
Clint Eastwood, le héraut de l’Amérique profonde
Les protagonistes d’Eastwood poursuivent des valeurs américaines fondamentales, aussi contradictoires soient-elles : le désir de liberté individuelle et la protection de la communauté, la défiance à l’égard des institutions et la défense de la démocratie, la croyance dans la bannière étoilée et l’indépendance à tout prix.
« [Donald Trump] tient quelque chose, car tout le monde est secrètement fatigué du politiquement correct […]. Nous sommes d'une génération de lavettes. Tout le monde marche sur des œufs. […] Et quand j’ai fait Gran Torino, même mon associé m’a dit : c’est vraiment un bon scénario, mais il est politiquement incorrect1. » Dernier artiste à soutenir ouvertement le candidat républicain avant les élections américaines de 2016, Clint Eastwood affligeait une fois de plus la presse française par ce positionnement politique. Pour ses détracteurs, le spectre de l’inspecteur Harry, avec la cohorte d’adjectifs censés le qualifier idéologiquement – misogyne, fasciste, réactionnaire – revenait pour incarner toutes les dérives potentielles d’une Amérique séduite par le populisme du milliardaire. C’est oublier un peu vite que le cinéaste, au fil de cinquante ans de carrière, a représenté toutes les facettes de la mythologie américaine, même les plus gênantes : de l’individu seul face au système à la protection de la communauté, en passant par la célébration des vétérans de guerre ou l’usage immodéré des armes à feu. La récente tuerie aveugle qui a fait 59 morts à Las Vegas ce 1er octobre souligne hélas l’actualité des réflexions cinématographiques d’Eastwood sur les faces sombres de l’Amérique, qui compte chaque année plus de dix mille morts par fusillade.
Tout au long d’une œuvre protéiforme, Clint Eastwood puise autant dans l’humanisme de John Ford, dénonçant la crise économique de 1929 dans Les Raisins de la colère (1940), que dans les fables sociales de Frank Capra autour de l’homme de la rue, ou encore dans le style virulent de Samuel Fuller ou de Don Siegel, son père spirituel. Il n’est nullement étonnant, au vu de sa filmographie ambivalente, qu’il ait apporté son soutien à Donald Trump, lui qui s’est autoproclamé chantre de l’Amérique périphérique durant la campagne, pour finalement s’ériger en outsider anti-système depuis son investiture. Sully, sorti quelques semaines avant les élections, ne traite-t-il pas précisément d’un homme du peuple qui se bat contre la bureaucratie des experts ? Soit le symbole éclatant du républicanisme d’Eastwood, lui qui affirmait dès 1984, alors qu’il soutenait la candidature de Ronald Reagan, que « l’emprise de la bureaucratie s’accroît à mesure que la planète se rétrécit et que les problèmes de société se compliquent. Je crains que l’indépendance individuelle ne devienne un rêve démodé2 ».
La reconnaissance de l’acteur-réalisateur est toujours passée à travers les sinuosités d’un aveuglement partiel ou d’une méconnaissance du caractère ambigu de son cinéma. D’un côté, il est encensé pour des films lumineux, qui travaillent au corps des sujets brûlants et complexes, sur lesquels il n’hésite jamais à se positionner. Million Dollar Baby (2004) s’écarte du récit de boxe programmé pour basculer dans un commentaire à fleur de peau, aux accents christiques, sur l’euthanasie. L’Échange (2008) est tout autant un bouleversant portrait de femme aux accents humanistes et sociaux, narrant les péripéties d’une mère célibataire des années 1930 prête à défier toutes les autorités pour tenter de retrouver la trace de son fils kidnappé. Impitoyable, qui marque la reconnaissance internationale définitive du cinéaste en 1992, prend la forme d’un western classique tout en proposant une déconstruction de l’Ouest mythique, en exhibant l’envers du décor, peuplé d’hommes lâches qui optent pour la balle dans le dos plutôt que pour le duel au soleil. D’un autre côté, Clint Eastwood a souvent été regardé en France avec circonspection, voire avec un zeste de mépris, pour ses films jugés embarrassants ou « politiquement incorrects ». Ainsi, certaines de ses œuvres sont ouvertement patriotiques. Le Maître de guerre (1986) fait l’éloge de la virilité, de la camaraderie et de l’armée de métier présentée comme école de la vie, quand American Sniper (2015) héroïse le parcours d’un tireur d’élite resté dans les mémoires pour le nombre ahurissant d’Irakiens qu’il a tués au combat. D’autres assument une subversion frondeuse et violente, défiant les règles sociales et les institutions. Toute une partie de sa filmographie d’acteur et de réalisateur s’inscrit ainsi dans la veine des films d’auto-défense des années 1970 (le vigilante movie inauguré par Un justicier dans la ville de Michael Winner, sorti en 1974), avec des policiers bravant le processus politico-judiciaire, désireux de punir les coupables par les méthodes les plus expéditives (Magnum Force, Ted Post, 1973). D’autres films encore ont souvent été laissés de côté, considérés comme des petites formes, comme si les œuvres-phares qui ont imposé la stature cinématographique d’Eastwood éclipsaient ces dernières. On y trouve pourtant des inflexions touchantes sur le passage du temps et le vieillissement (Créance de sang, 2002, chant du cygne d’un policier en fin de carrière), le renouvellement des générations (La Relève, 1990, récit quasi parodique d’un vieux flic anachronique contraint de céder sa place à son partenaire fraîchement sorti de l’académie de police), ou la traversée du désert après une gloire artificielle et éphémère (Jersey Boys, 2014, biopic musical du groupe des années 1960 The Four Seasons).
Oscillant constamment entre l’ombre et la lumière, la chronique humaniste et l’œuvre coup de poing, Clint Eastwood est un cinéaste néoclassique constamment partagé entre deux versants de la condition humaine. Prendre ou rendre les armes (Gran Torino, 2008) ? Accepter son âge ou se lancer dans un baroud d’honneur (Space Cowboys, 2000) ? Se replier sur soi et dans le passé ou s’ouvrir à l’autre et à la modernité (Million Dollar Baby) ? Ce grand écart thématique se transcrit esthétiquement dans son goût prononcé du clair-obscur, marque d’une photographie qui saisit les tourments de personnages souvent crépusculaires. « Quel que soit le genre qu’il aborde […], il sacrifie à son goût du clair-obscur. Un tel partage de l’écran instille l’inconfort du suspense et de l’ambiguïté. Il permet au metteur en scène d’animer un espace changeant, incertain, en proie à l’impondérable […]. Jusqu’en intérieurs, où l’éclairage est souvent si parcimonieux que protagoniste et antagoniste peuvent se confondre3. » Ses personnages sont eux-mêmes profondément tiraillés entre des affects contraires et complexes : le sergent-tirailleur Highway du Maître de guerre est à la fois l’archétype du soldat dur à cuire qui a toujours l’insulte à la bouche, buriné par les conflits, et l’homme au cœur tendre qui se plonge maladroitement dans Cosmopolitan pour tenter de mieux saisir le féminin. Bronco Billy avec sa troupe de cirque itinérante, dans le film éponyme (1980), rejoue la geste conquérante de l’Ouest sous un chapiteau, conscient de la chimère désuète qui l’habite, tout en gardant foi dans cet idéal fondateur des États-Unis. Kowalski, le vétéran misanthrope de la guerre de Corée de Gran Torino, pétri de ressentiments envers la communauté asiatique, finit par se sacrifier pour un jeune Hmong à qui il lègue sa voiture de collection, symbole de son amour pour une certaine idée démesurée et obsolète de l’Amérique des grands espaces.
Ainsi, les protagonistes d’Eastwood poursuivent des valeurs américaines fondamentales, aussi contradictoires soient-elles : le désir de liberté individuelle et la protection de la communauté, la défiance à l’égard des institutions et la défense de la démocratie, la croyance dans la bannière étoilée et l’indépendance à tout prix. À la fois archange et pistolero (Pale Rider, 1985), justicier sans foi ni loi et protecteur d’une communauté veule (L’Homme des hautes plaines, 1973) qui fait écho à celle du célèbre Le Train sifflera trois fois (1952) de Fred Zinnemann, le héros eastwoodien n’épouse la lumière qu’après une traversée de l’ombre. Il n’arrive au sommet qu’en accomplissant les plus basses besognes. Héros aux mains sales, au carrefour des genres et des idéologies, souvent entaché par un passé trouble, il incarne dans un même élan l’ordre et le chaos, la paix et la transgression, l’amour du pays et la détestation de son rapt supposé par les élites. C’est en comprenant cette démarche qu’il peut à la fois tolérer la fonction structurante de la loi du talion (Mystic River, 2003, « fiction du mal » qui « laisse impuni le crime de l’honnête père de famille-truand-justicier4 »), et s’insurger contre les bavures judiciaires, en défendant l’interdiction de la peine de mort (Jugé coupable, 1999). C’est ainsi qu’Eastwood peut prendre les traits d’un cow-boy violeur et sans pitié (L’Homme des hautes plaines), puis choisir, trente ans plus tard, de débrancher dans un geste déchirant de compassion une jeune femme à la moelle épinière brisée (Million Dollar Baby). Il peut, dans le même film, partir sur l’histoire d’un repris de justice kidnappeur d’enfant, puis faire redécouvrir à ces deux compagnons de fortune l’amour et la liberté (le road movie d’Un monde parfait, 1993). Plus rarement, il se laisse aller à ne scruter que le versant éclatant d’une lutte fondamentale, comme lorsqu’il fait revivre le combat politique de Nelson Mandela, libérant l’Afrique du Sud des chaînes de l’Apartheid (Invictus, 2009).
En réalité, la tension qui anime ses personnages synthétise la conflictualité entre « deux » Amérique, l’une républicaine et l’autre démocrate. Eastwood les embrasse d’un même tenant, mais il penche souvent du côté de la première. À l’urbanité, il préfère la périphérie, les zones rurales, les grands espaces hérités de l’âge d’or du western. C’est pourquoi il investit volontiers le genre de l’americana, plongée au cœur des terres profondes des États-Unis qui revivifie ses racines et ses traits culturels fondamentaux. Il s’inscrit même dans la veine d’Edward Hopper, lorsqu’il filme l’Amérique des classes moyennes dans Sur la route de Madison (1995), baigné de l’atmosphère du tableau Route dans le Maine du peintre américain. Eastwood rejoue l’histoire mythique des pionniers, explore fréquemment les étendues à perte de vue jusqu’à parcourir l’Amérique campagnarde des camionneurs, des rednecks et des combats de rue (le dyptique Doux, dur et dingue, et Ça va cogner!, dont il n’est que l’acteur, mais qui porte son empreinte). Et lorsqu’il s’intéresse à l’Amérique des années 1970 et de la contre-culture, ce n’est qu’en toile de fond d’une histoire de jalousie obsessionnelle (Un frisson dans la nuit, 1971) ou d’un amour sans avenir (Breezy, 1973). En défendant la liberté contre l’ordre, le choix plutôt que l’assistance de l’État et la responsabilité individuelle contre une responsabilité collective souvent défaillante, Clint Eastwood se fait le chantre des valeurs du peuple, de l’homme simple, du honkytonk man, le type des bastringues. Bronco Billy, cireur de chaussures reconverti en cowboy itinérant des temps modernes, croit farouchement en sa chance de renouer par la volonté avec l’Amérique des origines : « Je suis qui je veux être. » En effet, derrière cette peinture des oubliés et des anonymes, se niche en réalité, dans le cinéma de Clint Eastwood, une foi profonde dans l’idéal américain, fait de rêves de seconde chance, de nouveau départ. « Comme au temps du New Deal, l’utopie et l’optimisme succèdent au désespoir. Autrement dit, Clint Eastwood croit aux valeurs de l’Amérique traditionnelle, au bonheur accessible à tous, au droit de chacun à connaître une seconde chance et à la possibilité de vivre ses rêves5. » La séquence finale de Bronco Billy en témoigne directement. Alors que le chapiteau de cirque nécessaire à la survie de la troupe a brûlé, un patchwork composé d’une multitude de drapeaux américains permet de le ressusciter. Devant toutes ces bannières, le héros ému par la liesse d’un public bigarré, représentatif du melting pot, adresse aux enfants un message qui se veut plein de bon sens populaire : « Il faut toujours finir son petit déjeuner, faire ce que disent maman et papa car ils savent ce qui est bon pour vous, ne dites jamais de mensonges et dites vos prières avant de dormir. »
Eastwood maintient donc vivace une longue tradition cinématographique américaine, qui a toujours été un vecteur ou « une école de leçons morales et patriotiques, avec pour ambition d’homogénéiser un peuple hétérogène autour de valeurs et d’idéaux communs6 ». Or, pour porter haut cette mythologie américaine, quoi de plus efficace que de la faire incarner par des héros populaires, voire « populistes », terme qui n’est pas forcément connoté péjorativement dans l’histoire des États-Unis7 ? L’archétype reste Jefferson Smith dans M. Smith au sénat (1939) de Frank Capra, fable progressiste représentative d’un « cinéma populiste de gauche8 ». Le film fait l’éloge de la démocratie sauvée par la foi et la pugnacité d’un homme ordinaire, comme le souligne son patronyme. Envoyé au sénat par un politique corrompu en raison de sa naïveté, M. Smith ne pourra jamais se résoudre à abandonner sa croyance dans les institutions des pères fondateurs. Tel un nouveau Jefferson Smith, le commandant Sullenberg de Sully (2016) défend de toutes ses forces une cause a priori perdue d’avance, mais fondamentalement juste. Le dernier film d’Eastwood relate l’histoire vraie du « miracle de l’Hudson », soit l’amerrissage virtuose d’un avion de ligne qui menaçait de s’écraser sur New York à la suite d’une panne de réacteur. Alors même qu’il a sauvé tous les passagers, Sully est accusé de n’avoir pas respecté la procédure. Nanti d’une expérience de quarante ans de pilotage, certain d’avoir agi dans l’intérêt de tous, il réussit à imposer ses vues et à faire plier l’assemblée hostile des tenants du savoir et du pouvoir (assureurs, ingénieurs, experts et avocats). Présenté par Eastwood comme un homme simple, étranglé par les dettes, qui n’aspire à rien d’autre qu’à retrouver son foyer, Sullenberg devient l’incarnation du working class hero, dont le seul exploit est d’avoir accompli son travail avec intégrité. Sous la caméra du cinéaste, Sully prend la forme du film fédérateur par excellence, mettant en valeur l’action d’un anonyme, devenu héros malgré lui, dans lequel le peuple se reconnaît instantanément.
Eastwood est peut-être un Capra plus républicain que démocrate, qui défend le pouvoir du peuple, la liberté des petites gens, le courage des hommes du commun contre les pouvoirs institués et les élites. Aussi n’est-il pas si étonnant que sa défense des valeurs profondes et ancestrales de l’Amérique rejoigne le populisme de Donald Trump, aussi malléable cette notion soit-elle, et aussi dévoyée de son sens originel puisse-t-elle être chez le milliardaire président, qui a fait campagne sur la colère et le ressentiment d’une partie du peuple américain. La dimension libertaire de l’un semble avoir rencontré les rodomontades de l’autre. Clint Eastwood, héraut d’une certaine mythologie américaine, a évolué en même temps que l’histoire du cinéma de son pays, et n’a jamais hésité à se montrer vieillissant ou anachronique. Il n’en reste pas moins une vibrante caisse de résonance cinématographique des mutations de l’Amérique.
- 1. « But [Donald Trump] is onto something, because secretly everybody's getting tired of political correctness […]. We're really in a pussy generation. Everybody's walking on eggshells. […]And then when I did Gran Torino, even my associate said, "This is a really good script, but it's politically incorrect" », Clint Eastwood, entretien avec Michael Hainey, Esquire, 3 août 2016.
- 2. Clint Eastwood, entretiens avec Michael Henry Wilson, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 50.
- 3. Michael Henry Wilson, Clint Eastwood, op. cit., p. 9-10.
- 4. Jacques Rancière, « Les nouvelles fictions du mal », Cahiers du cinéma, mai 2004, p. 95.
- 5. Noël Simsolo, Clint Eastwood. Un passeur à Hollywood, Paris, Cahiers du cinéma, 2003, p. 102.
- 6. David Da Silva, Le Populisme américain au cinéma de D. W. Griffith à Clint Eastwood. Un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ?, La Madeleine, Lettmotif, 2015, p. 21.
- 7. « Le populisme américain est historiquement le premier mouvement politique à se revendiquer ouvertement populiste au dix-neuvième siècle. En effet, le People’s Party est un mouvement composé d’ouvriers, d’artisans et de paysans qui dénonce la finance et chercher finalement une troisième voie entre les démocrates et les républicains. […] Il se dégage un sentiment positif de ce populisme américain lié à la révolte du milieu rural contre la mainmise presque totale de l’État sur leur activité. […] Le mythe fondateur de l’Amérique est le lien de l’unité du peuple : l’égalité des chances pour tous grâce au travail de chacun des membres de la société », David Da Silva, op. cit., p. 19.
- 8. Shlomo Sand, Le XXe siècle à l’écran, Paris, Seuil, 2004, p. 43.