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Introduction. Le local, l’État et la politique urbaine

Les prochaines élections municipales seront scrutées à la loupe près d’un an après la victoire présidentielle. Quelles villes de droite passeront à gauche ? Et quelles villes de gauche passeront à droite ? Les élections locales vont-elles conforter le pouvoir présidentiel ou le fragiliser ? Les élections seront-elles pacifiées, locales ou en phase avec les débats de la nation ? Il est difficile de s’avancer ! Mais, plutôt que de radiographier politiquement la France locale, ce dossier a pour ambition de réfléchir aux liens qui se font et se défont entre le local, le national et le global et à s’interroger sur la faiblesse de nos politiques urbaines.

Le local, le national et le global

Plusieurs textes analysent l’étape actuelle de la décentralisation qui a conforté et développé le pouvoir local. Si la décentralisation initiée par la gauche et Gaston Defferre dans les années 1980 a remis en cause l’image d’une opposition économique entre Paris et le désert français, ses vertus sont aujourd’hui plus discutables. On se contente, en effet, trop souvent de saluer le développement local, la naissance de communautés urbaines, le rééquilibrage régional et la réduction des inégalités territoriales à l’échelle nationale. Voilà que le local, perçu dans le prisme de la ville moyenne européenne par exemple, s’impose comme un modèle. On cède alors à un optimisme localiste pour des raisons fort diverses : le poids de la commune reste très fort en France (on en compte 36 000) et le pouvoir du maire qui attribue les permis de construire a été renforcé, les grandes agglomérations (Nantes, Rennes, Lyon…) misant sur une politique urbaine cohérente ne sont pas si nombreuses, l’intérêt local l’emporte souvent sur l’intérêt national, et le rééquilibrage territorial français repose avant tout sur des mécanismes de redistribution dont l’avenir est fragile, comme vient de le montrer Laurent Davezies dans la République et ses territoires1. Bref, le développement du local se heurte à une double difficulté : à la pression des flux externes liés à la mondialisation économique d’une part, et à l’affaiblissement de l’État redistributeur d’autre part alors même que la mobilité résidentielle est faible dans l’Hexagone. Le local, même renforcé par la décentralisation, dépend toujours beaucoup de l’État, dont il cherche à capter les ressources. Il n’est pas non plus soustrait aux transformations globales en cours. Dans cette optique, Pierre Veltz, théoricien du développement local, revient sur ce paradigme pour souligner qu’il s’accorde difficilement au « nouveau monde industriel » qui est déjà le nôtre.

La prise en compte de la dimension territoriale est essentielle, écrit Pierre Veltz. Comment les territoires français sont-ils transformés dans la grande transition en cours ? Mais cette approche territoriale des défis structurels de la transition exige de dépasser les modèles aujourd’hui dominants du développement local. L’économie mondialisée, loin d’être une économie de flux, s’appuie sur des « pôles » territoriaux où ces flux se croisent et s’enracinent.

Mais le développement local n’est guère en phase avec ce type de pôles. Quant à Vincent Renard2, spécialiste du foncier, il s’inquiète de la déconnexion croissante entre la finance et le spatial qui affecte le foncier et l’immobilier, ce dont la crise des subprimes a été le révélateur inquiétant. Si le local peut retrouver un rôle actif dans le contexte de la mondialisation, il n’est pas sûr que la décentralisation première manière vive toujours son âge d’or.

L’État absent?

D’autres textes permettent de reprendre à nouveaux frais la réflexion sur le rôle de l’État. Alors que l’idéologie libérale a mis en avant la thématique de la réduction de l’État (ce qui mérite amplement correction : en France, 87 % des prélèvements obligatoires s’opèrent au bénéfice de l’État, et l’emploi public a augmenté de 23 % entre 1980 et 2000, soit deux fois plus vite que l’emploi total), l’État redistributeur maintient son action, mais surtout l’État change progressivement ses modes d’intervention, son périmètre d’action et ses méthodes. Dans un contexte mondial où la demande de sécurité est renforcée, l’action de l’État n’est pas seulement « sécuritaire ». Loin de disparaître, comme le montre Renaud Epstein dans le sillage d’un précédent article publié dans Esprit (« Gouverner à distance », novembre 2005), l’État intervient financièrement mais il renvoie au local la responsabilité de la mise en œuvre de l’action. Il reprend pied dans le local en injectant de l’argent à travers des agences d’un type inédit (Agence nationale de l’innovation industrielle, Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, Agence nationale pour la recherche, Agence nationale pour la rénovation urbaine) et il exige l’évaluation de leur action (« Le budget de l’État est désormais structuré autour d’une soixantaine de missions, comprenant une centaine de programmes assortis d’objectifs précis et d’indicateurs de performance »). Dans le contexte du néolibéralisme contemporain sur lequel nous reviendrons prochainement dans la revue, l’État met en concurrence les diverses entités locales. À la différence du libéralisme qui repose sur l’utopie de la main invisible, le néolibéralisme vise la mise en concurrence des acteurs et des institutions. Ne se contentant plus d’être redistributeur, l’État met en concurrence le local, et l’État animateur devient un État entraîneur.

La reconfiguration des instruments par lesquels l’État intervient dans les territoires a des conséquences directes sur ses relations avec les villes, lui redonnant prise sur les politiques menées. Mais le passage du renouvellement urbain à la rénovation urbaine ne correspond pas seulement à un changement de terminologie. Les dispositifs du renouvellement urbain, grands projets de ville (Gpv) et opérations de renouvellement urbain (Oru) étaient négociés par les directions départementales de l’équipement (Dde) et les villes. À ces contrats horizontaux ont été substituées des conventions verticales.

(Renaud Epstein)

De l’horizontal au vertical, l’État retrouve un rôle et une place en organisant la concurrence et cela sans énoncer de principes d’action. L’intérêt général et l’intérêt local nouent des liens nouveaux qui invitent à s’interroger sur l’avenir des agglomérations et des communautés urbaines. On a parlé de revanche des villes par rapport à l’État, mais le temps de la revanche a peut-être été éphémère. L’État prend lui-même une revanche dans le contexte de cette deuxième décentralisation.

Une politique urbaine?

Si l’État intervient localement, c’est moins pour rééquilibrer les inégalités à grande échelle (département, région) que pour répondre aux inégalités qui entament souvent l’équilibre urbain lui-même au niveau local. La question urbaine témoigne d’inégalités qui affectent le local lui-même. Comment imaginer une politique urbaine dans ce contexte ? À cette question, divers professionnels de la construction et de l’urbanisme s’efforcent ici de répondre. L’état des lieux ne fait guère de doute : la confirmation du « rurbain » à la française (travailler en ville et vivre dans des zones dites rurales), l’étalement urbain qui favorise le mitage (la promotion de la petite maison individuelle), « la ville franchisée » (les entrées « commerciales » de villes) posent autant de problèmes sur lesquels revient ici l’architecte David Mangin qui retient trois paramètres pour décrire les contraintes pesant sur les choix d’aménagement aujourd’hui (l’automobile et le système viaire qui l’accompagne, l’urbanisme commercial et l’étalement résidentiel). Quant à la politique du développement durable, François Ascher estime et démontre que c’est une erreur de croire que la contrainte environnementale bouleversera fondamentalement nos sociétés. Ce qui est quelque peu iconoclaste après le Grenelle de l’environnement et la création du grand ministère de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables de Jean-Louis Borloo. Par ailleurs, comme le souligne un autre architecte, Cristina Conrad, qui revient ici sur les mesures (et sur leurs limites) de la ministre du Logement et de la Ville Christine Boutin, mais aussi sur les modalités d’application de la loi Solidarité et renouvellement urbain (Sru) et de la loi Dalo (pour : droit au logement opposable), l’état du foncier et les propositions de Nicolas Sarkozy sur les crédits d’emprunt favorisent largement l’accès à la propriété au détriment du parc locatif et du logement social. Architectes, ingénieurs, paysagistes sont tous soumis à des problèmes urbains dont la dimension nationale ne peut être ignorée (quelle politique pour le logement ?) et auxquels il est difficile de répondre dans l’absence de politiques urbaines cohérentes et efficaces.

Il y a certes des exceptions, mais le peu de reconnaissance dont jouit le métier d’urbaniste en France, la réduction de l’architecture à une intervention artistique et la délégation de la tâche de l’urbaniste au maire et à l’ingénieur (issu des grands corps, celui-ci dicte à l’architecte les règles à suivre, ce qui déclenche la colère de l’architecte Rudy Ricciotti dans un petit pamphlet sanglant intitulé HQE [pour : haute qualité environnementale]) invitent à un peu de réalisme3. Toutes les comparaisons européennes le montrent : la France n’a pas ou peu d’urbanistes qualifiés susceptibles de jouer le rôle d’un responsable urbain comme il y en a en Grande-Bretagne ou dans d’autres pays européens. Évoquons seulement par comparaison le rôle de l’Urban Task Force en Grande-Bretagne, que présidait Richard Rogers, qui était chargé de formuler des recommandations et des solutions pratiques afin de renflouer démographiquement ville, cité et quartiers4. Nicolas Sarkozy devrait s’inspirer du travail de ce groupe avant de lancer ses dix équipes pilotées par un architecte, avant tout destinées à fâcher le maire de Paris, pour conduire une réflexion théorique sur « la métropole du xxie siècle de l’après-Kyoto » !

En France, il serait temps de développer un métier d’urbaniste, d’imaginer autrement l’enseignement de la ville sur le modèle des écoles polytechniques de Barcelone ou Lausanne. Thierry Paquot y reviendra prochainement dans un article d’Esprit. À ne pas le faire on laisse au politique, aux maires des grandes villes, le soin de caricaturer l’architecture et d’en faire un logo (le désormais célèbre syndrome de Bilbao) alors même que le corps des Ponts et Chaussées est considérablement affaibli puisque son action n’a pas été déléguée à d’autres. Les maires sont tout-puissants sur le plan de l’urbanisme, il n’est pas sûr que cela génère des politiques urbaines cohérentes et intelligentes5. Si la gauche devait prendre une revanche sur le sarkozysme national, il ne faut pourtant pas qu’elle se trompe. Le socialisme municipal est voué à des transformations profondes. À ne pas saisir que le local n’est pas une autonomie communale, que l’État et le local nouent des liens inattendus qui correspondent au monde en train de se faire, la gauche risque de se tromper. L’article de Goulven Boudic remet les pendules à l’heure de la politique locale dont la responsabilité est désormais, dans un monde où les flux prévalent sur les lieux, d’assurer les connexions entre le local, le national et le global… Et surtout pas de s’enfermer dans le local. La ville est à plusieurs vitesses, le monde tel qu’il va aussi. Passer par le local, le valoriser, est une exigence indépassable, s’enfermer dans le local une erreur fatale.

P.S. – Sur le même thème, la revue Urbanisme (janvier-février 2008, n° 358) publie un dossier intitulé « Gouverner », qui traite notamment du grand Paris et de la comparaison des grandes métropoles européennes.

Nous remercions Jacques Donzelot de nous avoir aidé à concevoir et à organiser ce dossier.

  • 1.

    Voir l’éditorial de notre numéro de janvier 2008.

  • 2.

    Il publie parallèlement un article, « La ville saisie par la finance », dans Le Débat, 1er trimestre 2008.

  • 3.

    Rudy Ricciotti, HQE, Marseille, Transbordeurs éditions, 2007.

  • 4.

    Voir « Conversations avec Peter Hall autour de la renaissance urbaine outre-Manche » (Urbanisme, janvier-février 2007), et l’entretien avec Richard Rogers auquel est consacrée une exposition à Beaubourg (Urbanisme, mai-juin 2006).

  • 5.

    Voir dans le dossier « Avis aux candidats » de la revue Urbanisme (n° 352, janvier-février 2007) l’article de Jacques Donzelot et Olivier Mongin : « Quelle politique urbaine? »

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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