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Notes de lecture

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À propos du sujet humain

mai 2022

Les trois derniers ouvrages de Jean-François Billeter (Le propre du sujet, Héraclite, le sujet et Court traité du langage et des choses) poursuivent son exploration du sujet humain. D’une conception inspirée par le philosophe chinois Tchouang-tseu à la pensée d’Héraclite, l’auteur dévoile avec originalité la place de l’individu au sein du monde qui l’entoure.

Jean-François Billeter nous enchante depuis une vingtaine d’années avec ses courts ouvrages publiés chez Allia. Ces textes concis, originaux et toujours brillants, tranchent avec la plupart des publications en sciences humaines, dont la longueur semble être un gage de sérieux. Peut-être s’inspire-t-il en cela de la méthode des textes « de génie » attribués au supposé auteur chinois Tchouang-tseu (Zhuangzi en pinyin), probablement mort vers 280 avant notre ère. Depuis de nombreuses années, Jean-François Billeter tente d’en comprendre et traduire certains passages significatifs, en s’écartant de la littéralité pure pour exprimer au mieux leur sens dans notre langage contemporain. Mais quoi de plus difficile que d’aller ainsi droit au but, affranchi des détails, pour développer une pensée juste et incisive ?

Philosophe spécialisé en études chinoises, célèbre pour des textes qui ont fait date1, ainsi que pour ses enseignements de la langue et la civilisation chinoise à l’université de Genève, Jean-François Billeter s’est toujours interrogé sur le thème du sujet humain. Il a exploré longuement les différences entre les cultures, commençant par un merveilleux article commentant le célèbre texte de Tchouang-tseu, « Le cuisinier Ding dépèce un bœuf », où il montre la distinction entre la pensée chinoise de l’agir et la pensée grecque et occidentale de la vision réflexive2. Jean-François Billeter tourne maintenant son intérêt non plus vers ce qui distingue, mais vers ce qui rassemble, « c’est-à-dire le fait d’être chacun un sujet qui dit “je” », celui « qu’est chacun de nous, quelles que soient les différences individuelles, sociales, historiques, qui nous distinguent les uns des autres ». Ce thème traverse les trois ouvrages publiés récemment dont il est question ici, justifiant un compte rendu commun.

Le Propre du sujet présente une « connaissance du sujet humain », le Court Traité du langage et des choses la vision du sujet de Tchouang-tseu, tirée d’extraits de son chapitre 2, et Héraclite, le sujet, celle de ce penseur grec (576-480 av. J.-C.) qui a été qualifié d’« obscur ».

Pour Jean-François Billeter, en Occident, « le sujet a été conçu comme séparé des choses et les choses comme susceptibles d’être connues telles qu’elles sont en elles-mêmes, hors du sujet », et « en Chine a prévalu l’idée que le sujet n’est pas maître de lui-même et ne peut en fin de compte que se fondre dans une réalité qui le dépasse ». Cependant, si les traditions chinoises et occidentales s’opposent ainsi sur le thème du sujet, elles se rencontrent aussi autour du fait que chacune a eu (au moins) un penseur brillant qui a tenté de dépasser les limites de son propre cadre conceptuel, à travers des « visions », ensuite largement commentées jusqu’à nos jours. Elles se rapprochent encore toutes deux dans leur méconnaissance des rouages produisant le sujet humain, notamment quant au rôle du langage dans sa construction interne et externe.

C’est le corps humain et son activité indifférenciée se produisant naturellement qui permettent à Tchouang-tseu de lancer sa réflexion : « C’est comme s’il y avait dans tout cela un maître, mais nous n’en voyons pas la trace. Nous sentons sa présence, mais nous n’en voyons pas la figure. Tout cela est réel, mais n’a pas de forme. Des cent joints, des neuf orifices, des six organes de mon corps, duquel suis-je le plus proche ? Est-ce que je les apprécie tous également ? Est-ce que je préfère l’un ou l’autre ? Seraient-ils tous des serviteurs et des concubines ? Mais les serviteurs et les concubines ne sont-ils pas incapables d’établir un ordre entre eux ? Est-ce que peut-être chacun gouverne les autres à son tour ? Ou y a-t-il tout de même un maître quelque part ? Au demeurant, que je comprenne ou non ce qu’il en est, cela n’augmentera ni ne diminuera cette action. »

Dans cette vision où Tchouang-tseu compare le corps humain au corps social, Jean-François Billeter relève « l’absence de hiérarchie » en relation au sujet, une position qui tranche avec l’affirmation permanente des statuts dans la sphère supérieure de la société. Il rappelle aux lecteurs que, dans la tradition chinoise ancienne, la hiérarchie sociale ne s’étend pas aux classes dominées, situées dans la sphère sociale inférieure, qui est « égalitaire, ou du moins non hiérarchisée de manière permanente3. » Relevons ici la manière concrète dont est évoquée la hiérarchie sociale en chinois, qui n’a pas de concept élaboré pour l’énoncer, et se réfère donc directement aux statuts sociaux : maître, serviteur, concubine. De la même manière, il n’y a pas non plus de mot pour exprimer la notion d’égalité sociale, évoquée ci-dessus par un questionnement sur la validité de la hiérarchie et sur la façon de la contourner par la rotation des postes de gouvernement.

Tchouang-tseu poursuit en s’interrogeant sur la place du sujet à l’intérieur du corps social : « [Ceux qui ont « forme faite » – ceux qui s’attachent à leur perception] Je suis en vie, disent-ils, mais à quoi cela leur sert-il ? […] Leur corps s’en va, leur esprit aussi – n’est-ce pas encore plus triste ! Est-il possible que la vie soit une chose aussi stupide ? Ou suis-je seul à être stupide, et y en a-t-il d’autres qui le sont aussi ? » Tchouang-tseu se demande s’il échappe à ce lot commun ou pas, et comment faire pour y échapper. Comme les « petits esprits s’enferment dans le monde étroit de leur langage », il est nécessaire de sortir de son monde étroit pour devenir un esprit clairvoyant. Celui-ci apprend à adapter ses points de vue à la réalité changeante. Pour se délivrer de la partialité des partis pris, la seule alternative est de se positionner dans le « lieu du pivot 4 », qui est celui de l’unité du sujet humain : « Le lieu où ni le ceci ni le cela ne rencontre son contraire, je l’appelle le pivot. » « Il faut poser (quelque part) un “c’est cela” pour que des délimitations apparaissent. Je vais dire quelles sont ces délimitations : nous pouvons localiser, circonscrire, hiérarchiser, juger, diviser, opposer, comparer, mettre en conflit. Tels sont nos huit pouvoirs. »

Ces pouvoirs, ou « puissance d’une personne  », restant toujours partiaux, perdent de vue le tout. Que faire ? Rester maître du langage en toutes circonstances et ne pas se faire piéger par les partialités. De la sorte, se libérer du langage pour en avoir sa maîtrise, c’est-à-dire ne pas avoir d’idée tranchée, s’adapter aux circonstances. La vision exposée par Tchouang-tseu pointe l’unité intérieure du sujet qui se situe au-dessus des délimitations. Ce sujet uni qui ne « s’enferme dans rien de fixe » est ainsi placé « au-dessus de ses congénères », il est en cela un sage, ou un homme accompli. Ce n’est pourtant pas un « maître ». En effet, Tchouang-tseu n’a pas fondé d’école et n’a pas de disciple connu. Bien qu’il ait été ultérieurement inclus dans la catégorie des penseurs « taoïstes », il diffère radicalement de ces derniers par de nombreux aspects, dont le plus important est justement cette compréhension du sujet humain. Celui-ci, non divisé, uni, est donc libre, selon l’interprétation de Jean-François Billeter.

Passons maintenant rapidement au monde grec, qui nous est mieux connu. Toujours selon l’auteur, si ce monde a produit une riche tradition de pensée dont nous sommes encore tributaires, celle-ci a manqué d’une proposition adéquate sur le sujet humain, qui nous aurait permis de dépasser notre partialité. Toutefois, un auteur grec d’Éphèse, Héraclite, lui aussi mal compris par la tradition philosophique occidentale, a également pensé le sujet humain, d’une manière proche de celle de Tchouang-tseu : « Je me suis cherché moi-même. […] Il appartient à tout homme de se connaître et de penser juste. » De la même manière, selon Héraclite, le langage enferme, et obéit à la loi des contraires, qui s’opposent et s’échangent : « Une seule et même chose : vivant et mort, éveillé et endormi, jeune et vieux – le premier terme s’inverse dans le second, le second dans le premier. »

Comment échapper à la loi des contraires ? Par les lois communes, c’est-à-dire « la commune mesure qui conduit à penser juste ». Héraclite a connu l’égalité des citoyens dans sa cité grecque. Mais, surtout, il démontre l’implacable nécessité de défendre ces lois communes qui font la force et libèrent les citoyens. Les lois communes permettent à tout homme de dire à un autre, quel qu’il soit : malgré nos différences, nous sommes semblables.

Pour Jean-François Billeter, nos traditions, occidentale comme chinoise, « sont devenues incapacitantes ». Aujourd’hui, nous sommes devant un danger dû à l’incurie des pouvoirs, fait ancien, mais nous devons aussi faire face aux nouvelles menaces des industries informatiques qui nous enlèvent notre capacité de juger et de penser. Avec Héraclite, suivi de Dante et d’autres, il nous rappelle pourtant que « le mal n’est pas invincible, chacun est responsable du bien et du mal qu’il fait. C’est la résignation qui permet au Mal de triompher ». Néanmoins, il « pressent l’horreur à venir5 » et propose, en suivant Tchouang-tseu, la seule solution pour s’en sortir : se placer dans le lieu du pivot, le lieu de l’unité. Comment y arriver ? « Que naisse une paideia, cette éducation de l’homme […] afin que la connaissance soit le ferment de la vie sociale […] faire en sorte que chaque sujet se forme, pour lui-même et pour les autres. »

Le moyen concret pour construire cette connaissance de l’homme est d’abord de mettre en œuvre un principe de hiérarchisation pour ordonner les impératifs à partir du tout premier : définir le sujet que nous voulons être. L’idée, si je la comprends bien, est de devenir des « citoyens du monde », en nous plaçant dans ce lieu de tension d’où l’on voit les distinctions, tout en dépassant les partialités. Et de mettre en place des hiérarchies de valeurs, pour organiser les différences, à l’intérieur de l’unité des sujets humains. Pour cela, dépasser les simples et antiques visions des deux auteurs anciens évoquées ci-dessus et, aujourd’hui, prendre une décision positive de ce que nous voulons et ne voulons pas ; puis, commencer une mise en pratique réelle de cette décision, par l’éducation à la pensée libre.

Cette mission est d’abord celle de l’Europe, car notre expérience historique des « lois communes » nous y invite, malgré et par-delà nos errements passés, dont nous avons globalement pris acte, à la différence d’autres civilisations. Pour Jean-François Billeter, cela n’est pas folie, ou naïveté du philosophe, mais bien « l’impératif premier » pour prendre un nouveau départ. Pourquoi l’Europe seulement et non la Chine ? L’auteur ne le redit pas ici, car il l’a déjà expliqué dans ses ouvrages précédents. Et nous savons tous qu’aujourd’hui, la Chine, « trois fois muette » par rapport à son passé, est prise, comme la Russie, dans des pulsions partiales et totalitaires de puissance, et s’écarte plus que jamais du lieu du pivot, dont rêvent pourtant les Chinois, depuis et avec Tchouang-tseu.

  • 1. Voir notamment Jean-François Billeter, Chine trois fois muette, suivi de Bref essai sur l’histoire de Chine, d’après Spinoza, Paris, Allia, 2000 ; Études sur Tchouang-tseu, Paris, Allia, 2004 ; Contre François Jullien, Paris, Allia, 2006 (édition augmentée en 2018) ; Demain l’Europe, Paris, Allia, 2019 ; et Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue, Paris, Allia, 2020.
  • 2. J.-F. Billeter, « Pensée occidentale et pensée chinoise : le regard et l’acte », dans Jean-Claude Galey (sous la dir. de), Différences, valeurs, hiérarchie. Textes offerts à Louis Dumont, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984, p. 25-51.
  • 3. L’analyse des « deux sphères sociales » est reprise de J.-F. Billeter, « La civilisation chinoise », dans Jean Poirier (sous la dir. de), Histoire des mœurs, t. III, Thèmes et systèmes culturels, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1991.
  • 4. Le mot « pivot » est ainsi expliqué par J.-F. Billeter : « En Chine, les portes tournent grâce à des pivots pris dans deux trous, l’un dans le seuil, l’autre dans le linteau, et non dans des gonds métalliques permettant le pivot, d’où l’épaisseur des seuils et linteaux. » Ce « pivot de la Voie » est identique à la notion latine de gond (cardo).
  • 5. En fait, n’est-elle pas déjà là, depuis l’invasion russe de l’Ukraine au moment même où j’écris ces lignes ?

Le propre du sujet, Allia, 2021, 64 p., 7 €
Héraclite, le sujet
, Allia, 2021, 64 p., 7 €
Court traité du langage et des choses, tiré du Tchouang-tseu
, Allia, 2022, 80 p., 7, 50 €
Jean-François Billeter

Catherine Capdeville-Zeng

Professeure d'anthropologie et d'études chinoises à l’INALCO, elle a notamment dirigé, avec Delphine Ortis, Les Institutions de l'amour (Presses de l'INALCO, 2018). 

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