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Sean Connery dans « The Offence » (1973) | DR
Sean Connery dans "The Offence" (1973) | DR
Dans le même numéro

Quand James Bond ressent la violence du crime

novembre 2009

Sean Connery voulait avoir une autre image que celle de Bond, son anti-James Bond est tellement incroyable, invraisemblable et effrayant que la maison de production a sapé la distribution de The Offence (il est resté inédit en France).

Le metteur en scène Sydney Lumet (1924-2009) à qui l’on doit Un après-midi de chien (prise d’otage dans une banque), Network (sur la télévision), Serpico (sur la corruption policière) est mort l’été dernier. Tardivement, on lui a reconnu la place qu’il mérite, sans prétexter de ses ratés ou de réalisations inégales, mais il est indéniable que la génération qui a suivi, celle des Coppola, Palma, Scorsese lui a fait de l’ombre. Si l’on excepte l’ouvrage de J. B. Thoret1, Sydney Lumet a été injustement oublié de l’histoire du cinéma voire tenu pour un réalisateur secondaire. Mais la réédition en Dvd, grâce à la collection « Introuvables », de The Offence permet de remédier à cette situation2. The Offence naît de la rencontre entre un comédien déjà mythique, Sean Connery, et d’un metteur en scène venu de la télévision et du théâtre, Sydney Lumet, avec lequel il avait déjà réalisé La colline des hommes perdus en 1965 et Le gang Anderson en 1970.

À l’époque Sean Connery, comédien d’une grande intelligence qui a joué des personnages « décalés » avant ou parallèlement à Bond3, craint de devenir le prisonnier de ce personnage mythique de James Bond qui l’a consacré et lui colle à la peau. Il accepte donc de tourner un dernier Bond, Les diamants sont éternels (avant que Roger Moore ne lui succède) à condition que la maison de production (la Mgm) lui accorde le droit de tourner deux films de son choix. C’est le cas de The Offence en 1973 pour le premier, un film qui met en scène un policier confronté à la violence quotidienne. Cela ne serait guère original si l’inspecteur Johnson ne ressentait les mêmes sensations et pulsions que le coupable présumé, un dénommé Kenneth Baxter, et n’avait des images sordides plein la tête. De fait, ce qui est très visible à l’écran, il partage la violence (sexuelle) du violeur en série qui a été arrêté. Concrètement, l’inspecteur est directement confronté au viol, il découvre de nuit dans un sous-bois le corps de la jeune victime qu’il prend dans ses bras et remue non sans ambiguïté, reproduisant ainsi les gestes imaginables du violeur. La jouissance de son regard ne trompe pas la caméra. Voilà donc James Bond, celui à qui tout a réussi pendant la guerre froide, qui peut se permettre de jouer et ruser toutes les violences possibles contre des monstres « idéologiques », celui qui a tenu dans ses bras les plus belles femmes du monde, à commencer par l’aquatique Ursula Andress dans James Bond contre docteur No (le premier Bond date de 1963), voilà donc l’humour de James Bond pris dans la tourmente et l’horreur d’un viol qui ne le laisse pas de marbre. Après une longue séquence d’ouverture (qui vient après un prologue brouillé, un brouillage qui renvoie au brouillard de la campagne et à l’état d’esprit du flic) qui décrit la découverte dans une bourgade de la jeune fille violée (le violeur est un serial killer, et la jeune fille la cinquième victime), le film est rythmé par trois séquences théâtrales : le passage à tabac du violeur (admirable Ian Bannen), la confrontation privée avec sa femme, l’interrogatoire conduit par le surintendant (solide Michael Redgrave).

Dans les trois cas il s’agit pour l’inspecteur de parler ou de faire parler. Premier cas : Faire parler le violeur présumé qui lui renvoie sa propre violence et ses fantasmes sexuels. Opérant un interrogatoire illégal et brutal, il attend que le violeur avoue, mais celui-ci lui retourne non sans perversité son propre interrogatoire et lui fait donc ressentir à quel point il est fasciné par l’acte de violer. Dès lors, le passage à tabac est inévitable et le violeur présumé meurt, ce qui vaudra au policier d’être arrêté puis interrogé par ses supérieurs. Deuxième cas : Ne pas parler, ne pas s’aplatir devant sa femme qui veut le faire parler pour l’aider. Celle-ci essaie de le faire parler après le meurtre alors qu’il se saoule : si elle comprend qu’il est troublé par son travail de policier, il n’a rien à dire à sa femme qu’il accuse d’être laide et de ne susciter aucun désir. Ainsi avoue-t-il sa sexualité refoulée ! Troisième cas : Faire parler le surintendant, son supérieur hiérarchique, pour que celui-ci reconnaisse qu’ils partagent l’un et l’autre les mêmes fantasmes et comprennent ce que le violeur a dans la tête. Mais le surintendant ne se laisse pas prendre au piège et affirme qu’il s’est toujours barricadé contre ses fantasmes.

Tel est le sens des trois séquences : faire parler le violeur dans lequel il se reconnaît (il faut avouer), ne pas parler devant sa femme (il n’est pas un faible et ne va pas s’abaisser à parler pour parler), faire dire au surintendant qu’ils ont les mêmes problèmes vis-à-vis de la violence en tant que policiers. Très théâtral et violent, le film met donc en scène un petit cercle d’individus (un commissariat et la femme d’un flic) pris dans les rouages de la violence quotidienne, celle des criminels et la leur. Alors que Sean Connery voulait avoir une autre image que celle de Bond, son anti-James Bond est tellement incroyable, invraisemblable et effrayant que la maison de production a sapé la distribution de ce film (il est resté inédit en France) et que le deuxième film promis à Connery n’a jamais vu le jour. Au-delà des choix d’un comédien prêt à casser sa réputation, The offence est un film qui expose avec force l’appréhension de la violence par le monde de la police, une thématique qui est devenue banale (voir les succès depuis une décennie des films de l’ancien policier Olivier Marchal qui, comme les séries policières américaines, jouent sur cette corde du « flic qui ne supporte plus la violence des criminels qui est un peu la sienne »). À l’époque, The Offence ne faisait pas dans la dentelle : l’inspecteur qui retrouve la fille violée épouse les gestes du violeur, le violeur trompe le policier qu’il met dans la situation d’un violeur potentiel alors qu’il n’a pas encore avoué (mais on peut admettre qu’il est vraiment le violeur). Aujourd’hui, Gérard Depardieu (Bellamy de Claude Chabrol) ou Daniel Auteuil (MR73 d’Olivier Marchal) jouent avec un malin plaisir ces personnages de flic en fin de course, à la retraite ou sur le retour qui résistent plus ou moins bien à la violence (aussi bien intérieure qu’extérieure) qui est la leur. Lumet et Connery avaient anticipé ce cinéma où les frontières entre le bien et le mal sont plus qu’incertaines et où le flic cède personnellement à la violence du criminel… avec des images horribles plein la tête.

  • 1.

    Jean-Baptiste Thoret, le Cinéma américain des années 70, Paris, Les Cahiers du cinéma éd., voir son entretien dans Esprit en juillet 2007.

  • 2.

    C’est l’occasion d’évoquer un autre « introuvable » précieux et inattendu qui vient d’être réédité, Le coup de l’escalier de Robert Wise, le futur réalisateur de West Side Story. Les séquences, autant de scène d’attente, qui précèdent l’attaque finale contre la banque sont admirables, Jean-Pierre Melville aurait vu, dit-on, ce film 120 fois !

  • 3.

    Voir par exemple : Train d’enfer (Hell Drivers en 1957) ou Traître sur commande (The Molly Macguires en 1969).

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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