Déséquilibres postélectoraux
Les résultats des élections municipales ont été fort avares de bonnes nouvelles pour la droite. L’une d’elles, pourtant, est d’assez grande portée. L’effondrement du Front national s’est confirmé, malgré le contexte du vote, peu favorable au président de la République. Les quelques opérations sécuritaires qui ont émaillé la campagne ont sans doute eu leur utilité tactique. Surtout, le pari stratégique de Nicolas Sarkozy a gardé son efficacité. Le candidat Sarkozy avait misé sur une lassitude de cet électorat, manifeste partout en Europe si l’on excepte le cas très spécifique de la Flandre, et sur l’opportunité ouverte par le retrait de Chirac, dont l’attitude de rejet global avait contribué à cristalliser depuis vingt ans l’extrême droite en France. Au-delà du maintien d’une ligne dure sur les reconduites à la frontière et de la bride lâchée à l’imagination pénale, un peu de considération pour ces électeurs marginalisés a finalement suffi à les faire rentrer dans le rang, ou du moins à faire en sorte que Sarkozy n’ait pas d’ennemi significatif sur sa droite. L’exception régionale des grandes villes de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui sont restées à droite, illustre cet arrimage.
Bien entendu l’affaissement du FN peut aussi avoir d’autres effets : une remontée de l’abstention, un apport au centrisme antisystème, un espace libéré pour un populisme de gauche qui a peut-être profité au maintien du PC en banlieue parisienne. Mais les poussées locales de l’extrême gauche se sont produites dans des villes de faible implantation frontiste : Clermont-Ferrand, Saint-Brieuc, Quimper. La donnée majeure reste donc la consolidation pour Sarkozy d’une sorte de Piémont à partir duquel il peut fédérer la droite plus solidement que ne l’avait fait son prédécesseur.
Le président et sa majorité : un soutien mesuré
Seulement cette restructuration a deux contreparties. La première est la nécéssité, pour gouverner, de trouver des appuis à gauche sur d’autres registres que la défense du modèle social français selon Chirac. Telle est la fonction de l’ouverture, que le président a un besoin vital de poursuivre. Or la seconde contrepartie de la disparition de la menace frontiste est le déport à droite du centre de gravité du parti du président. Contraste productif pendant l’état de grâce ou plus généralement en période de force du président, mais difficilement gérable quand celui-ci est affaibli. Le clash sur les Ogm entre Nathalie Kosciuzko-Morizet et Jean-François Copé symbolise cette tension. Le Grenelle de l’environnement représente éminemment les nouvelles percées transpartisanes qui se substituent à la diplomatie néogaulliste ou au maintien de l’État-providence à la française, Nkm (puisque la ministre a gagné le droit à des initiales), l’ouverture vers José Bové, Jean-François Copé le non possumus des intérêts majoritaires. La scène pourrait se rejouer avec Martin Hirsch ou Fadela Amara. Les députés Ump, paradoxalement renforcés par leur échec, parce qu’il est d’abord celui du président, visent d’abord à diminuer la latitude d’action gouvernementale. Libéraux quand il s’agit de discourir contre les 35 heures, ils le sont beaucoup moins lorsque le rapport Attali propose des déréglementations qui s’attaquent à leurs clientèles, privant ainsi le gouvernement de la possibilité d’équilibrer les sacrifices de la réforme. Défenseurs d’un allégement de l’État, ils oublient leurs principes si les travaux pratiques de la réforme privent leurs circonscriptions de services publics. Une droite plus représentative, par désenclavement d’un cinquième de l’électorat, n’est pas forcément un meilleur soutien aux réformes.
L’heure est donc, à l’inverse de la méthode adoptée par Chirac et Juppé en 2002, à la construction d’un camp présidentiel pluriel, dans lequel une Ump réorganisée s’appuiera sur plusieurs pseudopodes du centre et de gauche. Cette prolifération a pour fonction de multiplier les lieux d’influence pour les ambitions de la droite et, concrètement, d’éteindre, d’une part, le défi que représente encore Bayrou dans la perspective de prochaines échéances à la proportionnelle et de priver, d’autre part, Copé du monopole d’expression d’une voix majoritaire autonome. Dans ce contexte, où la question du style présidentiel redevient mineure par rapport au contenu politique, l’étoile du Premier ministre recommence à pâlir, comme si elle ne pouvait briller que par contraste de comportement.
Que reste-t-il comme atouts au chef de l’État pour ne pas se chiraquiser ? L’observation attentive des cotes de popularité suggère une première piste. Quel est en effet le seul ministre à avoir enregistré un regain significatif de popularité après les municipales ? C’est, selon le baromètre Ipsos d’avril, contre toute attente, le battu de Périgueux, Xavier Darcos. Qu’a donc fait Darcos en mars ? Il a publié un nouveau programme d’école primaire demandant l’apprentissage en CM1 de la division et de l’analyse grammaticale. Alourdissement scandaleux aux yeux des syndicats, de Jack Lang, de Luc Ferry, du Monde de l’éducation, et des lycéens qui ont scandé dans les rues : « Plus de futur, moins de futur antérieur ! », mais retour apparemment bienvenu pour l’opinion. Le conservatisme, dans ce domaine comme dans quelques autres, peut être populaire. Quant au cœur de la politique, il semble que le nouveau climat social, pourtant lourd de conflits, ne soit pas totalement hostile aux projets de réforme. La réapparition de grèves sur les salaires dans le privé rajeunit le pays de trente ans et l’aligne sur ses voisins. La comparaison défavorable avec l’Allemagne ramène vingt-cinq ans en arrière et légitime des mesures fortes de rattrapage comme à l’époque du plan Delors contre l’inflation. Malgré le besoin d’exister localement des députés de droite et la dénonciation de principe de la gauche, la diminution des dépenses publiques ne suscite plus d’opposition globale, de solidarité automatique par procuration. Quelque part entre l’acquiescement et la résignation, l’opinion paraît en attente de voir chaque ministre à la manœuvre, de juger ce qui sera vraiment inacceptable (la suppression de la carte famille nombreuse, plutôt que les franchises médicales) et d’arbitrer des compromis nécessaires à la transformation de l’État et de la protection sociale. Comme si, malgré la victoire municipale et cantonale des socialistes, ceux-ci n’étaient pas encore en état de véritablement contester ce projet.
L’opposition se cherche une ligne et un visage
Les observateurs l’avaient prévu : la victoire des socialistes aux élections locales aiguiserait leurs rivalités. Leur triomphe a encore compliqué leur tâche, en les rendant audibles et en multipliant le nombre des vainqueurs. Replacés prématurément dans une position d’alternance, ils doivent en effet, avant même de construire un projet alternatif, passer du petit jeu de la question de l’alliance ou non au centre au grand jeu de la réponse à apporter à l’action du gouvernement. Il leur faut choisir entre opposition frontale et opposition constructive, sinon globalement, du moins sur chaque sujet. Leurs premières réactions manquent de vivacité : ils n’ont pas remarqué la suppression de la carte famille nombreuse. Et leurs premières initiatives n’ont pas brillé par leur pertinence. Déposer une motion de censure sur la politique étrangère plutôt que sur la politique sociale peut apparaître comme une diversion. Critiquer l’envoi de renforts en Afghanistan ressemble à une concession au neutralisme, que Bayrou lui-même n’a pas ralliée, et qui paraît défaire l’héritage de Mitterrand et de Jospin. Dénoncer la rentrée dans l’Otan permet de construire un front commun avec Bayrou et les villepinistes, mais n’offre guère de perspective d’avenir face à l’échange escompté par Sarkozy avec un pôle de défense européen, encore moins si un démocrate entre à la Maison-Blanche l’an prochain. Il est vrai que le terrain social impose aux socialistes un attentisme soit par rapport à une hypothétique unité syndicale, soit pour mesurer l’ampleur de chaque mobilisation. Quant à la réforme institutionnelle, là encore le PS a perdu beaucoup de temps à se crisper sur le refus, très xixe siècle, d’accueillir le président à l’assemblée, au lieu de prendre les avancées démocratiques proposées, d’en exiger d’autres sur la réforme du Sénat ou le vote obligatoire avant engagement des forces. Et surtout de faciliter les couacs entre une majorité parlementaire renforcée et le gouvernement !
Il faut dire que la configuration des ambitions autour du poste de premier secrétaire, compliquée encore par les municipales, ne facilite pas la cohérence de la position. La première conséquence de ces élections est d’avoir recréé, à côté des deux grands présidentiables que sont Royal et Delanoë, un groupe de sous-présidentiables, qui sont des revenants : Hollande, Aubry, Fabius et Strauss-Kahn. Leurs prises de position sont à lire par couples : en pleine lumière Royal qui réclame l’alliance au centre et Delanoë qui, du coup, la refuse à Paris ; en plein retour Hollande qui se place dans la liste de 2012 en préparant sa sortie à gauche et Fabius qui se recentre, en toute discrétion Strauss-Kahn par contrainte de fonction et Aubry qui, elle aussi, ouvre pragmatiquement au centre. Dans une sorte de construction en abyme les revenants ont chacun un ami candidat au poste de premier secrétaire dans l’hypothèse où celui-ci serait non présidentiable : Moscovici pour Strauss-Kahn, Bartolone pour Fabius, Lebranchu pour Aubry, et Dray (aujourd’hui) pour Hollande. Chez les grands la situation est un peu différente : Royal, toujours dans la surabondance, peut présenter Rebsamen, Peillon ou Sapin. Delanoë n’a personne parce qu’il peut avoir tout le monde, et Jospin en plus.
Donne rêvée pour les bookmakers, d’autant que personne ne connaît le poids des courants, ni les préférences des grandes fédérations, sauf celle de Paris. La « solferinologie » ajoutera peut-être quelques chapitres à la théorie des jeux. Première stratégie : l’estocade, le démarrage qui laisse tout le monde devant le fait accompli, c’est ce qu’a tenté Royal. Avec sa variante : la recherche d’un clivage fort au moment du dépôt des contributions en juillet, par exemple l’alliance au centre. Deuxième stratégie : le maillon faible où toute prise d’avantage conduit à se faire éliminer par une coalition de craintes : c’est ce que risque aujourd’hui Royal, face aux « reconstructeurs ». Troisième stratégie : le Tour de France où chaque équipe dispose d’un leader et d’un équipier de luxe, et décide selon la course lequel des deux ramènera le maillot jaune. De ces stratégies quels scénarios pourraient-ils sortir ? On en voit au moins trois : les Atrides, chez qui tant de revanches sont à prendre que le moins haï seul survivra, le troisième homme (en l’occurrence le septième, par exemple Montebourg), la non-décision d’un présidium collectif.