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Notes de lecture

Dans le même numéro

Peut-on penser en Chine aujourd’hui ?

décembre 2021

Penser en Chine, paru en 2021 sous la direction d’Anne Cheng, interroge la possibilité d’émettre un discours critique sous le régime de Xi Jinping. L’ouvrage, qui réunit disciplines et nationalités diverses, montre que la pensée n’y est pas tant inexistante que discrète, en raison de la difficulté d’exprimer publiquement son opinion.

La récente publication de Penser en Chine, recueil dirigé par Anne Cheng, sinologue et professeure au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine depuis 2008, met à la portée des lecteurs français un ensemble d’articles rédigés dans un langage à la fois clair et empli d’acuité, qui réfléchissent à une question fondamentale, amplifiée aujourd’hui par les conséquences d’une pandémie venue de ses rivages : peut-on penser en Chine aujourd’hui ? La Chine pense-t-elle ou ne fait-elle que dépenser, dans une logique de matérialisme débridé et totalitaire étouffant toute réflexion libre et raisonnée ? « Est-il au demeurant encore permis de penser tout haut, ou de penser tout court, dans ce pays qui fait tant parler de lui, sans qu’il soit possible d’y prendre la parole librement ? » (Anne Cheng).

Suite de son recueil précédent, La Pensée en Chine aujourd’hui (Gallimard, 2007), Anne Cheng considère que les termes « pensée/penser » et « Chine/chinoise » font bon ménage, dans la continuité de l’ouvrage du grand sinologue et sociologue Marcel Granet, La Pensée chinoise (Albin Michel, 1934). Dans ce texte, Marcel Granet démontrait la cohérence d’un système de pensée dans ses distinctions avec d’autres formes de réflexion, suivant un projet inscrit dans le sillage de la sociologie durkheimienne. Son objectif était, en se démarquant des lectures orientalistes de l’époque, de tenter une interprétation de la structure sociale chinoise ancienne et, sans pour autant « essentialiser » une Chine mythique, de mettre au jour ses rouages internes, pour participer au développement d’une meilleure connaissance des sociétés.

Comme celui de 2007, cet ouvrage comporte, après une présentation d’Anne Cheng, une douzaine de chapitres rédigés par des chercheurs de diverses disciplines, qui apportent une richesse de points de vue, tous se rejoignant pourtant autour d’un même constat, amer, sur les difficultés de « penser » aujourd’hui en Chine. Pour cette raison, il faut spécialement saluer l’inclusion de plusieurs textes d’intellectuels chinois traduits en français. En outre, la place importante dévolue à l’anthropologie sociale, une discipline jusqu’alors peu reconnue dans la sinologie française, aide à mettre en lumière non seulement des « pensées », mais aussi leurs liens avec des pratiques sociales contemporaines.

Les traductions en français proposent trois textes remarquables. D’abord, « L’empire-monde fantasmé » de Ge Zhaoguang, historien à Shanghai, offre une analyse des textes chinois anciens renouvelant la portée et soulignant le danger de cette notion au cœur de la nouvelle propagande chinoise : tianxia, « tout sous le ciel », qui « sous les apparences d’une devise égalitaire, […] ne fait en réalité que souligner la puissance de “persuasion” de la civilisation chinoise à l’égard de ses inférieurs barbares  ». Ensuite, dans « Sortir du système impérial avec Qin Hui », le sinologue canadien David Ownby présente cet autre historien, mis à la retraite anticipée par son université pékinoise1, dont le livre Sortir du système impérial a été interdit en Chine un mois seulement après sa publication en 2015. Le chapitre de Qin Hui publié ici revient sur les particularités du système impérial chinois, « qui détient le pouvoir mais n’assume pas de responsabilité [envers le peuple]  », pour en proposer la seule voie de sortie possible selon lui : l’instauration d’un « régime constitutionnel » ou « républicain », une voie choisie par la Chine avec la révolution de 1911 mais ensuite abandonnée. Enfin, « Mai 1968 vu de Chine », texte de Chu Xiaoquan, d’un humour décapant et glaçant, intéressera particulièrement les lecteurs français. À partir d’une relecture des articles publiés par le Quotidien du peuple en mai 1968, l’auteur s’interroge : « En réalité, vivait-on le même temps historique à Pékin et à Paris ? »

Du côté des chapitres provenant d’anthropologues, mentionnons les deux plus percutants : le premier de Marshall Sahlins, professeur à l’université de Chicago, qui nous a hélas quittés tout récemment. Célèbre dans le monde entier pour ses travaux sur la Mélanésie, il avait publié en 2015 un opuscule, traduit et présenté ici en français sous le titre « Les instituts Confucius – programme académique malveillant ». Ce texte présente l’histoire et l’expérience de ces instituts, censés reproduire d’autres institutions vouées à déployer une culture dans des régions étrangères, telle notre Alliance française. Or il s’agit de tout autre chose, puisque ces instituts chinois s’implantent uniquement dans les universités, afin de faire pénétrer la propagande chinoise au cœur même de la jeune élite étudiante, en utilisant pour ce faire des « moyens malveillants » (notamment censure et autocensure), au mépris des valeurs universitaires et scientifiques. Le second, de l’anthropologue suédois, aujourd’hui professeur à la Cornell University, Magnus Fiskesjö, « Le Xinjiang chinois – “nouvelle frontière” de l’épuration nationale », entraîne le lecteur, à partir de faits étayés par de nombreuses références, dans la réalité dramatique vécue par les Ouïgours et les autres ethnies de cette région frontalière qui ont le malheur d’habiter aux portes des « nouvelles routes de la soie ».

La Chine d’aujourd’hui ne manque donc pas de « penseurs » brillants, qu’ils soient des scientifiques, ou encore des cinéastes, des écrivains ou des gens ordinaires que l’on rencontre au fil des pages dans les autres chapitres. Pour autant, tout auteur qui publie aujourd’hui en Chine doit à nouveau adopter un langage particulier, s’autocensurer et contourner les faits « tabous » en utilisant des images et des métaphores, un jeu auquel les scribes chinois sont rompus, au moins depuis l’instauration du « système impérial » en 221 av. J.-C. Tragiquement, après la relative libéralisation chinoise (qui a vraiment pris fin très récemment, avec la pandémie), la situation actuelle devient de plus en plus difficile pour eux, et ils sont désormais nombreux à ne plus oser s’exprimer ou à en être empêchés. La fracture ne fait ainsi que s’étendre entre le pouvoir et « les masses », sous une apparence d’uniformité résultant de la peur de s’exprimer, et non pas de l’absence ou de l’incapacité de « pensée » d’un peuple.

Les autres auteurs de ce recueil proposent tous des analyses nuancées, fondées sur la discussion approfondie et le croisement de données nombreuses et fiables, qui les amènent à exprimer leurs avis dans leurs conclusions, selon deux tendances principales. La première est un optimisme neutre ou relatif concernant le cinéma (Anne Kerlan), la production du savoir (Sebastian Veg), les rassemblements publics (Isabelle Thireau) et le bouddhisme (Ji Zhe). La seconde est un réalisme inquiet concernant le numérique (Séverine Arsène), l’économie (Nathan Sperber), l’intolérance (Magnus Fiskesjö), l’écologie (Ruth Gamble) et la crise sanitaire (Frédéric Keck). Enfin, le philosophe australien John Makeham, qui commente « L’empire-monde fantasmé » de Ge Zhaoguang dans son chapitre « Philosophie chinoise et valeurs universelles dans la Chine d’aujourd’hui », évoque le possible « choc des civilisations » entre le tianxia chinois et le « tianxia américain » – « À moins que l’avenir ne soit déjà là ? »

  • 1. Voir Frédéric Lemaître, « Xi Jinping, ultime tête pensante du destin chinois », Le Monde, 1er juillet 2021.
Gallimard, 2021
560 p. 10 €

Catherine Capdeville-Zeng

Professeure d'anthropologie et d'études chinoises à l’INALCO, elle a notamment dirigé, avec Delphine Ortis, Les Institutions de l'amour (Presses de l'INALCO, 2018). 

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