
Le droit à l’avortement aux États-Unis
De nouvelles méthodes pour attaquer les droits fondamentaux
Les lois du Texas et du Mississipi ne s’attaquent pas frontalement à la jurisprudence Roe v. Wade de la Cour suprême. Mais elles la contournent, en dépénalisant la question de l’avortement et en créant des mécanismes de dissuasion.
Le 20 janvier 2022, la Cour suprême des États-Unis a rejeté le recours formé par le Whole Woman’s Health et d’autres « fournisseurs d’avortement » (abortion providers), ces cliniques privées proposant aux femmes des soins de santé parmi lesquels des interruptions volontaires de grossesse. Elles lui demandaient de renvoyer l’examen de la loi texane à un juge fédéral de première instance dans l’espoir qu’il en suspende l’application, ce qu’il avait déjà accepté de faire à l’automne. La Cour suprême a préféré renvoyer l’affaire à la cour d’appel pour le cinquième circuit, dont l’immense majorité des juges ont été nommés par des présidents républicains (de Ronald Reagan à Donald J. Trump, en passant par George W. Bush père et fils) et recrutés dans des milieux conservateurs. En août 2021, le Washington Post qualifiait la cour de « juridiction la plus dangereuse des États-Unis » après avoir été, dans les années 1960, à l’avant-garde du combat pour les droits civiques de la communauté noire1. L’issue du recours ne fait donc aucun doute. La loi texane restera en vigueur tant que la Cour suprême ne se sera pas prononcée sur sa constitutionnalité, probablement au printemps prochain. La juge Sonia Sotomayor (qui fait partie de la minorité progressiste à la Cour suprême et a voté contre la décision) l’a qualifiée de « désastre pour l’État de droit2 ».
Deux lois restreignant le droit à l’avortement
Ce recours s’inscrit dans un contexte de vive tension entre l’Église, les associations pro-life et une partie des élus républicains, d’un côté, et les organisations de défense des droits reproductifs, de l’autre, après que le Texas et le Mississippi ont adopté deux lois restreignant le droit à l’avortement sur leur territoire. À cette opposition politique s’ajoute une bataille judiciaire : la Cour suprême a été saisie des deux lois entre septembre et décembre 2021.
La loi texane est de loin la plus restrictive. Adoptée en mai 2021 par les élus républicains, elle interdit tout avortement à compter de la détection du premier signe d’activité cardiaque, soit environ six semaines. Cette période correspond au moment où les femmes n’ont souvent aucun symptôme et ne peuvent donc pas savoir qu’elles sont enceintes. Au Texas, 85 % des avortements ont lieu après ce délai3. Il n’y a qu’une seule exception : lorsque la vie de la mère est en danger. Les viols, les incestes et les malformations congénitales ne constituent donc pas des motifs légitimes.
La loi du Mississippi est beaucoup plus souple. Adoptée en 2018 (son application avait été suspendue par une Cour d’appel fédérale avant même son entrée en vigueur), elle prévoit un délai de quinze semaines et, au-delà, des situations d’urgences médicales peuvent justifier une IVG, notamment lorsque le fœtus est atteint d’une malformation grave et irréversible. Les partisans du texte estiment qu’à ce moment de la grossesse, le fœtus a commencé à se développer physiquement et physiologiquement, ce qui rend sa viabilité quasi certaine. Recourir à une IVG mettrait la vie de la mère en danger. Ce délai relativement long couvre la très grande majorité des avortements au Mississippi. 92% d’entre eux ont lieu au cours des treize premières semaines de grossesse4.
Contourner la jurisprudence
Ces deux lois ne s’attaquent pas frontalement à la jurisprudence Roe v. Wade, qui autorise l'avortement aux États-Unis depuis 1973. Mais elles la contournent, en dépénalisant la question de l’avortement et en créant des mécanismes de dissuasion. Elles cherchent donc à obtenir le même résultat, mais par des procédés dont l’inconstitutionnalité est moins manifeste.
La loi texane, d’abord, opère un transfert de compétence en sous-traitant son exécution aux personnes privées. Ce sont elles et non l’État qui l’appliquent concrètement. Elle crée un droit d’action privée qui permet à toute personne, même sans aucun intérêt à agir, de poursuivre civilement, non seulement les femmes qui auraient recours à une IVG, mais aussi celles et ceux qui les y aideraient ou les y inciteraient, ce qui laisse entièrement en suspens la question de l’interprétation de l’aide et de l’incitation (aiding and abetting)5. Pourraient donc tomber sous le coup de poursuites civiles les médecins, le personnel médical et – pourquoi pas ? – les chauffeurs de taxi ayant conduit les patientes. Les actions en justice sont même encouragées, la loi offrant plusieurs garanties : l’obtention d’une injonction sous la forme d’une interdiction de recourir à une IVG, des dommages et intérêts punitifs d’au moins dix mille dollars et le remboursement des frais d’avocat.
La loi texane repose donc sur un double mécanisme d’incitation et de répression redoutablement efficace : d’un côté, elle encourage les actions en justice en les rétribuant et, ce faisant, transforme les citoyens en apprentis procureurs ; de l’autre, elle décourage les femmes enceintes en faisant peser sur elles la menace d’une indemnisation prohibitive.
Mais le texte produit déjà l’effet escompté. Le nombre d’avortements est en chute libre au Texas : il aurait diminué de moitié par rapport à octobre 2020, et jusqu’à 75 % par endroits6. Beaucoup de femmes se tournent donc vers les États voisins (la Louisiane, l’Oklahoma et le Nouveau Mexique) qui enregistrent déjà une nette augmentation du nombre de patientes en provenance du Texas. Mais ces déplacements ont un coût financier important. Les populations les plus durement touchées par le texte sont donc les plus pauvres : les femmes noires, hispaniques, celles sans assurance maladie et/ou sans titre de séjour, et les adolescentes. Le nombre d’avortements autogérés (self-managed abortions) risque d’exploser dans les semaines et les mois à venir. Certaines associations mexicaines de défense des droits reproductifs proposent déjà d’envoyer des traitements contraceptifs de l’autre côté de la frontière7.
La situation était déjà critique au Texas bien avant l’adoption de la loi. De nombreuses cliniques avaient dû fermer après que la majorité républicaine a restreint la procédure d’avortement en 2013. La vingtaine de cliniques restantes (pour un État nettement plus grand que la France) était répartie autour des principales agglomérations, ce qui augmentait considérablement les distances, les temps de trajet et donc la durée de l’indisponibilité professionnelle des patientes. À cela s’ajoutait le coût de l’opération (entre 500 et 800 dollars au Texas), qui représentait plusieurs semaines de travail pour beaucoup de femmes. Le temps qu’elles réunissent l’argent nécessaire, le délai avait expiré.
La loi du Mississippi, elle, ne repose sur aucune délégation de compétence. C’est bien l’État qui l’applique concrètement et met en œuvre l’interdiction. Mais il y a là aussi contournement, puisque la loi ne s’attaque pas directement aux femmes. Elle menace de suspendre les licences médicales des cliniques privées qui pratiqueraient des IVG au-delà du délai légal.
Un problème constitutionnel
Ces deux lois posent un problème constitutionnel : leurs délais contreviennent aux vingt-quatre semaines prévues par la Cour suprême dans sa fameuse décision Roe v. Wade. La Cour suprême n’avait pas fixé de délai précis, préférant s’appuyer sur un critère biologique. Elle estimait que les femmes pouvaient recourir à une IVG tant que le fœtus n’était pas viable, c’est-à-dire tant qu’il était incapable de survivre en dehors de l’utérus de la mère. À l’époque, les médecins estimaient la viabilité du fœtus à vingt-huit semaines. Avec l’avancée des connaissances scientifiques, ce délai a été ramené à vingt-quatre semaines.
La jurisprudence Roe v. Wade repose sur une interprétation très libre de la Constitution. Celle-ci ne disant rien de l’avortement, il avait fallu créer et constitutionnaliser un droit à l’avortement. Pour ce faire, la Cour suprême avait déduit un droit au respect de la vie privée et familiale du quatorzième amendement (Due Process Clause), celui-ci protégeant lui-même le droit de recourir à une IVG.
Ce type de raisonnement est bien connu des juristes européens et latino-américains, habitués aux jurisprudences parfois très libérales des cours constitutionnelles et des cours régionales de protection des droits fondamentaux. Il est beaucoup plus surprenant aux États-Unis, où la tradition veut (même à l’époque de l’arrêt Roe v. Wade, considéré comme l’une des législations les plus progressistes de l’histoire) qu’on respecte l’intention originelle des Pères fondateurs et qu’on ne s’écarte pas trop de la Constitution. Certains s’en étaient d’ailleurs pris à l’activisme judiciaire de la Cour suprême.
Les défenseurs et les adversaires de la jurisprudence Roe v. Wade correspondent à deux courants de pensée radicalement opposés au sein de la Cour suprême qu’on peut placer de l’un et l’autre côté de l’échiquier politique américain. Pour les juges progressistes, la Constitution doit être adaptée aux transformations sociales, politiques et économiques du pays. Elle fait partie d’un processus en constante évolution qu’on illustre souvent par l’image de l’arbre vivant (living tree). Les termes sont exactement les mêmes dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a toujours considéré la Convention européenne comme un « instrument vivant » devant « être lu à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui8 ». Elle a développé toute une série de techniques d’interprétation pour justifier la création d’obligations nouvelles auxquelles les États n’avaient pas consenti au moment de la ratification. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles une partie des membres de la Cour suprême s’est virulemment opposée à l’utilisation de sa jurisprudence9. À l’inverse, les juges « originalistes » sont partisans d’une interprétation strictement textuelle – et donc figée – de la Constitution. Tout autre type d’interprétation trahirait son sens originel et menacerait la séparation des pouvoirs. Les juges, en allant au-delà du texte constitutionnel, se substitueraient au législateur.
Aujourd’hui, la balance penche très nettement en faveur des « originalistes ». Les nominations de Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett par Donald J. Trump entre 2017 et 2020 portent à cinq le nombre de juges conservateurs sur un total de neuf membres. Le président de la Cour depuis 2005, John G. Roberts, est plutôt conservateur, mais il est vu comme un membre pivot qui fait parfois basculer les décisions en faveur des Démocrates. La situation ressemble étrangement à celle qui prévalait en 1973 lors de la décision Roe v. Wade. Le président de la Cour suprême, Warren E. Burger, considéré comme conservateur, s’était rangé du côté des Démocrates pour consacrer un droit constitutionnel à l’avortement.
Des fissures dans l’édifice
Toute la question est désormais de savoir si la majorité conservatrice fera machine arrière et reviendra sur la jurisprudence Roe v. Wade. Les élus du Texas et du Mississippi lui ont tendu la perche en adoptant deux textes qu’ils savaient pertinemment être inconstitutionnels. Si le sort de la loi texane fait peu de doute en raison de son délai extrêmement court, ce n’est pas le cas de la loi du Mississippi qui pose davantage question. Elle prévoit certes un délai nettement inférieur aux vingt-quatre semaines, mais celui-ci couvre l’immense majorité des avortements au Mississippi et il existe, au-delà, des exceptions. Son inconstitutionnalité n’est donc pas manifeste. Cela pourrait servir d’argument à la Cour suprême pour la valider sans pour autant revenir sur Roe v. Wade.
Mais cette solution de compromis n’est pas sans conséquence. Sur un plan politique, d’abord, elle risquerait de ne pas satisfaire grand monde : ni l’aile la plus dure des conservateurs qui souhaite un revirement complet de jurisprudence, ni les progressistes qui y verraient le signe avant-coureur d’un effritement du droit à l’avortement aux États-Unis. Sur un plan juridique, ensuite, la Cour suprême ne ferait que reporter la vraie question à plus tard. Valider la loi du Mississippi tout en prétendant ne pas revenir sur la décision Roe v. Wade reviendrait inévitablement à faire prévaloir la première sur la seconde. Ce serait envoyer un très mauvais message aux États conservateurs, qui pourraient saisir cette occasion pour restreindre encore un peu plus les procédures et raccourcir les délais. Ils auraient alors tout intérêt à saisir une nouvelle fois la Cour suprême, lui offrant ainsi une troisième opportunité d’abandonner Roe v. Wade. La Cour suprême ne pourra donc pas repousser éternellement le problème. Elle devra tôt ou tard se prononcer sur le maintien de sa jurisprudence.
Plus largement, c’est la question des conséquences à long terme de ces procédés de contournement par des délégations de compétences qui est posée. En effet, à supposer même que la loi texane soit déclarée inconstitutionnelle, elle pourrait donner des idées aux élus d’autres États. Le gouverneur de Californie, Garin Newsom, a annoncé qu’il envisageait de s’en inspirer pour faire appliquer l’interdiction de la fabrication et de la vente de fusil d’assaut, suspendue par un juge fédéral en juin 2021. Le procédé pourrait donc, dans les mois et les années à venir, être utilisé par les élus de tous bords pour passer outre des droits fondamentaux auxquels ils s’opposent, amenant ainsi la Cour suprême à se prononcer sur leur maintien. C’est toute une partie de l’édifice qui pourrait commencer à se fissurer. Les droits fondamentaux ne sont certes pas totalement intangibles, la Cour suprême ayant toujours la possibilité de revenir en arrière. Mais la multiplication de ce type de procédés risque fort de corréler alternance politique et droits fondamentaux, ce que leur « constitutionnalisation » avait précisément pour but d’éviter. Elle permettrait à de nouvelles majorités de légiférer, puis saisir la Cour suprême et ainsi lui offrir une voie royale pour vider progressivement certains droits fondamentaux de leur contenu – à l’évidence ceux auxquels la majorité des juges est aussi opposée. Dans ce contexte, bien malin qui peut dire jusqu’où ses conséquences se feront sentir.
- 1. Ruth Marcus, “The 5th Circuit is staking out a claim to be America’s most dangerous court”, The Washington Post, 31 août 2021.
- 2. 595 U.S. (2022), Re Whole Woman’s Health et al., On Petition for Writ of Mandamus, No. 21-962, Decided January 20, 2022, Sotomayor J., dissenting, p. 7.
- 3. Selon Texas Policy Evaluation Project, un groupe de chercheurs de l’université d’Austin cité dans Claire Cain Miller, Quoctrung Bui & Margot Sanger-Katz, “Abortions fell by half in month after new Texas law”, The New York Times, 29 octobre 2021.
- 4. “Five questions on abortion and the Supreme Court for reproductive rights expert Carol Sanger” [en ligne], News from Columbia Law, 30 novembre 2021. Voir aussi Carol Sanger, About Abortion: Terminating Pregnancy in Twenty-First-Century America, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2017.
- 5. Anthony Sebok qualifie ce droit d’action privée de « fiction juridique ». En effet, tant que la Cour suprême ne modifie ou ne renverse pas la jurisprudence Roe v. Wade, les actions en justice ne devraient pas pouvoir aboutir. Il s’agirait donc de « procès bidons » (junk lawsuits). Voir Anthony Sebok, “We must fight the phantom threat of Texas’ abortion law” [en ligne], Law360, 15 septembre 2021.
- 6. C. Cain Miller, Q. Bui & M. Sanger-Katz, “Abortions fell by half in month after new Texas law”, article cité.
- 7. Natalie Kitroeff, “A plan forms in Mexico: Help Americans get abortions”, The New York Times, 20 décembre 2021.
- 8. Voir, par exemple, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A n° 31 et Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A n° 32.
- 9. Voir, par exemple, Norman Dorsen, “The relevance of foreign legal materials in U.S. constitutional cases: A conversation between Justice Antonin Scalia and Justice Stephen Bryer”, International Journal of Constitutional Law, vol. 3, n° 4, 2005, p. 519-541.