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Revoir Tarkovski

octobre 2018

Dans les conversations cinéphiles, le nom d’Andreï Tarkovski (1932-1986) se prononce toujours avec révérence. Envers une œuvre courte, composée uniquement de sept longs métrages et de trois courts métrages, mais cohérente, travaillée, raffinée dans ses thèmes et sur sa forme. Envers un artiste à l’ambition permanente, aux projets accomplis avec difficulté face aux contraintes financières et à la censure soviétique, capable de brûler une maison entière pour la réussite d’un plan. Envers un homme enclin à la réflexion, cinéaste philosophe, auteur d’un Journal (réédité chez Philippe Rey en 2017) et de carnets de tournages (Le Temps scellé, chez le même éditeur, en 2014) remplis de citations, d’idées, d’impressions. À l’heure où sa filmographie se voit remastérisée en Dvd et projetée à nouveau en salles, d’où provient notre admiration universelle pour Tarkovski ?

Peut-être avant tout de la présence constante dans ses films de sujets et d’interrogations philosophiques. Même dans Andreï Roublev (1969), lorsque le héros rencontre son maître Théophane le Grec, les deux peintres d’icônes parlent tout de suite du bien et du mal, des apôtres ; plus tard, Andreï lui tient des propos contre les Pharisiens qui semblent, dans le contexte soviétique, dirigés contre les Bolcheviks : contre une élite cultivée propre à manipuler le peuple, puisqu’« on trouvera toujours un traître pour trente deniers ». Ce à quoi Théophane répond qu’il pourrait être déporté pour de telles paroles ! Plus tard, Roublev prononce des louanges envers la Russie, patriotisme répété lorsqu’un personnage du Miroir (1975) lit une lettre de Pouchkine analysant et glorifiant l’identité russe.

Tout au long de la filmographie de ­Tarkovski, les personnages interrogent le monde, s’interpellent, débattent : dans Solaris (1972), la première entrevue entre Kelvin et ­Sartorius bute sur la question du rôle de la science, qu’elle s’accomplisse pour les hommes ou pour la vérité ; dans Le Miroir, le médecin de la première scène analyse la condition humaine, notre nature agitée ; même le postier du Sacrifice (1986) invoque Nietzsche et sa théorie, absurde mais envisageable selon lui, de l’éternel retour. Stalker (1979), enfin, semble fonctionner comme un lent conte philosophique et fantastique, qui débute par une discussion au café entre le professeur et l’écrivain sur la valeur de la vérité et des faits à partir de l’exemple d’un vase antique, et se termine par les lamentations du Stalker, porteur d’une foi que personne ne partage.

Nous en venons à la question religieuse. Si Tarkovski appartient à la tradition orthodoxe, la foi dans ses films ne s’apparente pas à une religion ou à des règles, mais davantage à la capacité de croire au surnaturel, aux phénomènes inexplicables. Car de miracles, d’actes dépassant la rationalité, ses films ne manquent pas. Se distinguent l’adolescent réussissant à fondre une cloche sans en connaître les secrets de fabrication dans Andreï Roublev, la guérison d’un bègue par l’hypnose dans Le Miroir, jusqu’à ­l’humanité sauvée par une sorcière, « dans le bon sens du terme », dans Le Sacrifice, car le héros a passé une nuit avec elle, le couple lévitant au-dessus du lit dans un plan qui reproduit une courte scène du Miroir. Dans plusieurs films, nous voyons apparaître à l’écran des fantômes, des esprits, des projections mentales : autant d’éléments surnaturels incorporés sans grands effets à l’écran, mais auxquels nous croyons, par l’intelligence de la mise à scène.

Bien sûr, que de tels phénomènes puissent se définir comme des miracles, comme le fait Kelvin à la fin de Solaris, inciterait le cinéphile à voir dans cette filmographie une œuvre chrétienne, ce qui nous paraît excessif. Andreï Roublev vaut avant tout pour le pan d’histoire médiévale russe qu’il relate, dans un portrait individuel d’artiste dont on se demande comment les instances soviétiques ont pu accepter de financer le projet. Son protagoniste, lorsqu’il rencontre une païenne, se livre certes à un éloge de l’amour fondé sur la théologie chrétienne, mais celle-ci se voit vite ridiculisée, autant par les provocations des villageois que par le cynisme politique des seigneurs russes et tatars. Si Tarkovski voulut que le scénario de Stalker fût réécrit pour faire du Stalker « un serviteur, un croyant, un fidèle de la Zone » (note du 26 août 1977 dans le Journal), le film ne propose pas de dogmes, d’éléments religieux. Mais il se conclut sur un élément fantastique, la télékinésie de la fille du Stalker, aussi effrayante qu’ironique, semblant signifier qu’il faut croire, que le sur­naturel peut exister.

Dans tous ces cas, l’impression sur le spectateur provient du contraste entre l’incrédulité des personnages, la croyance portée par certains et le rendu visuel de ces apparitions, lévitations, miracles, qui paraissent si réels. De là, l’appellation possible de cinéaste philosophe, tant un film comme Stalker existe tout autant pour faire entendre les débats des personnages que pour les innovations formelles qu’il propose : l’alternance entre un noir et blanc orangé et la couleur, la création d’un univers fantastique à peu de frais, ­l’utilisation du son pour créer l’étrangeté et le danger de la Zone. La forme complète le fond, les deux comptent tout autant pour ­l’appréciation du film : les pensées qu’il provoque et les images qu’il laisse sur nos yeux.

Ainsi, comme tous les grands cinéastes, Tarkovski explore les mêmes thèmes, répète des éléments visuels et thématiques, filme de manière semblable. Une mise en scène qui ne devient jamais terne pour autant, grâce à une réflexion constante sur la profondeur de champ et l’utilisation de l’espace. Souvenons-nous du premier chapitre d’Andreï Roublev, où les moines croisent un bouffon dans une auberge : la danse du skomorokh dure un peu plus de deux minutes, l’acteur Rolan Bykov saute et bouge dans tous les sens, et pourtant tout reste net à l’image, autant ses gestes que les rires et regards du public. Nostalghia (1983) et Le Sacrifice marquent une recherche formelle, dans la durée des plans, les entrées et sorties de champ, l’utilisation de l’espace pour magnifier la nature et rendre les intérieurs théâtraux. Par ces innovations, nous ne nous lassons pas, tant chaque image s’avère belle, chaque cadre travaillé.

La répétition des sujets, des méthodes de mise en scène, des approches scénaristiques, culmine parfois dans cette filmographie, comme lors de la dernière scène du Sacrifice, où le fils d’Alexander, muet, se met à parler (miracle), pour interroger le premier verset de l’Évangile selon Jean (religiosité, philosophie, recherche de sens). Ou dans le plan final de ­Nostalghia, une église dans laquelle il neige, chose la plus terrifiante au monde selon Andreï Roublev. Mais nous sentons, de la sorte, la cohérence d’une œuvre, rare dans le nombre de longs métrages, imposante dans sa durée et son ambition, documentée par le Journal et les notes de Tarkovski. Voici pourquoi, malgré les hommages rendus par Lars Von Trier, ou les méthodes de montage et découpage de Terrence Malick qui rappellent parfois Le Miroir, le cinéaste soviétique marqua tant, mais fut peu repris.

Enfin, le plus fort, dans tous ces longs métrages, consiste à nous faire croire en quelque chose, comme le montre la fin de Nostalghia. Malgré la trivialité du geste que doit accomplir le héros – traverser un bassin avec une bougie allumée pour sauver ­l’humanité –, nous observons la scène avec tension, et la salle soupire ou s’émeut lorsque la flamme vacille puis s’éteint. Une suspension d’incrédulité s’est créée, et nous la ressentons. Faire surgir l’irrationnel à l’écran et rendre crédible le spirituel, voici sans doute les empreintes de Tarkovski sur nos mémoires, la plus grande source de notre fascination pour son œuvre1.

Louis Andrieu

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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