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Photo : Edgar Moran via Unsplash
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Le fédéralisme américain ou la souveraineté divisée

Aux États-Unis, le fédéralisme est de nouveau l’objet de discussions très vives, qui reflètent de profondes divisions idéologiques au sujet de la crise sanitaire, du droit à l’avortement ou du système électoral.

La thèse que les États-Unis vivent une sorte de « guerre civile froide » est de plus en plus répandue. Elle s’appuie sur les clivages idéologiques, culturels, raciaux et géographiques qui seraient la cause profonde de la polarisation politique qui afflige le pays depuis plusieurs décennies. Mais ces divisions s’ancrent aussi dans une doctrine profondément inscrite dans les institutions américaines : celle du fédéralisme, qui répartit l’autorité politique entre le pouvoir fédéral et cinquante États fédérés. Le fédéralisme est l’un des thèmes du clivage politique actuel – les Démocrates favorisant généralement l’État fédéral, tandis que les Républicains privilégient l’autonomie des États – mais il est aussi l’un des instruments des affrontements en cours. À travers le fédéralisme, qui donne aux uns la possibilité de limiter ou d’entraver le programme des autres, la souveraineté – la question : « Qui décide ? » – a cessé d’être le cadre général des débats politiques pour en devenir un enjeu essentiel.

Selon l’un de ses principaux historiens, le fédéralisme pose que « de multiples niveaux indépendants de gouvernement peuvent légitimement exister au sein d’un même régime politique, et que cet arrangement n’est pas un défaut à déplorer mais une vertu à célébrer1 ». Si beaucoup de pays ont des systèmes fédéraux, les États-Unis sont sans doute le pays le plus enclin à voir comme un bienfait les conflits et les dysfonctionnements qui en résultent.

Le fédéralisme en lequel beaucoup d’Américains se reconnaissent est toutefois la conséquence des contingences de l’histoire américaine. Dès l’époque coloniale, les Américains ont réclamé leurs droits en insistant sur l’autonomie relative des colonies royales vis-à-vis de la souveraineté du Parlement et de la Couronne britanniques. C’est cette expérience coloniale qui a forgé l’attachement des Américains à la souveraineté des États, malgré le fait que, loin d’être des sociétés lockiennes créées par la volonté des gouvernés, ces derniers n’étaient à l’origine que des concessions de terrain accordées par décret royal. Lors de la Convention constitutionnelle de 1787, certains, comme Alexander Hamilton et James Madison, insistaient sur la nécessité d’un puissant gouvernement fédéral pour coordonner les différents États et forger un destin national. Mais d’autres voyaient ces tentatives comme une façon de recréer le pouvoir britannique de l’autre côté de l’Atlantique. La Constitution fédérale est le résultat d’un compromis entre ces positions. Elle organise un gouvernement fédéral puissant, mais dont les pouvoirs se limitent à ceux que définit la Constitution. Le dixième amendement (le dernier du « Bill of Rights ») stipule que tous les pouvoirs que la Constitution n’accorde pas nommément au gouvernement fédéral demeurent dans les mains des États.

Le fédéralisme devint un enjeu au cours du xixe siècle. La crispation du Sud sur la défense des droits des États devint de plus en plus inséparable de la défense de l’esclavage. Après la guerre de Sécession, le gouvernement fédéral affirma son autorité pour défendre les droits des citoyens, quand bien même ceux-ci étaient en conflit avec la souveraineté des États. Mais son manque de persévérance dans la poursuite de cette politique permit la naissance du régime ségrégationniste dans le Sud. L’idée que le Sud, pendant la guerre de Sécession, défendait avant tout l’autonomie des États – plutôt que l’esclavage – devint le principal argument du révisionnisme sudiste. Près d’un siècle plus tard, l’autorité de l’État fédéral devint le principal recours du mouvement pour les droits civiques contre les États du Sud qui les bafouaient.

Aujourd’hui, dans une Amérique divisée entre le trumpisme et le progressisme incarné par Joe Biden, le fédéralisme est au cœur des clivages idéologiques et culturels suscités par la pandémie de Covid, le droit à l’avortement et l’intégrité du système électoral.

La santé publique, une « question majeure » ?

Tout en opposant le principe de la santé collective aux libertés individuelles, les controverses soulevées par la capacité des pouvoirs politiques à réguler la crise sanitaire de la Covid mettent aussi en évidence des tensions institutionnelles et juridiques qui trouvent leur origine dans la structuration fédérale. D’un côté, le gouvernement fédéral dispose d’une panoplie d’administrations et de dispositifs juridiques pour répondre à des crises de santé publique. Mais de l’autre côté, ce système de santé public est extrêmement fragmenté, entre cinquante États et quelque trois mille agences de santé publique locales2. Cette fragmentation correspond aussi à une division des pouvoirs fondée dans la jurisprudence constitutionnelle. Ainsi, il est admis que les États, du fait de leurs « pouvoirs de police », peuvent imposer une obligation vaccinale. Mais ces mêmes pouvoirs autorisent les États à interdire au secteur privé ou aux collectivités territoriales d’y avoir recours. D’autre part, le droit du gouvernement fédéral – en principe « supérieur » aux États – d’imposer l’obligation vaccinale est beaucoup moins évident. Surtout, le gouvernement fédéral doit veiller à ne pas enfreindre le dixième amendement à la Constitution, qui réserve aux États l’ensemble des pouvoirs que la Constitution n’accorde pas explicitement au gouvernement fédéral.

Ces débats ont abouti le 13 janvier 2022 à une importante décision de la Cour suprême au sujet d’un règlement pris le 5 novembre 2021 par l’Occupational Safety and Health Administration (OSHA), l’administration fédérale responsable de la santé au travail. Ce règlement obligeait tous les employés des entreprises d’au moins 100 salariés à se faire vacciner ou à se faire tester chaque semaine, pour une période de six mois. Une association patronale et plusieurs autres organisations ont engagé une action en justice pour invalider le décret de manière préemptive (sans attendre que l’affaire soit jugée). La majorité conservatrice de la Cour suprême décida d’agréer à cette demande – mettant ainsi fin à un important dispositif anti-Covid s’appliquant à 84 millions d’Américains, sur lequel l’administration Biden comptait pour éviter quelque 6 500 décès et 250 000 hospitalisations.

Le pouvoir fédéral est soumis à la nécessité de justifier ses décisions en matière de santé publique.

Écartant l’examen des questions de santé publique au motif qu’elles dépassaient son champ de compétence, la majorité de la Cour suprême a d’emblée situé le cas sur le terrain du fédéralisme. La décision rédigée par le juge Neil Gorsuch (nommé par Donald Trump) l’indique clairement : « La question devant nous aujourd’hui est : qui décide3 ? » Gorsuch y rappelle que, selon la jurisprudence constitutionnelle, les États et les collectivités locales disposent de pouvoirs extensifs en matière de santé publique. Avant d’ajouter : « Les pouvoirs du gouvernement fédéral, toutefois, ne sont pas généraux mais limités et divisés. » Le pouvoir fédéral est soumis à la nécessité de justifier ses décisions en matière de santé publique, ce qui n’est pas le cas pour les instances inférieures. Il doit préciser sur quel pouvoir nommément accordé par la Constitution il s’appuie. S’il s’agit d’une administration fédérale, celle-ci doit, en outre, s’être vu reconnaître cette autorité par le Congrès. Ce qui fait horreur aux juges conservateurs, c’est l’idée qu’une administration puisse s’appuyer sur une loi générale ou ambiguë pour s’emparer d’un enjeu majeur. Ils opposent à celle-ci la doctrine des questions majeures (major questions doctrine) : une décision du pouvoir exécutif ayant des conséquences économiques et politiques majeures ne saurait se fonder sur une législation vague. Pour de telles questions, il incombe au législateur de trancher et de ne pas sous-traiter son autorité à une agence fédérale.

Or, soutient Gorsuch, c’est exactement ce qui s’est passé avec le décret du 5 novembre. L’OSHA, rappelle-t-il, fut créée par une loi de 1970 qui l’autorise à veiller aux conditions de santé et de sécurité dans les lieux de travail. Mais elle n’a pas de compétences plus étendues dans le domaine de la santé publique. L’obligation vaccinale dépasse sensiblement, selon Gorsuch, la seule question de la santé au travail : on ne peut annuler la vaccination une fois qu’on est rentré chez soi. Autrement dit, l’administration Biden aurait trouvé grâce à l’OSHA une solution de rechange pour imposer une (quasi) obligation vaccinale que les autres agences fédérales n’étaient pas en mesure de décréter. Si le Congrès souhaite voter une obligation vaccinale, soit ; mais le président ne peut contourner les difficultés attachées au passage d’une telle loi en ayant recours à une administration dont les compétences générales définies par la loi pourraient à la limite justifier une telle mesure sanitaire.

Les trois juges opposés à cette décision de la majorité ont non seulement contesté ces arguments, mais ont également pointé leur mauvaise foi. Sans se prononcer sur la validité de la doctrine des questions majeures, la minorité affirme que celle-ci n’est pas pertinente pour le cas en question : le décret anti-Covid était conforme à la loi de 1970, qui autorise l’OSHA à prendre des mesures contre de « nouveaux dangers » ou des « substances ou agents » qui sont « physiquement nuisibles ». Rien dans la loi ne stipule que les dangers en question soient uniquement présents sur les lieux de travail : l’OSHA peut, par exemple, définir des mesures anti-incendie, bien que les incendies puissent survenir ailleurs que dans les entreprises. L’opinion dissidente, rédigée par la juge Sonia Sotomayor (nommée par Barack Obama), conclut que la majorité commet précisément la faute qu’elle reproche à l’OSHA : d’inventer une limite qui n’a aucun fondement précis dans la loi. Cette mauvaise foi juridique est d’autant plus navrante, estime Sotomayor, qu’elle augmentera presque certainement le nombre des malades et des morts.

Annuler le droit à l’avortement

Alors que le Covid est un point de clivage récent, l’avortement divise les Américains de très longue date, au moins depuis la décision Roe vs. Wade de la Cour suprême qui, en 1973, rendit légale l’interruption volontaire dans les trois premiers mois de la grossesse en prenant appui sur un « droit à la vie privée » qui, selon les juges, est implicite dans la Constitution. Là encore, le fédéralisme est l’un des principaux enjeux des débats.

Bien que les États contrôlés par les Républicains aient souvent tenté de contourner ou de limiter le droit à l’avortement, la décision Roe v. Wade entrave considérablement leurs efforts, car elle expose ces États à des procès les accusant d’enfreindre un droit reconnu. Mais en 2021, l’État du Texas – solidement conservateur sur le plan politique – a trouvé un moyen particulièrement retors de contourner cet obstacle en exploitant un élément du dispositif fédéral. « SB 8 » (Senate Bill 8, ou projet de loi sénatorial 8, en référence à la législature texane) définit la vie du fœtus comme commençant dès la détection d’un battement de cœur. Cette définition est assez classique dans le mouvement anti-avortement, mais l’originalité de la loi réside dans le mécanisme qui élimine totalement le rôle de l’État et de ses agents dans l’application de celle-ci. Il n’incombe pas en effet à la police, par exemple, de fermer les cliniques de planification familiale. La loi transfère la responsabilité aux citoyens, en leur permettant de poursuivre en justice tout individu ayant pratiqué un avortement (tel que défini par la loi), ainsi que ses complices, avec la possibilité d’obtenir au moins 10 000 dollars en dommages et intérêts.

Ce stratagème procède du principe constitutionnel de l’immunité souveraine (sovereign immunity), qui stipule qu’un État ne peut, à quelques rares exceptions près, être poursuivi en justice. Hérité des Britanniques (qui parlent de « souveraineté de la Couronne »), il est entériné dans le onzième amendement à la Constitution, entré en vigueur en 1795, qui interdit que les États soient poursuivis en justice devant les tribunaux fédéraux. Toutefois, si ce principe est fermement ancré dans la jurisprudence américaine, il est admis qu’un individu ne saurait être privé d’un recours en justice lorsqu’un État agit de manière inconstitutionnelle4. C’est pourquoi la loi texane, tout en réaffirmant le principe d’immunité souveraine, énonce sans ambages : « Aucune application [enforcement] » de la loi, « en réponse aux violations » de ses mesures, « ne peut être entreprise ou utilisée comme menace par cet État5 ». S’il est interdit aux agents de l’État de faire appliquer une loi de l’État, il devient difficile, voire impossible, de porter plainte contre celle-ci, car le plaignant n’aurait personne à poursuivre en justice. Telle est la ruse tentée par les législateurs texans.

Fin 2021, des associations de défense des droits des femmes entament pourtant un procès contre la loi, en dénonçant son effet potentiellement paralysant sur les cliniques de planification familiale au Texas. La Cour suprême accepte d’entendre leur plainte, qui a la particularité de survenir avant que la loi n’entre en vigueur. Lors des séances de la Cour, certains défenseurs de la loi texane objectent qu’en l’absence d’un « intérêt à agir » (le standing, qui autorise à aller en justice quand on est directement concerné ou lésé par une action), ces associations n’ont pas le droit de porter plainte.

Au mois de décembre, la Cour prend une décision provisoire qui semble accommoder chaque partie : elle permet aux associations de poursuivre leur procès (contre ceux qui demandaient de leur refuser le standing), tout en laissant la loi texane en vigueur (contre ceux qui demandaient d’invalider illico une loi manifestement inconstitutionnelle). Toutefois, la Cour n’autorise les associations qu’à viser les instances d’accréditation médicale pouvant sanctionner les cliniques de planification familiale ; les principales autorités politiques restent – conformément au principe de SB 8 – préservées des risques de procès. Cette décision satisfait peu ceux pour qui Roe v. Wade demeure la loi. Dans son opinion dissidente, la juge Sotomayor soutient que la Cour suprême aurait dû invalider la loi texane, qui « invite les autres États à peaufiner le modèle proposé par [la loi texane] pour annuler [nullify] les droits fédéraux. La Cour a ainsi trahi non seulement les citoyens du Texas, mais aussi notre système de gouvernement constitutionnel6 ».

L’usage du terme nullify évoque l’une des doctrines les plus funestes de l’histoire de la jurisprudence constitutionnelle. Comme le constate Sotomayor, la loi texane et ses défenseurs « font écho à la philosophie de John C. Calhoun, un avocat virulent du Sud esclavagiste qui a insisté sur le fait que les États avaient un droit de “veto” ou d’“annulation” [nullification] de toute loi fédérale avec laquelle ils n’étaient pas d’accord ». John C. Calhoun était un sénateur de Caroline du Sud qui, au début des années 1830, s’opposa à un projet de tarif douanier (considéré comme profitant surtout aux États du Nord) en avançant que la Constitution permettait aux États de s’exempter des lois fédérales. Si le président Andrew Jackson réussit à imposer son tarif douanier et éviter la nullification, ce principe continua de nourrir la pensée de sudistes de plus en plus obsédés par la nécessité de protéger l’esclavage contre l’abolitionnisme nordiste. Comme le constate Sotomayor, même s’il n’est pas question de l’esclavage, la philosophie constitutionnelle qui a longtemps permis de défendre ce dernier est très présente dans la pensée conservatrice actuelle, notamment celle de ses collègues de la Cour suprême. « La nation, remarque-t-elle, a connu une guerre civile à cause de cette proposition, mais les théories de Calhoun ne se sont pas éteintes7. »

Un système électoral aux mains des États

Si les enjeux juridiques soulevés par la loi texane ont pu prendre le pas sur les questions de fond que soulève le droit à l’avortement, les débats actuels autour de l’institution fondamentale de la démocratie, l’élection au suffrage universel, peuvent sembler plus essentiels encore. Or, depuis novembre 2020, les élections aux États-Unis ne sont plus une manière pacifique de régler les conflits sociaux ; elles sont devenues l’objet même des contentieux. Et le traitement de ces affaires, où chacun cherche un appui dans la jurisprudence constitutionnelle, s’insère à son tour dans une brèche ouverte par le fédéralisme.

Chaque État a sa propre constitution, sa propre législature et son propre système électoral.

Les élections comptent depuis longtemps parmi les éléments du système démocratique américain les plus imprégnés par le fédéralisme. Chaque État a sa propre constitution, sa propre législature et son propre système électoral, bien qu’ils soient tous soumis à l’exigence constitutionnelle d’avoir une « forme républicaine de gouvernement » (article IV, section 4 de la Constitution). Ce sont les États – et souvent leurs législatures – qui tracent les cartes électorales, et définissent notamment les circonscriptions de la Chambre des représentants fédérale. Grâce au gerrymandering (le découpage des circonscriptions favorisant un parti), ce droit peut bénéficier à ceux qui contrôlent les législatures des États, une stratégie que les Républicains poursuivent avec une efficacité impressionnante depuis quelques années. Enfin, les États ont pu historiquement étendre ou limiter le droit de vote. Malgré les protections fédérales introduites dans la Constitution après la guerre de Sécession, les États du Sud ont pu bloquer la participation des Noirs aux élections en introduisant différentes mesures administratives destinées à limiter leur accès au suffrage. Raison pour laquelle la législation issue du mouvement pour les droits civiques a ensuite placé ces États sous tutelle fédérale pour tout ce qui avait trait aux lois électorales.

Mais lors des controverses suscitées par l’élection présidentielle de novembre 2020, des doctrines juridiques autrement radicales ont infléchi le débat public et les stratégies de certains acteurs. Le caractère en partie burlesque des émeutes du 6 janvier 2021 ne doit pas obscurcir la gravité des arguments juridiques utilisés pour contester l’élection de Joe Biden. Pour ne citer qu’un exemple, considérons le procès particulièrement audacieux engagé après l’élection par l’État du Texas (encore !) devant la Cour suprême. Le Texas ne visait rien de moins que l’invalidation de l’élection présidentielle dans quatre autres États : la Pennsylvanie, la Géorgie, le Michigan et le Wisconsin, qui ont tous déclaré Biden vainqueur (après avoir accordé une majorité à Trump en 2016).

Si l’existence même de ce procès est déjà surprenante, les arguments juridiques proposés par le Texas déconcertent aussi par leur outrance. Ils reposent sur ce que l’on appelle l’independent state legislature doctrine (doctrine de l’indépendance des législatures des États), laquelle s’appuie sur deux textes constitutionnels. La « clause des élections » (article I, section 4) déclare : « L’époque, le lieu et la procédure pour les élections des sénateurs et des représentants seront déterminés dans chaque État par la législature de cet État. » D’autre part, la « clause des électeurs » stipule que les grands électeurs – qui choisissent officiellement le président – seront sélectionnés d’une « manière prescrite par [la] législature [d’un] État » (article II, section 1)8. Selon certains juristes, ces provisions accordent aux seules législatures des États un pouvoir quasi absolu et surtout incessible de déterminer les conditions de l’élection des représentants au Congrès et des grands électeurs présidentiels. Des juristes conservateurs soutiennent que cette doctrine a suivi un chemin jurisprudentiel bien balisé au cours du xixe siècle, avant d’être oubliée au xxe siècle.

Selon le Texas, les scrutins dans les quatre États en question sont problématiques parce que leur organisation a fait intervenir d’autres instances que la législature. Comme les mesures facilitant l’accès au vote pendant la pandémie – en allégeant par exemple les formalités requises pour soumettre un bulletin par la poste – furent souvent prises par des fonctionnaires ou d’autres élus, le Texas soutient qu’elles transgressaient les clauses constitutionnelles concernant le pouvoir des législatures en matière électorale9. Cet argument fut repris par de nombreux élus Républicains, notamment dans le débat (que les manifestants ont interrompu) concernant la certification des résultats au Congrès le 6 janvier. Il est intéressant que les arguments visant à invalider les mesures prises pour contrôler l’épidémie de Covid recoupent les arguments avancés dans le cadre des élections. Notons que le principe des « droits des États » (states’ rights), souvent considéré comme la pierre angulaire du fédéralisme, n’est pas toujours un terme approprié : en son nom, le Texas a tenté une ingérence insolite dans les affaires de quatre autres États.

En fin de compte, la Cour suprême a rejeté la demande du Texas. Même la majorité conservatrice (dont trois des membres furent nommés par Trump), largement acquise aux principes de double souveraineté du fédéralisme, n’a pas souhaité prendre la mesure extrême d’annuler, au nom d’une doctrine constitutionnelle douteuse, des élections qui s’étaient déroulées sans difficulté. Mais le succès grandissant de ces arguments auprès d’un électorat de droite suggère qu’ils pourraient être mobilisés de nouveau dans un avenir proche.


Le fédéralisme est à la fois une tradition et une machine de guerre. Il ne fait guère de doute qu’au cours de l’histoire américaine, ce système a souvent été instrumentalisé au profit d’un programme politique conservateur. Lorsque les partisans du fédéralisme invoquent l’autonomie des États, c’est à des fins politiques bien définies : les États esclavagistes n’étaient pas particulièrement enclins à défendre le droit des États à choisir l’abolition, pas plus que le Texas ne défend le droit du Michigan à la non-ingérence en matière d’organisation électorale. Mais cette instrumentalisation n’est possible que parce que ses arguments ont une certaine légitimité – parce qu’ils ont une longue histoire, mais aussi parce qu’ils reposent sur des principes démocratiques. Le conflit entre la souveraineté des États et la souveraineté nationale demeure l’une des tensions structurantes de la politique étatsunienne. Les Américains se lamentent souvent du collège électoral (le système des grands électeurs qui désigne parfois des présidents n’ayant pas remporté le suffrage populaire) ou de la non-représentativité du Sénat (où chaque État, quelle que soit sa population, est représenté par deux sénateurs). Mais ces problèmes découlent de l’existence même des États et de leur souveraineté, que personne ne remet en cause dans le discours politique américain.

Le fédéralisme est à la fois une tradition et une machine de guerre.

Si les Américains ont un fédéralisme bien à eux, les questions qu’il soulève trouvent des échos ailleurs dans le monde : dans les relations de l’Écosse ou la Catalogne avec leurs États respectifs, dans les débats autour du Brexit, voire dans les rapports entre les États russes ou chinois et leurs provinces autonomes. Dans ces pays, comme aux États-Unis, l’État souverain est souvent vu comme un rempart contre une mondialisation menaçante, que ce soit sur le plan économique, culturel ou politique. Mais l’État souverain peut lui aussi apparaître comme menaçant, surtout quand il véhicule des valeurs « étrangères » ou porte des « élites mondialisées ». Ainsi, le fédéralisme se présente comme une manière, moins paradoxale qu’il ne paraît, de réclamer « plus d’État » tout en se soustrayant à l’État souverain. Les États-Unis ont l’avantage de nous montrer ce paradoxe dans son état le plus pur.

  • 1. Alison L. LaCroix, The Ideological Origins of American Federalism, Cambridge, Harvard University Press, 2011.
  • 2. Beverly A. Cigler, “Fighting Covid-19 in the United States with federalism and other constitutional and statutory authority”, Publius: The Journal of Federalism, vol. 51, no 4, 2021, p. 673-692.
  • 3. L’ensemble des citations de cette décision viennent de “National Federation of Independent Business v. Department of Labor, Occupational Safety and Health Administration”, 595 U.S. (2022), disponible sur le site de la Cour Suprême.
  • 4. Ce principe est défini par la décision de la Cour suprême Ex Parte Young, 209 U.S. 123 (1908).
  • 5. SB 8, “An Act relating to abortion, including abortions after detection of an unborn child’s heartbeat; authorizing a private civil right of action”, Sec.A171.207, disponible sur le site de la législature texane.
  • 6. Opinion de Sonia Sotomayor, “Whole Women’s Health et al. v. Jackson”, 2021, 2 ; disponible sur le site de la Cour suprême.
  • 7. Ibid., 11.
  • 8. Une traduction française de la Constitution américaine est disponible sur le site de l’université de Perpignan.
  • 9. Hans A. von Spakovsky, “A 2020 election redo in 4 States? Here are the details about Texas lawsuit” [en ligne], The Heritage Foundation, 8 décembre 2020.

Michael C. Behrent

Historien américain, spécialisé en histoire de l’Europe contemporaine et notamment en philosophie politique française.

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