
La double peine de l’université
« Ce qui est à défendre ici va bien au-delà de la question de la sélection : c’est un modèle en péril. »
Le 4 Avril dernier, une assemblée générale de quelques centaines d’étudiants décidait le « blocage illimité » du centre Pierre Mendès France (« Tolbiac ») de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Depuis plusieurs semaines déjà, d’AG en AG, les cours n’ont pas lieu, diverses réunions et actions militantes les remplacent, comme dans d'autres universités[1]. Plus encore, d’autres cours sont organisés spontanément par des professeurs qui semblent de plus en plus nombreux à rejoindre ce que les occupants qualifient d'université libre. On est loin du lieu de non-droit ou de chaos parfois décrit. Tolbiac est devenu le symbole d’une occupation autogérée, avec ses résidents, ses tâches réparties et ses activités programmées… bref, une sorte de Zad (zone à défendre) urbaine. Ce qui est à défendre ici va bien au-delà de la question de la sélection : c’est un modèle en péril.
Les Présidents d’université sont bloqués, eux aussi, comme beaucoup de membres du corps enseignant et du personnel : souvent favorables aux revendications, ils sont forcés de s’opposer à des blocages qui paralysent et dégradent les locaux. Il y a là un paradoxe. Quand des ouvriers occupent leur outil de travail, c’est contre le patron, l’actionnaire, le capital. Quand les étudiants bloquent l’université, c’est contre le gouvernement… Pourtant c’est l’université qui est immobilisée, ses moyens qui sont rongés par les dégradations, sa sécurité qui faseye et ses dirigeants et personnels qui sont pris en étau. Une double peine, en quelque sorte. Depuis plusieurs décennies, les universités sont victimes des politiques d’enseignement supérieur et de recherche ainsi que des représentations mentales sur l’enseignement ; l’argent et le prestige sont déroutés vers les « écoles » et « instituts », qui régulent leur nombre d’étudiants et bénéficient de largesses répétées. Les universités, moins dotées, sont chargées de recevoir le flux des étudiants refusés dans les lieux sélectifs. Malgré tout, ce sont elles qui souffrent de la contestation de ce déroutage. Les bloqueurs devraient-ils plutôt marcher sur le ministère ou Sciences Po, les ENS, ou l’X ? Une centaine d’étudiants a bloqué le site principal de Sciences Po le 17 Avril ; reste à voir si le mouvement prendra dans ces lieux que la réforme ne concerne pas directement.
Il ne faudrait pas s’y tromper, la compétition existe dans le système universitaire : la sélection s’opère, de manière nette avec les doubles et bi-licences, mais aussi dans tous les cursus avec la brutalité des phénomènes inconscients et refoulés. Le nombre d’étudiants au sein d’une promotion chute d’une année à l’autre. Là encore, l’université est victime du manque de moyens pour accompagner ses étudiants : pas seulement leur donner des savoirs d’un côté et attendre d’eux une restitution intelligente d’un autre côté. Sans rien entre ces deux opérations, les étudiants sont laissés à eux-mêmes - c’est-à-dire à d’autres : préparations privées, cercles familiaux, héritage culturel… Ainsi l’université accueille très largement mais rejette aussi, lorsque la greffe ne prend pas, ceux qui n’ont pas pu acquérir ailleurs les moyens d’y réussir. Or, ceux-là précisément ont besoin de plus d’accompagnement, et souvent l’université est leur dernier espoir.
La sélection proposée par le gouvernement n’y changera rien ; elle choque ceux qui veulent une université ouverte mais ne satisfait pas ceux qui pensent que sélectionner rehausserait l’université - quelle sélection, si plusieurs dizaines de milliers de candidatures inondent des services à qui on laisse des moyens ridicules pour les traiter[2] ? Le problème, dont la fixation sur la sélection n’est aujourd’hui qu’un symptôme, est que les universités doivent prendre en charge un projet immense d'universalité et d’ouverture avec des moyens dérisoires.
L’université (non l’institution mais ceux qui la font majoritairement vivre) est une personne qui souffre et doute d’elle-même : ses diplômes auraient peu de valeur, elle fournirait une formation de seconde zone par rapport aux autres institutions avec lesquelles elle est de plus en plus mise en concurrence. D’ailleurs, lorsque un étudiant réussit à l’université, il double souvent son parcours de passages dans les Masters de Sciences Po, des ENS ou des écoles de commerce. L’université s’empêche, tandis que les autres avancent plus sûrement, regardant les universités dépérir et les universitaires réclamer des moyens et de la reconnaissance. Par ailleurs ils avancent aussi, ceux qui ne doutent pas de leurs certitudes et les assènent à coups de poings sur les étudiants ou de tags antisémites sur les murs[3], amenant la haine dans un lieu fragile. Et, signe encore d’un grand doute au sein de l’institution en partie mobilisée, à deux reprises le Président de l'université Paris 1 a demandé, et en des termes virulents, une intervention policière contre ses propres étudiants.
Pourtant l’université continue à enseigner par la recherche et les savoirs plutôt que les pratiques, à privilégier le savoir pour lui-même et non son utilité immédiate ; elle continue à accueillir le plus grand nombre, échappant à la logique du concours. Mais l’employabilité a remplacé le savoir dans l’horizon des attentes, faisant passer les universités pour inadaptées. Il y a quelque chose d’un syndrome de Stockholm dans l’intégration de ce discours utilitariste par de plus en plus d’universitaires - étudiants, enseignants et personnels ; on entend peu, dans les blocages ou ailleurs, de défense du savoir pour lui-même et pour le plus grand nombre. Il le faudrait pourtant ! Douter, réclamer, contester… dire tout haut l’injustice : les universités, lieu de liberté, souffrent du peu de cas que l’on fait de la liberté ; lieu de recherche, elles souffrent du désintérêt pour une recherche désintéressée ; lieu d’ouverture à l’esprit critique, elles en sont le premier objet alors que la critique devrait s’imposer à tous.
La crise de l’enseignement supérieur touche tout le monde, parce qu’une société sans abondance des savoirs et sans entrainement du plus grand nombre à l’esprit critique est une société qui risque la fermeture.
Des étudiants lésés s’agitent dans un bocal - une fosse, dit-on à Tolbiac – jeté dans l’océan, et depuis les embarcations tout autour on regarde les agitations du bocal sans voir que toute la mer est démontée. Ils ont bien plus à dire que leur opposition à la loi ORE. La sélection à l’entrée de l’université, c’est l’arbre qui cache une forêt de failles de l’enseignement et de la recherche. La fixation sur cette question restreint la lutte et semble réduire les blocages à un caprice d’universitaires[4], quand il faudrait étendre les revendications à une contestation plus large. Il faut s’insurger devant la précarité grandissante des vacataires de l’enseignement et de la recherche, indispensables à l’encadrement des étudiants. Défendre les filières peu utiles a priori que seule l’université porte. Dénoncer l’hypocrisie de l’autonomie, qui prétend valoriser en responsabilisant mais abandonne l’université à ses problèmes. Contester le paravent des regroupements, qui agrègent la paupérisation plutôt que de nouveaux moyens et mettent les universités en concurrence avec des institutions sélectives, créant des fédérations à deux vitesses. Il faut défendre un projet plus ambitieux que n’en propose un horizon de sélection et d’utilitarisme - un projet qui soit à la hauteur de la mission de l'université dans une démocratie. La crise de l’enseignement supérieur touche tout le monde, parce qu’une société sans abondance des savoirs et sans entrainement du plus grand nombre à l’esprit critique est une société qui risque la fermeture.
[1] À ce jour, 13 universités sont perturbées, que cela aille du blocage temporaire de bâtiments jusqu’au blocage permanent de sites entiers. Libération propose un outil qui recense les mouvements de contestation au fur et à mesure : http://www.liberation.fr/apps/2018/03/universite-facs-mobilisees/
[2] 200 universitaires et les équipes de 60 formations ont refusé d’effectuer la sélection nouvelle au sein de leur université, qu’ils l’estiment inutile ou impossible à réaliser en l’état de leurs moyens. « Parcoursup : ces universitaires qui refusent de trier les candidats à l’entrée en fac », Le Monde du 6 Avril 2018.
[3] Le 22 mars, un groupe s’attaquait violemment à des bloqueurs de la faculté de droit de Montpellier, avec peut-être des professeurs comme complices. Le 28 mars, le local de l’Union des étudiants juifs de France à Tolbiac était saccagé et recouvert de tags antisémites. Le 6 avril, une vingtaine de personnes casquées et armées de projectiles attaquaient le site de Tolbiac. Il est effrayant que ce conflit, à l’étendue encore bien relative, ait si vite donné lieu à des violences.
[4] Elle l’est en partie : lorsque des meneurs de blocages exigent des notes de 10/20 à tous ou le maintien de la compensation des semestres, des rattrapages et des redoublement, qui ne sont d’ailleurs pas mis en cause à ce stade, ils cherchent à maintenir les étudiants en échec dans l’université par des moyens artificiels, plus qu’à trouver des moyens - dans tous les sens du terme - d’éviter leur échec.