producteurs, ils seraient suspects de complaisance. »
Qu’une partie de l’industrie cinématographique française se retrouve à posséder une des deux revues critiques de référence ne peut qu’interroger sur ses futurs jugements esthétiques.
Cette crise actuelle est d’autant plus regrettable que le titre, s’il est déficitaire, ne se porte pas si mal du point de vue des abonnements et ventes, avec une diffusion moyenne de 15 000 exemplaires par mois en 2019. Des défis éditoriaux persistent : un site internet quasi vide, sans possibilité de consulter la mine d’or des archives de la revue ou d’en acheter une version numérique, et un manque de diversité dans les rédacteurs (peu de femmes critiques ou dans le comité de rédaction, et un binôme Delorme-Tessé en place depuis onze ans, le premier signant chaque mois l’éditorial avec une emphase politique souvent déconcertante1). Ce choix d’orienter les Cahiers vers un discours militant – en soutien aux Gilets jaunes, contre le Pass Culture ou les violences policières – a pu exaspérer certains cinéphiles (dont, parfois, l’auteur de ces lignes) pensant qu’ils n’achetaient pas cette revue pour retrouver des opinions contre l’exécutif actuel, certes soutenables, mais lisibles dans bien d’autres publications.
Et dire, pensaient certains, que c’est dans les Cahiers que la Nouvelle Vague a écrit, tout comme Olivier Assayas, Leos Carax, Serge Daney, André Téchiné, Serge Toubiana et tant d’autres ! Encore aujourd’hui, ses numéros de janvier annonçant les films les plus prometteurs de l’année, sur Cannes en mai et juin, et en décembre pour établir un bilan des douze derniers mois, sont des références attendues par les curieux. Si les choix esthétiques de la revue ont souvent surpris ces dernières années – éloges dithyrambiques de The Smell of Us (Larry Clark, 2015), La Mule (Clint Eastwood, 2019) ou Synonymes (Nadav Lapid, 2019), mais nombre de grands cinéastes et films dénigrés dans de courtes recensions –, ils témoignent pour le moins d’un engagement critique de sa direction, signe de son indépendance.
Comme l’indiquait Stéphane Delorme à Libération le 28 février dernier2, la disparition des livres Cahiers du cinéma, ensemble supprimé par Phaidon après son rachat, a également affecté les ressources de la revue, et empêché le développement d’un discours critique plus ample, moins dépendant de l’actualité, là où Positif peut s’appuyer sur les ouvrages de cinéma édités par Actes Sud et où de petits éditeurs comme Capricci ou Yellow Now incarnent une nouvelle analyse esthétique du cinéma. Les positions radicales et tranchées des Cahiers ont pu lasser et réduire son influence, dans une époque de formats multiples que la revue ne pratique pas : podcasts, conférences, blogs…
Devant ce nouvel actionnariat et ce changement de direction, les cinéphiles et lecteurs des Cahiers ne peuvent qu’espérer le maintien de son indépendance, sans que leur inquiétude ne puisse vraiment se dissiper. Tous les vœux de carte blanche n’effacent pas le constat que des producteurs, et des entrepreneurs comme Xavier Niel ou Marc Simoncini, vont détenir une des deux revues historiques du cinéma français. Un mensuel certes moins influent qu’avant – 15 000 exemplaires diffusés ne créent plus l’engouement pour un film –, mais dont le discours reste irremplaçable, l’iconographie superbe, la liberté singulière. Entre tous ces renouvellements, les Cahiers ne peuvent pas devenir l’organe de presse officiel de l’industrie cinématographique hexagonale.
« Il faut oser le dire tout de suite, les Cahiers ont eu de l’influence en tant qu’ils ont toujours été tentés par le dogmatisme. Pour le meilleur et pour le pire », déclarait Serge Daney dans Esprit en novembre 19833. La revue n’en est pas à son premier changement de direction qui signerait un changement de « ligne », la période la plus controversée de son histoire étant celle de 1968-1973 : les « années Mao » d’une publication remplie d’articles illisibles et militants et d’analyses d’Eisenstein et de Dziga Vertov. Sous Charles Tesson et Jean-Marc Lalanne (1998-2003), la revue a davantage exploré les images télévisuelles ; la transition entre Serge Daney et Serge Toubiana, en 1980-1982, a permis de réorienter les Cahiers vers le cinéma américain et de genre, les effets spéciaux, et de créer une rubrique, le « Journal », afin de traiter de l’actualité du septième art et des questions politiques. Ainsi, avant d’être une « dérive », l’orientation très à gauche prônée par Delorme et Tessé n’est qu’une variante de plus dans le rapport de la revue à la culture et à la politique, la seconde ayant peu à peu supplanté la première : si les Cahiers publiaient encore des entretiens avec Slavoj Zizek, Bill Viola ou Alain Badiou en 2010-2011, il y a longtemps que les arts plastiques, l’histoire ou la philosophie ne sont plus fréquemment invoqués, malgré une interview de Jacques Rancière en mars 2015.
L’analyse poussée des images des chaînes d’infos et d’Internet rompait de la sorte avec une tradition de la culture générale et littéraire aux Cahiers, dont un des textes fondateurs s’intitulait précisément « Le celluloïd et le marbre » (Éric Rohmer, 1955) : comment élever le cinéma au rang d’art en le considérant comme l’un des beaux-arts et en y reconnaissant les influences des autres disciplines4. Lorsqu’André Bazin, l’un de ses fondateurs, écrit sur Ivan le Terrible dans Esprit en avril 19465, il en évoque « les influences picturales » et ses « réminiscences byzantines », convoque Racine et Wagner ; sa critique du Dictateur de Chaplin en novembre 19456 cite des mythes grecs, Giraudoux, compare l’esthétique et la politique, dans le contexte de l’immédiate après-guerre.
Les nouveaux Cahiers, s’ils veulent rassurer leurs lecteurs et leurs soutiens, devraient proposer une telle continuité, essayer d’inventer une revue du visuel, de l’analyse filmique à travers tous les arts et les sciences humaines. Ne pas chercher à devenir « la revue de référence », rôle qu’occupe aujourd’hui Positif, ni à « retrouver son standing, redevenir un peu chic », pour citer les mots de son nouveau gérant Éric Lenoir7. Mais tenter d’imaginer une nouvelle publication, qui comptera toujours sur un public curieux et une attention à l’international. Sans a priori négatif contre Marcos Uzal et son équipe, mais inquiets quant à l’influence que les producteurs propriétaires pourraient exercer sur certains choix éditoriaux et esthétiques, les amis et lecteurs des Cahiers ne manqueront pas d’en observer l’évolution, voire d’en rejeter la nouvelle ligne, en critiques du cinéma comme de son exégèse.
- 1. Voir l’éditorial de Jean-Christophe Ferrari dans Transfuge, no 131, septembre 2019.
- 2. Entretien avec Stéphane Delorme, « Cahiers du cinéma : “Nous démissionnons pour défendre l’idée de la critique” », Libération, 28 février 2020.
- 3. Entretien avec Serge Daney, « Passion de l’image. Des Cahiers du cinéma à Libération », Esprit, novembre 1983, p. 115.
- 4. Texte réédité avec un entretien inédit avec Éric Rohmer chez Léo Scheer en 2010.
- 5. André Bazin, « Bataille du rail – Ivan le Terrible », Esprit, avril 1946.
- 6. André Bazin, « Sur Le Dictateur. Pastiche et postiche ou le néant pour une moustache », Esprit, novembre 1945.
- 7. Marie Sauvion, « Rachat des Cahiers du cinéma : les journalistes de la rédaction quittent le titre », Télérama, 7 février 2020.