En quête de l’âme iranienne
Daryush Shayegan (1935-2018)
Le philosophe et écrivain iranien Daryush Shayegan est mort le 22 mars dernier à Téhéran, à l’âge de 83 ans. Né à Téhéran en 1935 d’une mère géorgienne et d’un père azerbaïdjanais, il a été élevé dans un milieu multiculturel où le français et le persan étaient les deux langues principales. Son parcours académique commence à l’âge de 15 ans, en Angleterre puis en Suisse. Revenu en Iran au début des années 1960, il s’est intéressé à la philosophie et aux religions de l’Inde et commence à côtoyer les représentants traditionnels de la pensée chiite à Qom. C’est à cette époque qu’il rencontre le philosophe et islamologue français Henry Corbin, sous la direction de qui il soutient en juin 1968 une thèse de doctorat sur les relations de l’hindouisme et du soufisme d’après le Majma’ al-Bahrayn de Dârâ Shokûh. Dans les années qui suivent, Daryush Shayegan enseigne la philosophie comparée à l’université de Téhéran et dirige le Centre iranien pour le dialogue des civilisations. Après la révolution de 1979, il s’installe à Paris et, en peu de temps, reprend son travail de recherche et dirige l’Institut d’études ismaéliennes. Il a vécu et travaillé à Paris jusqu’en 1992, date à laquelle il est rentré à Téhéran pour ouvrir sa propre maison d’édition, Farzane Rooz. À partir de cette époque, Shayegan partage son temps entre son travail d’intellectuel public à Téhéran et son métier de philosophe dans la capitale française.
L’œuvre de Shayegan peut être divisée en quatre périodes. La première comprend ses travaux en persan sur les philosophies et religions de l’Inde et sur la confrontation entre l’esprit de l’Occident et les civilisations asiatiques. Le premier jalon de la réflexion poursuivie par Shayegan est son livre l’Asie face à l’Occident (1977, non traduit).
La deuxième période du travail intellectuel de Daryush Shayegan, de 1981 à 1992, remet en question la nature nativiste de sa pensée et critique sévèrement la révolution iranienne. Dans les livres de cette période, Shayegan trace non seulement son parcours métaphysique, esthétique et politique, mais produit aussi une analyse détaillée de la révolution iranienne et du rôle des intellectuels tiers-mondistes et nativistes dans l’idéologisation de la tradition[1]. En mettant en relief les structures millénaires de la vision traditionnelle du monde, Shayegan essaie d’expliquer leur éclatement face à l’avènement de la modernité. Mais il tente aussi de démontrer jusqu’à quel point elles sont rivées aux « clichés qui peuplent le panthéon creux de l’homme moderne ». Cette période de l’exil parisien fut couronnée par un ouvrage sur son maître à penser, Henry Corbin[2].
La troisième période de l’œuvre de Shayegan correspond à son retour en Iran. Il démontre alors que la civilisation occidentale est devenue planétaire et que l’opposition entre l’Occident et les autres n’a plus de sens. Si l’aventure des Lumières a été un tournant dans l’histoire humaine[3], il existe des sensibilités différentes dans le nivellement planétaire de la modernité triomphante, des zones d’hybridation[4]. Au fond, la triple identité de Shayegan – iranienne, islamique et moderne – lui offre des possibilités inédites de compréhension et d’interprétation du monde. Selon lui, « cet art combinatoire de réaménagement d’espaces hétérogènes constitue une troisième voie », qu’il appelle « la schizophrénie apprivoisée » : « C’est une voie qui permet, selon moi, d’échapper à la réduction du savoir (tout ramener à la religion, par exemple, et en faire une idéologie) et à l’illusion des utopies irréalisables. » Reprenant un concept cher à Deleuze et à Guattari, Shayegan évoque le passage d’une société holiste, perçue comme une totalité culturelle, à des sociétés beaucoup plus « rhizomatiques ». Selon Shayegan, « la jeunesse a des raisons que la raison des régimes autoritaires ne connaît pas et ne peut non plus connaître ».
La quatrième et dernière période de l’œuvre est plutôt consacrée à l’œuvre littéraire. Terre de mirages, c’est une histoire d’amour entre Kaveh, qui est persan et habite à Téhéran, et Marianne, qui est française et habite Paris : ils sont obligés de vivre leur amour à distance[5]. Dans ce roman, il n’y a plus de place pour le métissage et les différences culturelles créent des brèches sentimentales, même entre deux personnes qui s’aiment. Dans son livre sur Baudelaire, Shayegan retrace le parcours du poète et montre comment les trois figures de Nietzsche, Rilke et T. S. Eliot se situent intellectuellement par rapport à lui[6]. Selon Shayegan, la redécouverte de Baudelaire par Nietzsche, à la suite de sa lecture d’une lettre inédite de Wagner au poète français, a renforcé sa conviction de la supériorité de l’esprit français en Europe. Rilke fait connaissance avec la poésie de Baudelaire par l’intermédiaire de Rodin, dont il fut pendant un certain temps le secrétaire à Paris, et T. S. Eliot, poète et dramaturge britannique, se présente comme son héritier spirituel. Un long chapitre est également consacré au regard philosophique de Walter Benjamin, selon lequel Baudelaire est le seul poète européen dont la poésie a traversé l’Europe, depuis la France jusqu’à l’Allemagne, l’Italie et même la Russie. Le dernier livre de Shayegan, paru quelques semaines avant son attaque cérébrale, interprète les réflexions de Marcel Proust dans la Recherche [7]. Les deux derniers travaux de Daryush Shayegan représentent ainsi le retour de ce philosophe polyglotte et interculturel à la culture française.
Après tout, ce philosophe franco-iranien, qui a consacré sa vie à comprendre et à dévoiler l’âme de l’Iran, était aussi un penseur cosmopolite, à la recherche de l’esprit du monde[8].
Ramin Jahanbegloo
[1] - Voir Daryush Shayegan, Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ?, Paris, Albin Michel, 1982 (rééd. 1991) ; le Regard mutilé, Paris, L’Aube, 1989 (rééd. 2003) ; Sous les ciels du monde. Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, Paris, Le Félin, 1992 (rééd. 2011) ; les Illusions de l’identité, Paris, Le Félin, 1992.
[2] - D. Shayegan, Henry Corbin. La topographie spirituelle de l’islam iranien, Paris, La Différence, 1990 (rééd. Albin Michel, 2011). Cet ouvrage, qui porte sur la métaphysique de l’imagination, la prophétie et l’initiation, le chiisme et la pensée ismaélienne, l’angélologie et la théophanie, est le premier livre de synthèse sur l’œuvre de Corbin.
[3] - D. Shayegan, La lumière vient de l’Occident. Le réenchantement du monde et la pensée nomade, Paris, L’Aube, 2005 (rééd. 2013).
[4] - Voir le dernier ouvrage de cette période réflexive : D. Shayegan, la Conscience métisse, Paris, Albin Michel, 2012.
[5] - D. Shayegan, Terre de mirages, Paris, L’Aube, 2004.
[6] - D. Shayegan, Charles Baudelaire. Le démon de la lucidité, Téhéran, Nazar, 2016.
[7] - D. Shayegan, Marcel Proust. La lanterne magique du temps, sous presse en Iran, 2018.
[8] - Voir son dernier ouvrage traduit : D. Shayegan, l’Âme poétique persane. Ferdowsî, Khayyâm, Rûmî, Sa’dî, Hâfez, Paris, Albin Michel, 2017.