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Notes de lecture

Dans le même numéro

Une poupée en chocolat d'Amandine Gay

mai 2022

La couverture du premier livre d’Amandine Gay est ornée d’un banian, arbre dont les branches sont aussi des racines, « un arbre qui ne respecte pas les codes », qui trouble le regard par son aspect tentaculaire et majestueux. L’autrice s’y identifie, voit en lui une métaphore de sa quête des origines, de son identité en construction et, plus largement, de ces identités hybrides, exilées, qui sont celles des personnes adoptées dont l’expérience est au cœur de l’ouvrage.

La réalisatrice1 et autrice est elle-même une personne noire née sous X, adoptée quand elle avait quatre mois par un couple de personnes blanches. Le livre est dicté par « le besoin de justice et de changement social qui [la] pousse à écrire ici, à créer une nouvelle archive sur l’adoption du point de vue d’une adoptée ». Contrairement à ses films, dans lesquels elle donne la parole aux autres, Amandine Gay y parle de sa vie, de son expérience de personne adoptée, de sa quête des origines dont certaines étapes sont contemporaines de l’écriture, des attentes de la société française vis-à-vis des personnes adoptées, et singulièrement des personnes adoptées transnationales, dont on exige à tout instant la gratitude. Or, pour elle, « dans l’adoption transraciale ou transnationale, la gratitude doit changer de camp », et ce sont les pays dits « d’accueil » qui devraient être reconnaissants de ce que leur apportent ces enfants déracinés.

Le livre part d’une expérience relativement singulière, située, celle de l’autrice ; on suit ses rapports avec ses parents, avec son frère (également adopté), ses efforts pour correspondre à l’image de la « bonne Noire » que l’on attend d’elle, les addictions et problèmes de santé mentale que cela entraîne, sa lutte pour survivre. Mais comme le banian, le livre déploie ses branches en même temps que ses racines, et Amandine Gay fait de ce récit de vie une étude documentée et militante de l’adoption transraciale et transnationale.

Elle va même bien au-delà. Dans les passages réflexifs, où elle donne accès à nombre d’auteurs, et surtout d’autrices peu ou pas connues en France (Sara Ahmed, Dorothy E. Roberts, Reni Eddo-Lodge par exemple), elle fait de l’adoption transnationale le creuset des dominations et des contradictions des pays occidentaux, en particulier de la France. Elle critique le modèle de la famille occidentale contemporaine, fondé sur la filiation biologique et l’exclusivité parentale (ce qui amène les autres enfants à lui demander où sont ses « vrais » parents), le statut d’enfance perpétuel dans lequel sont maintenues les personnes adoptées, la violence du déracinement qu’elles subissent, le poids de la gratitude qu’on leur demande à chaque instant de manifester, la difficulté à se construire lorsque l’on a été éloigné de ses communautés d’origine et que les communautés « d’accueil » vous considèrent comme une perpétuelle étrangère.

L’histoire coloniale, le racisme structurel, les droits des enfants, les rapports Nord/Sud, l’universalisme à la française : Amandine Gay parvient à faire sourdre toutes ces questions de sa propre expérience, sans pour autant les y réduire. Le propos est militant, affirmé, dans la forme (par l’adoption du féminin générique) comme dans le fond. En effet, l’écriture, la création et la recherche sont pour l’autrice une manière d’avancer, de se construire, de se sauver, en politisant son expérience, en construisant un objet qui soit à la fois objet d’étude, de création et de combat.

  • 1. Amandine Gay a écrit et réalisé le film Ouvrir la voix en 2017, qui donnait la parole à des femmes noires, et en 2021 Une histoire à soi, où cinq personnes adoptées témoignent de leur vie à travers des images d’archives.
La Découverte, 2021
368 p. 20 €

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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Patrimoines contestés

Depuis la vague de déboulonnage des statues qui a suivi l’assassinat de George Floyd, en mai 2020, la mémoire et le patrimoine sont redevenus, de manière toujours plus évidente, des terrains de contestation politique. Inscrire ces appropriations de l’espace urbain dans un contexte élargi permet d’en comprendre plus précisément la portée : des manifestations moins médiatisées, comme l’arrachement de la statue d’un empereur éthiopien en Grande-Bretagne, ou touchant à des strates d’histoire inattendues, comme la gestion de la statuaire soviétique, participent d’une même volonté de contester un ordre en dégradant ses symboles. Alors qu’une immense statue célébrant l’amitié russo-ukrainienne vient d’être démontée à Kiev, le dossier de ce numéro, coordonné par Anne Lafont, choisit de prendre au sérieux cette nouvelle forme de contestation, et montre que les rapports souvent passionnés que les sociétés entretiennent avec leur patrimoine ne sont jamais sans lien avec leur expérience du conflit. À lire aussi dans ce numéro : l’histoire, oubli de l’inconscient ?, le prix de l’ordre, pour une histoire européenne, les femmes dans l’Église, les réfugiés d’Ukraine et nos mélancolies secrètes.