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La Forme de l’eau - The Shape of Water : Guillermo del Toro | Copyright Starmax / Bestimage
La Forme de l'eau - The Shape of Water : Guillermo del Toro | Copyright Starmax / Bestimage
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Triomphes mexicains à Hollywood

avril 2019

Cinq des six derniers Oscars du meilleur réalisateur ont été attribués à trois cinéastes mexicains de la même génération : Alfonso Cuarón (né en 1961), Alejandro González Iñárritu (né en 1963) et Guillermo Del Toro (né en 1964). Del Toro et Cuarón ont remporté les deux derniers Lions d’or au Festival de Venise, pour La Forme de l’eau et Roma. Une telle réussite, dans un si court laps de temps, est inédite dans l’histoire du cinéma, même si les spectateurs peuvent se souvenir des nombreux Allemands, Autrichiens ou Hongrois venus travailler aux États-Unis à partir des années 1930, comme Fritz Lang, Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Peter Lorre et tant d’autres, qui connurent cependant des succès moins immédiats. Exception faite, bien sûr, du fait que Cuarón, Iñárritu et Del Toro n’ont jamais eu à fuir le Mexique pour des raisons politiques, et sont aujourd’hui célébrés dans toute l’Amérique latine pour leur génie. Mais d’où vient cette reconnaissance universelle, cette déferlante de prix, cet amour du public pour leurs œuvres ?

La réception critique et populaire surprend le plus pour Del Toro, dont les films ont peu été disséqués par la presse, hormis L’Écran fantastique et Mad movies, jusqu’à la sélection de son Labyrinthe de Pan au festival de Cannes en 2006. Est-ce uniquement parce que son intrigue fantastique, la rencontre entre une jeune fille et un faune, se déroule dans le cadre réel de l’Espagne franquiste ? De même, un certain silence poli a persisté, dans les années 2010, lors des sorties de Pacific rim (2013), fascinant film d’action en hommage au Japon, et de Crimson peak (2015), récit fantastique faisant référence à la littérature gothique et aux histoires de fantômes. Un consensus se créa de nouveau en 2018, avec La Forme de l’eau, dont le scénario ne diffère pourtant pas du goût de Del Toro pour les monstres et de son hommage au cinéma de genre, ici en calquant sa créature sur L’Étrange Créature du lac noir (Jack Arnold, 1954). Sans doute car beaucoup interprétèrent le scénario comme une ode à la différence, une défense des étrangers et des marginaux par le cinéaste. Comme s’il fallait que le fantastique s’enveloppe de sérieux pour acquérir ses «  lettres de noblesse  » et une plus large attention. Malgré tout, Del Toro émeut tous les cinéphiles, par son enthousiasme, sa défense du cinéma de genre, son travail sur les effets spéciaux réels comme numériques, caractérisé par son acteur fétiche Doug Jones, qui apparaît grimé, et donc méconnaissable, dans plusieurs de ses films.

De la même façon, pour Cuarón, le contraste reste saisissant entre son statut mondial de «  génie  » actuel et le demi-échec au box-office des Fils de l’homme (2006) à sa sortie, long métrage aujourd’hui considéré comme un des meilleurs du jeune xxie siècle (treizième dans un sondage de la Bbc en 2016 auprès de cent soixante-dix-sept critiques). Même pour l’œil le plus aguerri, en effet, la réalisation de Cuarón ne cesse de surprendre. Devant plusieurs plans de Roma, il est impossible de ne pas se demander comment le réalisateur a réussi à tourner de telles images ; comment, sur le plan ­d’ouverture, il a pu parvenir à capter le reflet de l’avion passant dans le ciel à travers les flaques d’eau utilisées par le personnage de Cleo pour faire le ménage. Comment, lors de la scène de l’accouchement, il réussit, en un seul plan, à composer son champ en trois parties (Cleo, les gestes des obstétriciens et la tentative de réanimation du bébé), regardables indépendamment, mais qui forment un triptyque visible dans son ensemble et net. Enfin, même après deux visionnages, la scène du sauvetage des enfants dans l’océan demeure une merveille indéchiffrable : nous ne comprenons pas quel procédé de mise en scène a permis que la caméra ne soit pas secouée ou renversée par les vagues, que l’action reste fluide, lisible. Séquence sur laquelle le réalisateur maintient un mystère, malgré quelques précisions techniques, indiquant qu’elle n’était pas plus compliquée à tourner qu’un panoramique en intérieur[1].

Cette forte impression est renforcée par le fait que Cuarón a signé la photo­graphie, en noir et blanc, de Roma, pour laquelle il a également remporté un Oscar le 24 février dernier, là où nous pouvions penser que son génie formel, dans Les Fils de l’homme et Gravity (2013), était renforcé par son chef opérateur Emmanuel Lubezki, également mexicain, qui a travaillé sur plusieurs films de Terrence Malick ou Burn after reading (2008) des frères Coen. La collaboration de Lubezki à deux films américains d’Iñárritu constitue l’un des rares exemples d’une «  connexion  » entre Mexicains à Hollywood. Contrairement aux Européens pendant les années 1930 et 1940, il n’y a pas eu de «  vague  » mexicaine ou latino-américaine dans le cinéma américain, à l’exception de l’acteur Diego Luna, ou du réalisateur chilien Pablo Larraín (auteur de Jackie, 2017). L’enjeu et la réussite artistiques de Roma étaient justement d’imposer un film en espagnol et en mixtèque, avec des acteurs inconnus, reconstituant le Mexico de l’enfance de Cuarón[2], auprès du public américain et mondial. Difficulté résolue par la diffusion sur Netflix, même si le film est sorti en salles aux États-Unis, en Allemagne ou en Espagne.

Parmi les tres amigos, Iñárritu, qui présidera le jury du prochain festival de Cannes, est celui qui s’adresse le plus directement à notre instinct, à notre subjectivité : dans Babel (2006) et ­Biutiful (2010), par des scénarios suscitant le malaise et attaquant notre mauvaise conscience ; dans Birdman (2015) et The Revenant (2016), par une mise en scène qui cherche à nous faire ressentir, pour le premier, ­l’emphase des personnages et la psyché du héros, pour le second, le froid, le désir de survie et la violence auxquels sont confrontés les trappeurs et les ­Amérindiens. Son cinéma nous marque par son ambition, et le sérieux qui s’en dégage, comme une volonté de radicalité artistique, avec pour sommet The Revenant, reconstitution méticuleuse de la conquête de l’Ouest par les Américains et Français au xixe siècle, qui fait presque frissonner le spectateur face aux températures glaciales à l’écran. Iñárritu peut parfois agacer par le côté dominateur de ses scénarios, son refus des bons sentiments ou une radicalité parfois perçue comme facile, mais nous ne pouvons pas lui reprocher de manquer ­d’ambition cinématographique, comme le montrent ses récentes expérimentations avec la réalité virtuelle.

Cuarón, Iñárritu et Del Toro ont pour point commun d’avoir étudié au Mexique, commencé leurs carrières par des films en espagnol, avant de s’exporter et de connaître le succès avec des blockbusters, ou des sélections dans les grands festivals. Véritables auteurs, défenseurs d’un travail poussé de mise en scène, ils se sont intégrés dans le système des studios pour signer des films radicaux, des récits fantastiques et des expérimentations visuelles inédites. En ont-ils par conséquent oublié leur «  mexicanité  » ? Pas du tout, à lire les réactions enthousiastes des citoyens de leur pays devant leurs victoires aux Oscars, en voyant que l’actrice Yalitza Aparicio est originaire de l’État d’Oaxaca comme son personnage de Cleo dans Roma, ou en riant devant Del Toro déclarant avec humour « Ce nom, je sais le prononcer » avant de remettre l’Oscar du meilleur réalisateur à Cuarón lors de la dernière cérémonie. Peut-être ces trois amis mexicains forment-ils au contraire un trio de réalisateurs réellement ­américains, pouvant filmer les mégapoles et les grands espaces encore vierges, des monstres et des femmes de ménage, notre monde contemporain et le futur proche. Leur ambition d’atteindre le public à travers les frontières et les nationalités nous impressionne et explique pourquoi leurs images ne s’effacent jamais de nos mémoires.

 

[1] - Voir l’entretien d’Alfonso Cuarón avec -Emmanuel Lubezki dans IndiWire, le 14 décembre 2018.

[2] - Mekado Murphy, “How Roma turned an empty lot into a bustling avenue”, New York Times, 14 février 2019.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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