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Notes de lecture

Dans le même numéro

Penser l’avenir d'André Gorz et André Gorz. Une vie de Willy Gianinazzi

septembre 2019

La prise de conscience environnementale apparaît aujourd’hui grandissante. Les récentes élections européennes en témoignent : à la fois en termes de résultats, avec la progression des formations écologistes, et de verdissement des programmes des partis de gauche et du centre. Si les discours évoluent, les mesures à prendre se font attendre. En France, une partie de ces décisions sera envisagée lors d’une consultation citoyenne annoncée dans la foulée du «  grand débat national  ». Les réflexions à venir gagneraient à s’inspirer de l’œuvre d’André Gorz : deux publications récentes (la sortie au format poche de sa première biographie et la retranscription d’un entretien radiophonique, en partie inédit, accordé à François Noudelmann en 2005) donnent l’occasion de (re)découvrir sa pensée, décrite par son biographe, comme d’une «  persistante actualité ».

André Gorz naît à Vienne en 1923 ; il s’appelle alors Gerhart Hirsch. Son père est juif et sa mère issue d’une famille aux penchants antisémites. Avec l’arrivée des nazis en Autriche, ses parents décident de l’envoyer dans une pension en Suisse afin d’y passer le baccalauréat. Il poursuit ses études, en chimie, à Lausanne, et se lance en parallèle et en autodidacte dans l’étude de la philosophie, rempli d’admiration pour Jean-Paul Sartre. En 1949, il s’installe à Paris et se marie avec une anglaise, Doreen Keir. Commence alors une carrière dans le journalisme : il rejoint ­L’Express en 1955. Trois ans après, il publie son premier ouvrage : Le Traître, un roman auto­biographique, qui sera suivi de près d’une vingtaine d’autres livres jusqu’à sa disparition. En 1961, il entre au comité de rédaction des Temps modernes où il suit les questions politiques. Après son départ de L’Express, il participe à la fondation du Nouvel Observateur, où il signe ses articles sous le pseudonyme de Michel Bosquet. Ses Adieux au prolétariat (1980), dans lesquels il acte la fin de la centralité de la classe ouvrière, suscitent de vifs débats dans les milieux politiques et syndicaux. En 1983, il prend sa retraite de journaliste et s’installe à la campagne, à Vosnon dans l’Aube. Il continue en revanche sa réflexion théorique à travers la publication de six livres et de plusieurs centaines ­d’articles. Un an avant sa mort, il connaît le succès auprès du grand public avec Lettre à D., un récit autobiographique revenant sur son amour pour sa femme. Le 22 septembre 2007, le couple met fin à ses jours. Tout au long de sa vie, comme l’illustre Penser l’avenir et le détaille la biographie de Willy Gianinazzi, André Gorz aura creusé le sillon existentialiste et approfondi, en autres, les questions de la fin du travail et de l’écologie politique, à travers la critique du capitalisme et de la technique.

Jean-Paul Sartre joue le rôle de parrain de Gorz en philosophie. Pour Le Traître, il lui consacre une préface d’une cinquantaine de pages. Auparavant, Gorz aura essayé de proposer un prolongement de L’Être et le Néant avec Les Fondements pour une morale, qui ne sera publié qu’en 1977 bien qu’écrit dans les années 1950. À propos de sa somme philosophique, Gorz déclare : «  J’ai tout appris en écrivant ce bouquin, et j’ai ensuite passé ma vie à le monnayer et à le dépasser. » Par rapport à Sartre, il donne une inflexion plus directement politique à sa pensée, notamment sous l’influence de sa lecture du marxisme italien. Gorz estimait avoir moins le complexe de l’intellectuel bourgeois que Sartre, ce qui lui aurait permis de s’impliquer davantage dans l’action politique, syndicale notamment, comme l’illustre son influence sur la Cfdt de l’époque. Dans sa postface à Penser l’avenir, Noudelmann revient sur le compagnonnage entre Sartre et Gorz. Tout en restant fidèle au principe de liberté de Sartre, Gorz a su prendre en compte les déterminismes : «  Gorz a été parfois plus sartrien que Sartre lui-même, car il a tenu le cap d’une réflexion philosophique qui ne lâcha jamais le cap de la liberté, de l’émancipation, du sujet autonome, de la démocratie autogestionnaire qui sont au fondement de la pensée sartrienne. »

À partir de cette source existentialiste, l’un des principaux champs d’investigation de Gorz sera le travail. Dans ce domaine, l’originalité de sa démarche est de ne pas s’arrêter à la seule répartition de pouvoir entre le travail et le capital, qui poursuivent la même fin : l’appropriation de la valeur. Il questionne le travail en lui-même, source d’aliénation, et ses fins, en décalage avec les besoins et aspirations des individus. Gorz remet en cause le travail en tant qu’emploi salarié et non l’activité, qui peut être non marchande et épanouissante. Il invite à résister à la marchandisation croissante de la société et envisage les deux versants de l’économie : la production et la consommation. Gorz se déclare en faveur d’une «  auto-­organisation de la coopération productive », alliée à la mise en place d’une certaine autosuffisance. Il s’agit de reprendre le contrôle du surtravail identifié par Marx, non pas pour en dégager de la valeur pour soi, mais pour l’employer à produire de la richesse, artistique, culturelle ou sociale. Gorz se montre optimisme lorsqu’il décèle ce qu’il conçoit comme autant de signes de refus du travail, chez certains précaires ou chez les informaticiens dans les années 2000, qui réduisent volontairement leur temps de travail pour se consacrer à d’autres activités, non lucratives. Ainsi, Gorz sera d’abord en faveur de la réduction du temps de travail, comme au Danemark, avant de se rallier progressivement à l’idée d’un revenu d’existence inconditionnel, c’est-à-dire non soumis à une obligation de travailler.

En lien avec sa critique du capitalisme et de la technique, Gorz s’est imposé comme l’un des tout premiers penseurs de l’écologie politique. En effet, pour Gorz, «  l’écologie était l’outil idéal pour faire une critique positive de l’économie », comme avec la distinction et l’opposition entre valeur et richesse. Il fustige une rationalité économique devenue folle et propose une rationalité écologique prenant en compte les limites. Cette notion s’appliquerait aussi bien aux besoins qu’aux efforts à fournir, au-delà des seules ressources naturelles. Il ne s’agit plus alors de dominer la nature mais de la «  ménager ». Gorz influence ainsi les premiers mouvements écologistes dont il est proche, sans jamais s’engager complètement – une constante dans son parcours –, comme avec les Amis de la Terre. En tant que journaliste, il écrit dans le supplément «  environnement  » du Nouvel Observateur : Le Sauvage. Gorz estime que «  nous pouvons vivre mieux tout en consommant et en travaillant moins, mais autrement  ». Autrement dit, il n’aura eu de cesse de faire le lien entre ses différentes réflexions, qu’elles soient éco­nomiques, sociales ou écologiques.

Ces deux livres sont donc une invitation à se plonger dans l’œuvre de Gorz. À propos de Penser l’avenir, on ne peut que souscrire aux réflexions de Christophe Fourel, inlassable héraut de la postérité de Gorz, qui souligne dans sa préface la rareté des « occasions de mettre en perspective son œuvre » et la spontanéité de son propos dans cet entretien qui revient sur les soubassements philosophiques de son travail. De son côté, Willy Gianinazzi, en dépit d’une proximité intellectuelle avec son sujet, livre une biographie sans complaisance pour certains errements (son soutien initial à Cuba) ou contradictions (ses voitures successives) de Gorz. En même temps qu’une biographie, Gianinazzi offre une contextualisation, une étude des circulations intellectuelles (avec, entre autres, Hebert Marcuse, Ivan Illich ou Alain Touraine) et de la réception de Gorz. Cette édition mise à jour prend en compte les dernières publications sur le sujet, comme le livre de ­Françoise Gollain sur la philosophie de Gorz[1]. Cette première biographie de Gorz s’impose d’emblée comme une référence incontournable. Elle a notamment le mérite de montrer en quoi la pensée de Gorz est restée en perpétuelle évolution afin de rester en prise avec son temps, ainsi de ses dernières analyses sur le numérique. Son esprit et ses valeurs restent des sources d’inspiration, même quand certaines de ses conclusions sont dépassées – du vivant même de Gorz et souvent par lui-même. Pour laisser le dernier mot à Willy Gianinazzi : «  Ce à quoi André Gorz a obstinément travaillé, c’est à “imaginer une société non capitaliste et non marchande porteuse de liberté et qui fasse rêver”. Le chemin a été long et sinueux. »

[1] - Françoise Gollain, André Gorz. Une philosophie de l’émancipation, Paris, -L’Harmattan, 2018. Voir le compte rendu dans Esprit, novembre 2018.

La Découverte,

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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