
Martin Rueff (dir.), Michel Deguy, l’allégresse pensive
L’expression d’« allégresse pensive », que Michel Deguy puise dans l’œuvre du poète anglais John Milton, définit le poète tel qu’il devrait être, à la fois intellectuel et poète, réfléchissant la planète en allant et en pensant. La langue pour Deguy a du sens ou des sens, que le poète peut et doit fédérer, sans prétendre à l’unicité ni à la voyance, nous signifiant que l’intelligence n’est pas l’antagoniste de l’inspiration.
L’allégresse pensive
C’est l’auteur de « L’Allegro » et « Il Penseroso », John Milton, qui aura fourni le titre du colloque de Cerisy puis du livre rassemblant des hommages à Michel Deguy1. L’expression définit le poète tel qu’il est. Ou, précise-t-il modestement, qu’il cherche à être. Intellectuel et poète, convient-il de noter. Tant Michel Deguy tient à cette double qualité. Qui devrait le plus souvent n’en faire qu’une si les poètes avaient encore droit de cité dans la cité française. Ce qui n’est plus le cas depuis Aragon ou plus lointainement Valéry. Auquel Deguy ressemble, même si l’auteur de Tel quel n’est pas directement son modèle. Que s’est-il passé entre-temps ? D’une part les poètes se sont retirés, à la suite de Mallarmé, chacun sur son propre Aventin, d’autre part quelques philosophes en rupture de métaphysique (Heidegger, Derrida) sont venus occuper le « forum » déserté par ceux-là. Philosophe de formation, grand directeur de revue (Po&sie, 144 numéros à ce jour, est sans conteste la meilleure revue de poésie de ces vingt dernières années), Deguy rédige des tribunes dans les journaux (Libération), forge d’audacieux concepts opératoires (géocide), nargue l’automobiliste en roulant à vélo dans Paris à contre-voie mais surtout voyage aux quatre coins de la planète pour recueillir les matériaux d’un scepticisme actif. Tout cela au nom de la poésie. Ou plutôt d’une réflexion sur la poésie, d’une poét(h)ique. C’est là qu’il est le plus original, dans la mesure où il réfléchit la planète en allant et en pensant – allégresse pensive. Soit un oxymore doux. Non violent. Car le poète définit à longueur d’essais une sorte d’éthique de la coexistence et de la cohabitation dont le point d’ancrage est dans sa poétique du « comme » ou mieux du cum latin. Comparaison, comparution, commation, etc. sont autant de modulations de cette préposition fondant notre « vivre ensemble ». De là quelques prouesses philologiques à la Heidegger qui lui aliènent les tenants d’une poésie claire et simple. Mais Michel Deguy traite le jeu humain avec gravité. Pas comme ce célèbre joueur de quilles qu’était pour Malherbe le poète. Pas en « oulipien », si l’on préfère. La langue a du sens ou des sens que le poète peut et doit fédérer sans prétendre à l’unicité (La poésie n’est pas seule2) ni non plus à la voyance. Bref, l’intelligence n’est pas l’antagoniste de l’inspiration. Baudelaire ne disait rien d’autre. C’est d’ailleurs à Baudelaire que Michel Deguy consacre son très beau livre récent, la Pietà Baudelaire3. Dans lequel se fait jour le voisinage immédiat de la pensée, la pensivité et la mélancolie, si sensible à notre époque.
Jacques Darras
- 1. Martin Rueff (sous la dir. de), Michel Deguy, l’allégresse pensive, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2007.
- 2. Michel Deguy, La poésie n’est pas seule. Court traité de poétique, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1988.
- 3. Id., la Pietà Baudelaire, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2012.