Démocratiser l'entreprise. Introduction
La France promeut une démocratie représentative au sein de l’entreprise, par le biais des représentants syndicaux et des délégués du personnel, au détriment d’une démocratie participative. Pourtant, la démocratie d’entreprise est un enjeu social majeur, qui a vocation à renforcer la démocratie des institutions publiques et l’intérêt général.
À l’origine de ce dossier, un questionnement : si l’entreprise travaille la démocratie, la démocratie ne travaille-t-elle pas aussi l’entreprise, cette institution de part en part politique ? Les expériences de démocratie d’entreprise sont aussi vieilles que l’entreprise et nous disposons aujourd’hui à leur sujet d’une somme de réflexions, de monographies, d’enquêtes et de travaux sociologiques. Le présent dossier entend aborder ce problème par son cœur : par quel mystère acceptons-nous d’être commandés dans les entreprises d’une manière que nous réprouvons ailleurs ? Dans quelle mesure peut-on parler de démocratie au sujet d’organisations qui ne fonctionnent naturellement pas comme des États ? La démocratie est-elle conciliable avec le principe managérial d’efficacité et avec l’impératif actionnarial de profit ? Quelles sont les limites des pratiques démocratiques déjà à l’œuvre dans le monde du travail ? La démocratie d’entreprise est-elle considérée par ses promoteurs actuels comme une exigence de droit, ou la réponse ponctuelle à une certaine conjoncture ? Enfin, la démocratie d’entreprise peut-elle inspirer et tisonner la démocratie politique ?
L’entreprise, une institution politique
En Europe et aux États-Unis, depuis deux siècles, l’écrasante majorité des entreprises sont des îlots d’autocratie au milieu de sociétés valorisant l’autonomie, les droits humains, la liberté d’expression et l’épanouissement personnel. Ces entreprises sont dirigées par les propriétaires du capital et par la hiérarchie des cadres. Quand une entreprise possède un gouvernement élu, ses électeurs sont presque toujours ses actionnaires.
Le monde du travail bruit pourtant depuis quelques années de mots nouveaux : « auto-entrepreneuriat », « bien-être au travail », « self-management », « management concertatif », « organisations agiles », « entreprises libérées ». Derrière ces expressions fourre-tout, de nouvelles formes d’entreprise semblent se dessiner, plus horizontales, plus souples, plus innovantes et à l’écoute de leurs clients. Les employés y sont polyvalents, les décisions collectives et les informations facilement disponibles. Certaines de ces entreprises ne connaissent ni horaires, ni uniformes, ni chefs, ni protocoles, ni descriptifs de postes ; l’organigramme découpé en services et en fonctions étanches y fait place à un réseau lâche de petits groupes ouverts fonctionnant comme autant de Pme autonomes (voir notre enquête auprès des managers « Les aléas de la décision collective »). D’après différentes études, ces entreprises semblent plus stables et leurs employés plus motivés, créatifs, heureux et efficaces, comme l’explique ici Patrick Guiol (voir son article « Les enjeux de la participation »).
Peut-on pour autant parler de « démocratie » à propos des entreprises ? L’entreprise est par essence une institution qui produit et qui vend ; elle est tournée vers des résultats. La démocratie politique est au contraire un art des formes, ne se définissant pas tant par les fins poursuivies que par les moyens mis en œuvre (répartition des pouvoirs, procédures, type d’institutions, de gouvernement, etc.). Un régime démocratique ne poursuit pas le bien commun (cela caractériserait plutôt un régime républicain), mais il permet à ses membres de se fixer à eux-mêmes les fins qui leur semblent justes.
On peut distinguer deux types de régimes démocratiques dont des éléments se trouvent déjà dans les entreprises traditionnelles : d’un côté une démocratie représentative, qui se traduit notamment par l’existence d’institutions de représentation du personnel (délégués du personnel, comité d’entreprise, syndicats) ; et d’un autre côté une démocratie directe et participative, où sont prévus des espaces de libre discussion. Poussée au bout de sa logique, elle prend les traits de l’autogestion.
Une origine française, socialiste et anarchiste
C’est durant la première moitié du xixe siècle, au milieu de grands bouleversements sociaux et politiques, qu’apparaît le socialisme utopique auquel on doit les premiers contours de la démocratie d’entreprise. Dans l’esprit de ses théoriciens, l’atelier doit devenir le cœur de la société et son modèle d’organisation, l’État devant se dissoudre dans l’activité industrielle et la démocratie remplacer les anciennes oppressions. « Que partout dans l’ancienne organisation on mette la forme du gouvernement parlementaire à la place de la forme hiérarchique ou féodale[1] », demande par exemple Saint-Simon. L’ordre naturel des besoins doit s’exprimer librement dans le travail, et l’éducation et la prévention se substituer à la discipline et à la sanction. Les mots d’ordre sont confiance et harmonie. La hiérarchie ne disparaît pas, ni chez Saint-Simon ni chez Fourier, pour autant que ces hiérarchies soient légitimées démocratiquement.
Ces utopies concrètes inspirent profondément les premiers anarchistes. Parmi eux, Proudhon préconise une « démocratie industrielle » qui fédérerait des associations ouvrières autogérées. Il appelle à l’abolition de la propriété et à son remplacement par « le droit relatif et mobile de la mutualité industrielle[2] ». Plus radical que ses aînés socialistes, il prône une égalité totale, sur le modèle des sociétés de secours mutuels qui se multiplient sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Il vitupère contre les monopoles, la démocratie représentative, les syndicats et la hiérarchie cloisonnante des compagnonnages. À ses yeux, l’échange mutuel doit devenir le modèle de tous les liens sociaux.
Le courant anarchiste a toujours promu par la suite une forme directe de démocratie d’entreprise. Des dissensions opposent les partisans d’une mise en concurrence des producteurs indépendants et ceux, comme Kropotkine, qui souhaitent abolir le commerce, l’argent et le marché au profit de relations d’entraide[3] ; mais le consensus est total quant à la nécessité d’instaurer des rapports égaux et solidaires au sein des entreprises.
Ces idéaux sont encore très vivaces à l’orée du xxe siècle sous la forme du luxembourgisme, du communisme de conseil, du marxisme d’ultra-gauche ou de l’anarcho-syndicalisme, mais ils seront marginalisés dès le milieu des années 1910 par l’hégémonie intellectuelle du marxisme et par la bureaucratisation des syndicats, entre autres raisons. La Cgt prône l’autogestion jusqu’en 1914 ; cinquante ans plus tard, le 24 mai 1968, elle la dénoncera comme « une formule creuse[4] ».
Des facteurs nationaux
Le système allemand de codétermination (Mitbestimmung), dans lequel les représentants des salariés participent aux décisions stratégiques, est issu de la chute de la monarchie constitutionnelle en 1918. Par peur du bolchevisme, les dirigeants allemands signent alors avec les syndicats des accords de codétermination et de protection sociale jusqu’alors impensables. En 1919, la codétermination est inscrite dans la constitution de la nouvelle république de Weimar.
En France, rien qui ressemble à cette cogestion, en dépit de la Commune et de ses conseils ouvriers ; en dépit des efforts de la Cgt au lendemain de la Première Guerre mondiale ; en dépit de l’engagement personnel du général de Gaulle et du catholicisme social en faveur de la participation des salariés à la gestion, au capital et aux bénéfices de leur entreprise ; en dépit du programme du Conseil national de la Résistance, qui défend notamment « le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales » et « le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie » ; en dépit du préambule de la Constitution de la Ve République ; en dépit des demandes autogestionnaires de Mai 68 ; en dépit des « quinze thèses sur l’autogestion » soutenues en 1975 par le Parti socialiste ; en dépit d’un ministère du Travail et de la Participation instauré de 1978 à 1981 ; en dépit des lois Auroux sur l’expression directe et collective des salariés en 1982 ; ou encore des positions courageuses du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (« autonomie des équipes, reconnaissance des compétences, disponibilité de l’information, importance du projet personnel, […] fin du lien de subordination[5] »).
Certes, dans certaines entreprises, des mesures se sont succédé ces dernières années visant à favoriser le « bien-être » des travailleurs (salles de repos, conciergerie, cantine bio, casual Friday, pot du vendredi, baby-foot ou table de ping-pong, covoiturage, services de garderie et de pressing, etc.), mais ces avantages n’affectent guère la manière dont le pouvoir est réparti et exercé au sein des entreprises. La plupart des efforts portent sur les conditions de travail, pas sur l’organisation du travail ou sur le rapport capital-travail, et ces avantages sont généralement réservés aux cadres et aux travailleurs du savoir : les experts informatiques d’Apple profitent de cafétérias sans gluten et à des pauses yoga, tandis qu’on entasse dans des dortoirs grillagés les ouvriers de Foxconn qui triment parfois dix-huit heures par jour pour fabriquer des iPhones. Mais le confort ne compense pas l’absence de liberté. En France, 50 % d’ouvriers, 40 % d’employés et 30 % de cadres supérieurs ont le sentiment d’être exploités[6].
L’idée de transformer la société en transformant
les relations de travail est restée largement
confinée aux cercles anarchistes.
Comment expliquer la longévité du « despotisme éclairé[7] » au sein des entreprises françaises ? Risquons quelques raisons. En France, le droit des sociétés pose par principe que le capital, parce qu’il est à l’origine de l’entreprise, constitue l’entreprise elle-même, le travail n’étant qu’une matière première. Les grandes entreprises françaises et les petites forment deux groupes d’intérêts très distincts soutenant généralement des forces politiques antagonistes. Le patronat français dans sa majorité s’est opposé à toute idée de partage des avoirs et des décisions stratégiques (en août 1967, Georges Pompidou réduit la participation des travailleurs souhaitée par de Gaulle à un simple intéressement aux résultats de l’entreprise). Les syndicats français se sont par ailleurs développés tardivement, ils n’ont jamais connu de forts taux d’adhésion et le patronat leur a toujours été hostile (les délégués du personnel ont été institués en 1936, les comités d’entreprise en 1945 et les sections syndicales d’entreprise seulement en 1968). Selon l’économiste Thomas Philippon, les pays « où le développement syndical au xixe siècle a été faible et tardif sont précisément ceux qui souffrent aujourd’hui d’un manque de confiance dans les relations de travail » ; c’est le cas en Espagne, en Italie et au Portugal, mais d’après plusieurs enquêtes internationales la France est le pays où les relations de travail sont les plus mauvaises[8]. Les notions de « démocratie industrielle » et de « participation des travailleurs » ont parfois été utilisées contre les syndicats et contre les communistes, qui s’en sont donc méfiés. Le Parti communiste français (Pcf), le Parti socialiste (Ps), la Cgt, la Cfdt et Fo ont par exemple longtemps vu la cogestion comme un leurre visant à détourner le prolétariat de son objectif véritable : la conquête du pouvoir et l’expropriation du patronat. L’idée de transformer la société en transformant les relations de travail est restée largement confinée aux cercles anarchistes. Les syndicats français, par ailleurs très hiérarchiques, se sont rapidement bureaucratisés, n’utilisant souvent leur base que comme levier protestataire. La Cfdt embrasse l’autogestion en 1968, le Ps en 1974 et le Pc cinq ans plus tard, avant que la thématique ne disparaisse d’un coup à la fin des années 1970.
Les faux bienfaits de la bureaucratie
Une autre raison de la faiblesse de la démocratie d’entreprise en France se trouve peut-être dans les « bienfaits » supposés de la bureaucratie. Contrairement à une bureaucratie, dira-t-on, une entreprise démocratique fonctionne plus facilement à l’affectif ; chacun peut davantage imposer aux autres ses intérêts, ses opinions, ses manies, ses impatiences ; les problèmes professionnels peuvent dégénérer en conflits personnels ; et certains groupes devenir fusionnels et exclusifs. La hiérarchie officielle peut ainsi faire place aux clientélismes et l’autonomie devenir isolement, peur de mal faire, manque de soutien et indifférence. Le sentiment d’appartenance et de sécurité que les employés ne trouvent pas dans la hiérarchie, certains le cherchent dans une surenchère de conformisme (patois corporate, codes vestimentaires…). Quand la surveillance fait place au contrôle par les pairs, c’est toute la vie sociale de l’entreprise qui risque d’être intégrée au système de contrôle. Chaque interaction sociale devient une évaluation potentielle ; plus la vie sociale est dense et plus le contrôle est serré.
Et comment assouvir les désirs de promotion quand il n’y a plus d’échelons hiérarchiques à gravir ni de prime individuelle à espérer ? L’abolition des signes extérieurs de pouvoir (voiture de fonction, place de parking réservée, bureau spacieux, mobilier de marque, etc.) ne suscite-t-elle pas des hiérarchies officieuses fondées sur l’influence, l’autorité naturelle et l’entre-soi, parfois au mépris des femmes et des minorités ?
Le problème n’est pas tant l’absence de hiérarchie que l’absence de cadres normatifs – tout l’enjeu des entreprises démocratiques étant que les employés se fixent leurs propres règles (auto-nomos). Ces dysfonctionnements semblent moins liés à un excès de démocratie qu’à une démocratisation insuffisante.
Dans une majorité de cas, la démocratisation est imposée à l’entreprise par son dirigeant. « La participation est quelque chose que le sommet demande au niveau intermédiaire de faire pour la base[9] », ironise une professeure à Harvard longtemps sceptique. Et de fait, l’un des seuls points communs à la soixantaine d’« entreprises libérées » étudiées par le professeur de l’Escp qui a popularisé cette expression, c’est qu’« il y a toujours eu une personne à la tête de chacune de ces entreprises – le propriétaire, le Pdg, le directeur de la filiale –, qui a lancé cette campagne[10] ». La démocratie d’entreprise n’est jamais, à notre connaissance, le fruit d’une « révolution populaire ».
Ajoutons à cela que les dirigeants d’entreprises « démocratiques » délèguent généralement les décisions opérationnelles mais pas les décisions stratégiques : les producteurs ne décident quasiment jamais ce qu’ils doivent produire, ni les commerciaux ce qu’ils doivent vendre. Aplatir la pyramide ne veut pas forcément dire décentraliser, et l’on peut décentraliser sans démocratiser. L’autonomie est généralement réservée aux « bons jobs », tandis que les emplois peu qualifiés restent très taylorisés. La démocratie d’entreprise ressemble donc en général à une démocratie libérale, qui limite les pouvoirs du souverain et ménage à chaque individu une sphère d’autonomie, mais pas à une démocratie populaire, qui suppose que le peuple puisse choisir ses dirigeants et s’en défaire. C’est ainsi que le fonds d’investissement Qualium, filiale de la Caisse des dépôts et consignations et actionnaire majoritaire de l’entreprise Poult, a pu exiger en mai 2016 que cette entreprise cesse l’expérience de « libération » commencée dix ans plus tôt.
Contrairement à leurs ancêtres socialistes et anarchistes, les apologues contemporains de la démocratie d’entreprise remettent rarement en cause le pouvoir des propriétaires de l’entreprise. Les stock-options ou la distribution gratuite d’actions permettent de partager marginalement le capital (principalement avec les cadres) ; mais ces pratiques favorisent une mentalité plus capitaliste que démocratique. Surtout, l’actionnariat salarié est un leurre tant que les employés ne disposent pas d’une minorité de blocage. Même dans le système de codétermination à l’allemande, où le conseil de surveillance valide toutes les décisions stratégiques, le dernier mot revient presque toujours aux actionnaires. Au sein des sociétés coopératives françaises, dont les employés détiennent au moins 51 % du capital, le Pdg élu peut se comporter en parfait autocrate. Et de fait, comme le regrette l’économiste Thomas Coutrot, la plupart des mutuelles « n’ont plus grand-chose de l’esprit démocratique ou communautaire qui les a autrefois animées[11] ».
On pourrait souligner aussi qu’on ne laisse « libres » que les salariés auto-disciplinés par un long parcours scolaire, par leurs expériences de travail ou par leur appartenance à un corps de métier. Un manuel de gestion américain vendu à plus de cinq millions d’exemplaires le dit sans fard : « Quand vous avez des gens disciplinés, vous n’avez plus besoin de hiérarchie. Quand vous avez des esprits disciplinés, vous n’avez pas besoin de bureaucratie. Quand vous avez une action disciplinée, vous n’avez plus besoin de contrôles excessifs[12]. » De telles recommandations semblent bien éloignées d’un idéal d’émancipation (lire l’article de Thibault Le Texier, « Le management est-il anti-démocratique ? »).
Enfin, la démocratie d’entreprise demande généralement un effort pédagogique considérable pour diffuser la culture et l’ethos nécessaires à son bon fonctionnement. Cela suppose des managers qui sollicitent l’avis de tous en réunion, qui utilisent des outils collaboratifs tels que les Wikis et les forums de discussion, qui encouragent les initiatives, qui délèguent, qui écoutent et qui acceptent de ne pas prendre les décisions.
Remettre les entreprises et les marchés au service de la société
Les sociétés par actions et leur responsabilité limitée rencontrèrent longtemps une grande hostilité. Jusqu’au milieu du xixe siècle, le roi ou le législateur devaient approuver leur création et elles servaient généralement des projets d’utilité publique. Leur nombre était d’ailleurs très restreint (en France, entre 1807 et 1867, 651 sociétés seulement reçurent une autorisation, soit une dizaine par an[13]). Puis elles se sont émancipées de la communauté et ont imposé leurs finalités. Aux États-Unis, les gigantesques trusts qui sont constitués à la fin du xixe siècle préoccupaient même les politiciens les plus favorables au patronat, comme le rappelle ici Alain Supiot.
En conflit avec les actionnaires pour la direction des entreprises, les premiers managers professionnels ont pu avancer avec Henry Gantt, ingénieur proche de Taylor, que « le système des affaires doit accepter sa responsabilité sociale et se consacrer d’abord à rendre service[14] » (lire l’article de Blanche Segrestin, « La mission, un nouveau contrat social pour l’entreprise »). En 1951, le président de la Standard Oil avançait pareillement que la responsabilité d’une entreprise « est de maintenir un équilibre équitable et efficace entre les revendications de plusieurs groupes d’intérêt : les actionnaires, les employés, les consommateurs et le grand public[15] ». Une telle déclaration incarne le compromis fordiste qui a caractérisé les Trente Glorieuses et dont ont bel et bien bénéficié ces quatre groupes – souvent, il faut dire, au détriment de l’environnement.
Dans les années 1980, l’idée court que les « parties prenantes » (stakeholders) de l’entreprise ne sont pas seulement ses actionnaires (stockholders) mais « tout groupe ou individu qui est affecté par ou peut affecter la réalisation des objectifs d’une organisation[16] », selon l’ouvrage qui a contribué à populariser l’expression. Ce qui inclut donc ses actionnaires, ses employés, ses clients et ses fournisseurs, mais aussi ses concurrents, les pouvoirs publics, les associations de consommateurs ou de défense de l’environnement, les groupes d’intérêt, les médias et la société en général. La théorie des parties prenantes ne recommande pas que ces groupes participent aux décisions prises au sein des entreprises, mais que ces décisions les prennent en considération. Il ne s’agit pas de rendre l’entreprise plus démocratique mais plus responsable. Il ne serait toutefois pas absurde que les entreprises ouvrent leur gouvernance à leurs riverains, à leurs consommateurs et aux pouvoirs publics. Le législateur pourrait aussi créer des agences de notation qui évalueraient et sanctionneraient les entreprises selon des critères sociaux et environnementaux, ainsi que le propose le Pdg Roger Godino[17].
Plutôt que de voir les entreprises comme des bureaucraties
autoritaires, pourquoi ne pas poser qu’elles sont toutes,
d’une manière ou d’une autre, des démocraties imparfaites ?
On peut imaginer des entreprises au service de la société plutôt qu’une société au service des entreprises (cela s’est vu par exemple en Argentine après la crise de 2001). Des entreprises de production autogérées peuvent ainsi s’articuler avec des coopératives de distribution et de consommation, des dispositifs communautaires de micro-crédit, des monnaies locales et des systèmes d’échanges de biens et de services fondés sur le don et le contre-don. Le marché peut être un espace d’échanges équitables, informés et durables, sur le modèle par exemple des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Il permet également aux consommateurs de sanctionner et de récompenser les entreprises en proportion de leur impact social et environnemental. Acheter un produit de ce type, c’est donner du pouvoir à l’entreprise qui le fabrique mais aussi à celle qui le transporte, qui le vend ou qui en fait la publicité.
Plutôt que de voir les entreprises comme des bureaucraties autoritaires, pourquoi ne pas poser qu’elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre, des démocraties imparfaites ? La survie de chaque entreprise dépend de la participation active non seulement de ses clients mais surtout de ses membres. Les salariés n’ont donc pas à attendre que ses propriétaires « libèrent » leur entreprise ; à eux de faire de leur entreprise un espace de liberté et d’égalité.
Et plutôt que d’attendre des institutions publiques qu’elles contribuent à démocratiser les entreprises, ne pouvons-nous espérer des entreprises qu’elles contribuent à démocratiser les institutions publiques ? L’habitude prise par les employés de participer aux décisions dans leur travail ne peut-elle pas renforcer leur civisme et leur engagement politique ? À ces questions, Robert Dahl répond après examen qu’« une citoyenneté pleine et égale dans les entreprises réduirait considérablement les relations antagonistes au sein de ces entreprises, et indirectement dans la société et dans la politique en général[18] ». Une telle idée traverse la littérature anarchiste sur le gouvernement économique, de Proudhon et Owen jusqu’à André Gorz ou Michael Albert[19] : des rapports de travail égalitaires, où chacun apprend à coordonner ses efforts avec d’autres en vue de produire collectivement, peuvent donner le ton de toutes les relations sociales. L’entreprise et le marché pourraient être ainsi des lieux où les citoyens redécouvrent le sens de la démocratie, et retrouvent des possibilités d’agir sur le monde.
Le marché n’est pas une démocratie
Il faut se garder de confondre démocratisation des entreprises et remplacement de la hiérarchie par des mécanismes marchands, tels que la sous-traitance ou l’externalisation des employés, invités à monter leur propre entreprise et à devenir prestataires auprès de leur ancien employeur tout en recherchant d’autres clients. Au terme de cette transformation, l’entreprise est dissoute en un réseau d’auto-entrepreneurs liés non plus par des contrats de travail mais par des contrats commerciaux. « Mes collègues sont mes clients », disait typiquement un salarié de Poult avant la reprise en main de l’entreprise par Qualium[20].
De fait, c’est au marché et non au management que revient de plus en plus la tâche de déterminer les rythmes de travail, de choisir les produits à développer ou à vendre, de sélectionner les individus, de les évaluer, de les classer, de les sanctionner ou de les récompenser. Parce qu’elles dissolvent les hiérarchies établies, de telles pratiques peuvent être considérées comme une forme de démocratisation des organisations – alors que, comme l’observe le théoricien pionnier de la libération des entreprises et grand partisan de cette méthode, « le marché est non seulement désordonné et complexe, mais aussi et surtout injuste[21] ». En France, en 2015, les auto-entrepreneurs gagnent en moyenne 460 euros par mois ; 90 % d’entre eux gagnent moins que le Smic[22].
[1] - Claude-Henri de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne [1814], dans Œuvres de Saint-Simon & d’Enfantin, vol. xv, Paris, Éditions Édouard Dentu, 1869, p. 196.
[2] - Pierre-Joseph Proudhon, la Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre, Paris, Garnier Frères, 1852, p. 220.
[3] - Voir par exemple Pierre Kropotkine, Champs, usines et ateliers, ou l’industrie combinée avec l’agriculture et le travail cérébral avec le travail manuel [1898], trad. par F. Leray, Paris, Schleicher frères, 1910 ; l’Entr’aide, un facteur de l’évolution [1902], trad. par L. Bréal, Paris, Hachette, 1906.
[4] - Citée dans Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet (sous la dir. de), Journal de la commune étudiante : textes et documents. Novembre 1967-juin 1968 [1968], Paris, Seuil, 1988, p. 587.
[5] - Centre des jeunes dirigeants d’entreprise, l’Entreprise au xxie siècle : lettre ouverte aux dirigeants pour réconcilier l’entreprise et la société, Paris, Flammarion, 1996, p. 65.
[6] - Données Insee citées dans Patrick Guiol et Jorge Munoz, Management des entreprises et santé des salariés, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 55
[7] - Expression utilisée pour décrire le régime de pouvoir au sein de la plupart des entreprises françaises par Yvon Gattaz, ancien président de l’ancêtre du Medef, lors d’un discours à l’Académie des Sciences morales et politiques le 8 février 2010.
[8] - Thomas Philippon, le Capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, Paris, Seuil, 2007, p. 33 et p. 20.
[9] - Rosabeth Moss Kanter, The Change Masters: Innovation for Productivity in the American Corporation, New York, Simon and Schuster, 1983, p. 244.
[10] - Isaac Getz, « La liberté d’action des salariés : une simple théorie, ou un inéluctable destin ? », Gérer et comprendre, vol. ii, no 108, 2012, p. 27-38.
[11] - Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, Paris, La Dispute, 2005, p. 108.
[12] - Jim Collins, Good to Great: Why Some Companies Make the Leap… and Others Don’t, Londres, Random House Business, 2001, p. 13.
[13] - Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs. Du xviiie siècle au début du xxe siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 98.
[14] - Henry L. Gantt, Organizing for Work, New York, Harcourt, Brace & Howe, 1919, p. 15.
[15] - Cité dans Editors Of Fortune, USA: The Permanent Revolution, en collaboration avec R. Davenport, New York, Prentice-Hall, 1951, p. 80.
[16] - Edward Freeman, Strategic Management: A Stakeholder Approach, Boston, Pitman Press, 1984, p. vi.
[17] - Roger Godino, Réenchanter le travail. Pour une réforme du capitalisme, Paris, La Découverte, 2007, p. 47-48.
[18] - Robert A. Dahl, A Preface to Economic Democracy, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 109.
[19] - Michael Albert, Après le capitalisme. Éléments d’économie participaliste [2000], trad. par M. Gaboriaud et B. Eugène, Marseille, Agone, 2003.
[20] - Interviewé dans le Bonheur au travail, réal. par Martin Meissonnier, Arte France, Rtbf, 2014.
[21] - Tom Peters, l’Entreprise libérée [1992], trad. par L. Cohen, E. Merlo et M.-F. Pavillet, Paris, Dunod, 1993, p. 434.
[22] - Laure Omalek et Laurence Rioux, « Panorama de l’emploi et des revenus des non-salariés », Insee Références, 2015 (www.insee.fr).