
La Patte du corbeau de Yahya Amqassim
Ce premier roman du Saoudien Yahya Amqassim, paru en 2008, invite à un voyage tant audacieux que lyrique. Les événements politiques et religieux qui affectent la vie paisible du village d’Osseira, au sud-ouest de l’actuelle Arabie saoudite, ainsi que les croyances ancestrales de ses habitants, servent de toile de fond à l’évocation d’un monde peut-être à jamais disparu ou simplement enfoui dans la mémoire collective. La narration distille en séquences faites d’instantanés, de rappels ou de ruptures, l’histoire d’une communauté profondément ancrée dans son territoire.
« Vous êtes au seuil d’un temps qui ne vous appartient plus. Assurément ces gens ne sont pas venus pour vous faire la guerre, comme vous le croyez… Ils sont venus vous apporter une autre loi », cette prophétie de Sâdiqiya, la mère aveugle du cheikh Aïssa el-Kheir, la seule véritable autorité dans le village, est au cœur du roman. Le destin contrarié de la population d’Osseira s’articule entre deux moments hautement symboliques : la circoncision pratiquée sur lui-même, selon le rite hérité de ses aïeux, par Hamoud el-Kheir, le fils du cheikh, et les supplications au ciel de Sherifa, fille de Beshaybesh, neveu de Sâdiqiya, pour lui insuffler la force de faire renaître sa terre, elle dont le parfum n’est que l’odeur des hommes des temps anciens. L’épopée romanesque commence quand des conquérants venus du Nord, sous la conduite de l’émir de Sabiya, veulent imposer une pratique dogmatique et intransigeante de l’islam à une tribu jusqu’alors guidée par des valeurs de clémence, de solidarité, d’égalité entre les sexes, prônant le respect des traditions en guise de croyance religieuse.
La beauté envoûtante du roman tient à la conversation qui se noue subrepticement au travers des épisodes évoqués entre le vécu intime des protagonistes, dévoilé par petites touches, la prégnance et la célébration des rituels, les atteintes à leur intégrité, le positionnement face à cet habitus menacé.
Yahya Amqassim ne se livre pas à de grands discours théoriques sur les enseignements du Coran ou à des explications savantes sur les stratégies de l’émir, préférant rappeler en quelques mots, à intervalles réguliers, les épreuves qui ont affecté les habitants : le choc du « grand départ » quand, par crainte d’une confrontation avec les envahisseurs, il a été décidé de quitter un temps la vallée d’Al-Husseini pour le territoire montagneux de la Patte du corbeau, l’exil volontaire de Beshaybesh après qu’il a incendié une mosquée et tué un espion ou encore l’arrivée dans le village du prédicateur Mohammed el-Muslih, dit Le Lecteur, bien accueilli dans la maison du cheikh avant d’en être expulsé pour ses agissements financiers et sexuels.
Le socle de valeurs qui soude la communauté, loin d’être rationalisé, est puissamment incarné à travers des chants, des poèmes, des fêtes, qu’ils accompagnent des moments heureux comme le mariage du cheikh avec Hadeya ou la circoncision de son fils, des chagrins à l’image de ces mélopées qui, sous la conduite de Sherifa, pleurent le départ de Beshaybesh et appellent à son retour, qu’ils témoignent de sentiments amoureux, ceux de Hâjer envers le plus jeune fils de Sâdiqiya, Subayya, ou qu’ils marquent, à la fin des moissons, les remerciements adressés à Dieu en reconnaissance des bienfaits de la terre.
Le respect de l’autorité s’opère naturellement : il suffit de lancer un cri « fils d’Osseira » ou « fille d’Osseira » pour que ce rappel d’une légitimité héritée s’impose à tous dans une lecture consensuelle des lois et des coutumes. L’ascendant de Sâdyqiya sur son fils lui permet d’exercer le pouvoir ; Sherifa dirige le travail de la terre avec les autres femmes du village ; les plaisirs charnels sont évoqués librement et des propos scabreux ou humoristiques peuvent fuser en toute liberté dans des éclats de rires généralisés ; les hommes viennent demander au cheikh ou à sa mère aveugle la permission de mourir ; les incirconcis ne peuvent être ni battus ni tués.
Le comportement des étrangers et les exigences calculées de l’émir et de ses représentants induisent chez les sujets du cheikh un profond sentiment d’humiliation, d’atteinte à l’honneur viril et leur font craindre une détérioration de leurs ressources naturelles, une moindre estime de leurs proches. La puissance de la narration est de faire résonner avec lyrisme ces changements, de permettre aux protagonistes de revenir sur certains éléments marquants de leur histoire et de percevoir autrement les rapports de pouvoir entre les communautés : Sâdiqiya se souvient de son mariage avec Mishâri, de son amour pour le prodrome, fils de Husseina, tous deux assassinés au cours de la même journée et de la cécité dont elle est frappée le sixième jour suivant le décès de son époux.
Même si le poids des interdictions, l’attirance de l’argent et les avantages d’un embrigadement dans l’armée interviennent dans l’acceptation du message des prosélytes, c’est le renoncement conscient et réfléchi aux coutumes ancestrales qui scelle la fin d’un bourg après des siècles de présence glorieuse. Le cheikh Aïssa el-Kheir qui meurt car il ne saurait assister à l’effondrement de son monde, Hamoud qui se pend selon les volontés de son père quand il représente si peu aux yeux de son peuple qu’il se voit donner le gras de la bête sacrifiée et non la viande, sont parmi les derniers signes d’une grandeur perdue et de l’obéissance aux anciens.
Seul le geste de Sâdiqiya, qui respecte la coutume voulant que le lieu où est enterré le cordon ombilical du nouveau-né influe sur sa destinée, mais qui, coupant en deux celui de Sherifa, en garde une partie dans la maison du cheikh et fait enterrer l’autre partie sur les pentes de la montagne d’Akoua, reste un vecteur d’espoir dans la reconquête par la jeune fille du chemin qui mène de la montagne au village d’Osseira et à son identité retrouvée.