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Nicolas POUSSIN, L’inspiration du poète, 1629-1630, Musée du Louvre
Nicolas POUSSIN, L'inspiration du poète, 1629-1630, Musée du Louvre
Dans le même numéro

Martin Rueff (dir.), Michel Deguy, l’allégresse pensive

décembre 2013

L’expression d’« allégresse pensive », que Michel Deguy puise dans l’œuvre du poète anglais John Milton, définit le poète tel qu’il devrait être, à la fois intellectuel et poète, réfléchissant la planète en allant et en pensant. La langue pour Deguy a du sens ou des sens, que le poète peut et doit fédérer, sans prétendre à l’unicité ni à la voyance, nous signifiant que l’intelligence n’est pas l’antagoniste de l’inspiration.

L’allégresse pensive

C’est l’auteur de « L’Allegro » et « Il Penseroso », John Milton, qui aura fourni le titre du colloque de Cerisy puis du livre rassemblant des hommages à Michel Deguy1. L’expression définit le poète tel qu’il est. Ou, précise-t-il modestement, qu’il cherche à être. Intellectuel et poète, convient-il de noter. Tant Michel Deguy tient à cette double qualité. Qui devrait le plus souvent n’en faire qu’une si les poètes avaient encore droit de cité dans la cité française. Ce qui n’est plus le cas depuis Aragon ou plus lointainement Valéry. Auquel Deguy ressemble, même si l’auteur de Tel quel n’est pas directement son modèle. Que s’est-il passé entre-temps ? D’une part les poètes se sont retirés, à la suite de Mallarmé, chacun sur son propre Aventin, d’autre part quelques philosophes en rupture de métaphysique (Heidegger, Derrida) sont venus occuper le « forum » déserté par ceux-là. Philosophe de formation, grand directeur de revue (Po&sie, 144 numéros à ce jour, est sans conteste la meilleure revue de poésie de ces vingt dernières années), Deguy rédige des tribunes dans les journaux (Libération), forge d’audacieux concepts opératoires (géocide), nargue l’automobiliste en roulant à vélo dans Paris à contre-voie mais surtout voyage aux quatre coins de la planète pour recueillir les matériaux d’un scepticisme actif. Tout cela au nom de la poésie. Ou plutôt d’une réflexion sur la poésie, d’une poét(h)ique. C’est là qu’il est le plus original, dans la mesure où il réfléchit la planète en allant et en pensant – allégresse pensive. Soit un oxymore doux. Non violent. Car le poète définit à longueur d’essais une sorte d’éthique de la coexistence et de la cohabitation dont le point d’ancrage est dans sa poétique du « comme » ou mieux du cum latin. Comparaison, comparution, commation, etc. sont autant de modulations de cette préposition fondant notre « vivre ensemble ». De là quelques prouesses philologiques à la Heidegger qui lui aliènent les tenants d’une poésie claire et simple. Mais Michel Deguy traite le jeu humain avec gravité. Pas comme ce célèbre joueur de quilles qu’était pour Malherbe le poète. Pas en « oulipien », si l’on préfère. La langue a du sens ou des sens que le poète peut et doit fédérer sans prétendre à l’unicité (La poésie n’est pas seule2) ni non plus à la voyance. Bref, l’intelligence n’est pas l’antagoniste de l’inspiration. Baudelaire ne disait rien d’autre. C’est d’ailleurs à Baudelaire que Michel Deguy consacre son très beau livre récent, la Pietà Baudelaire3. Dans lequel se fait jour le voisinage immédiat de la pensée, la pensivité et la mélancolie, si sensible à notre époque.

Jacques Darras

 

Tu ne tueras point
En mémoire de Léo Ferré le 14 juillet 2003
 
 
Tu ne tueras point
Ni tes camarades de classe, ni tes profs
Ni les voisins tu ne tueras point ni
À Srebrenica ni à Tel-Aviv ni à Jenine
Ni parce que Dieu t’attend en buvant sous la treille
Ni pour ta patrie ni pour tes idées
Tu ne tueras point
– « point » veut dire
Tu ne tueras pas du tout
Tu ne tueras pas le préfet Érignac
Sous aucun prétexte pas même celui de la gloire oubliée de Paoli
Ni parce que Dieu t’a donné le lopin
Au lendemain de la Genèse
Ni parce que Mahomet et son âne
Ont quitté la terrasse sous les ailes de l’ange
Tu ne tueras pas pour le tiroir-caisse de la boulangère
Ni pour le chant de ton accélération à 3 grammes 5 d’alcool
Ni pour la plage des souteneurs retirés sous les tropiques
Tu ne tueras ni pour jouir
Ni pour te venger
Ni parce que « tu le vaux bien »
Comme te le serine L’Oréal
Avec tes 300 000 ans tu n’as plus l’âge
De faire le malin
Ni parce que les odeurs du voisin traversent le palier
Ou que le dieu d’en face a une trompe
Tu ne tueras pas
Non parce que ce fut écrit sur la pierre
Mais parce que tu te le dis à toi-même
Soudain en plein cœur
Et qu’on te le dit : c’est mieux de ne pas tuer,
Crois-nous
Tu ne tueras même pas le hérisson qui passe lent
Et pas même le pigeon de Saint-Sulpice et
Pas non plus le phoque poilu ni le rhino érotique
Ni l’éléphant qui prend toute la place
Ni la civette gastronomique
Tu ne tueras point
Parce que ceux qui te hurlèrent de tuer
Sont plus crétins que ceux qui disent non
Tu as l’âge de la raison pour le comprendre
L’âge de la désobéissance selon Arendt
Tu agiras par toi-même et rien de bon
Ne te commande ça
Parce qu’il n’y a pas de sous-homme
Et n’y en eut jamais
Parce qu’il n’y a plus de Voix qui tombe de là-haut
Ni de balance avec un plateau pour la vie éternelle
Parce que le mort ne crie pas vengeance
Et d’ailleurs ne crie rien parce qu’il n’existe plus
Parce que tu n’en as pas besoin pour « faire ton deuil »
(ce cliché accablant de restes freudiens à la télé)
Parce qu’on ne refait pas sa vie
Parce que tu n’es pas même un autre
Parce que tu « ne daignes rien voir »
Rien d’autre que le vortex des nébuleuses
Parce que c’est le premier et le dernier
Et le seul commandement
(Pièces détachées 2000-2007, dans Comme si Comme ça. Poèmes 1980-2007, Paris, Gallimard, coll. « Poésie Gallimard », 2012)

 

Ce goût de vivre tient à quoi ? Non pas tant à la sensation, sans doute, puisque chacun accepterait une survie totalement infirme pourvu qu’elle soit pourvue de vue, capable d’observer, une immortalité qui se réduirait à celle d’un « œil vivant ». Donc à être un je intelligent, curieux, théorétique, attendant de « comprendre »… quoi ? Le secret. De quoi ?
L’être tient à cette optique ; le néant qui n’est pourtant que « ma » disparition, elle-même inapparente, nous affole… Mystère ! Pourquoi l’être tient-il à « moi », c’est-à-dire à un être ? Le détachement détache de ça. Vivre, dès lors, pour ce moment pur de la délivrance, l’insurrection sans lendemain du détachement.
(À ce qui n’en finit pas, Paris, Le Seuil, 1995)

 

Qu’ai-je de plus cher en moi maintenant que la mort de M. dans le cœur, source ?
Je m’y penche, Narcisse ; l’énorme larme ne me renvoie pas mon reflet.
À toi qui m’as encore donné un livre en mourant, après m’avoir donné des livres en vivant.
(Ibid.)

 

La solitude dites-vous ? Condamnés à vie, disait Arendt, à vivre en notre compagnie, à réclusion avec nous-mêmes, et j’ajoute qu’être « soi-même », c’est comme être en cellule avec un ignare, paresseux, guignard, cet autre en nous qui occupe le terrain et le temps, sous l’œil d’un juge infaillible mais qui n’a pas d’autre contenance, étant sans qualités, que l’ascétique observation de cet autre en nous, le pauvre, le mauvais œil, il faut l’occuper, le détourner avec des livres, de la musique, des nourritures terrestres, des pensées qui ne sont pas les siennes.
(Pièces détachées, op. cit.)
 
  • 1. Martin Rueff (sous la dir. de), Michel Deguy, l’allégresse pensive, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2007.
  • 2. Michel Deguy, La poésie n’est pas seule. Court traité de poétique, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1988.
  • 3. Id., la Pietà Baudelaire, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2012.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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