
La révolution taoïste
La réédition en Pléiade des textes fondateurs du taoïsme propose une traduction révisée, marquée par un souci philologique accru et enrichie par l’apport des découvertes récentes, notamment la version du Lao zi trouvée à Guodian. Cet important travail mené par Rémi Mathieu permet d’apprécier un projet politique, mais aussi une sagesse, qui ouvrira la voie à l’établissement d’une nouvelle religion.
Cette nouvelle édition, réalisée par Rémi Mathieu, rassemble les trois textes fondateurs de « l’école du dao » ou taoïsme, dans une version très bienvenue mettant à jour l’ouvrage antérieur publié par la Pléiade en 1980. Aujourd’hui, les deux volumes intitulés Philosophes taoïstes I et Philosophes taoïstes II (ce dernier comporte le Huainan zi, édité en 2003), représentent une somme cohérente des premiers penseurs de ce courant qui, avec le confucianisme et le bouddhisme, participent aux « trois enseignements » (sanjiao) formant la base de « la pensée chinoise ».
Cette réédition du premier volume inclut les trois textes initiaux, ceux de Lao zi, Zhuang zi et Lie zi1, cependant toutes leurs traductions ont été actualisées et très sérieusement annotées, le tout intégrant les apports des découvertes archéologiques, philosophiques, historiques et philologiques récentes, qui marquent « le développement d’une sinologie véritablement scientifique ». Mais encore, un appareil critique imposant permet de pénétrer en profondeur la pensée de ces penseurs taoïstes des origines. Cette édition offre ainsi aux lecteurs français un regard neuf et épuré de ces écrits fondamentaux. Parmi eux, seule la datation du Lao zi est fixée précisément à la fin du ive siècle avant J.-C., tandis que le mystère persiste sur les dates exactes des deux autres textes ; tous trois sont cependant clairement inscrits dans l’époque historique nommée « les Royaumes combattants » (475-254 avant J.-C.), comme le montrent les nombreux parallèles et emprunts aux thèmes et anecdotes communs d’alors.
Rémi Mathieu rappelle que le terme de « taoïsme » (daojia) ne sera utilisé en chinois qu’à partir du début de la dynastie des Han (206 avant J.-C. – 220 après J.-C.), et ceci dans le but strictement utilitaire de servir de classement bibliographique à différents auteurs antérieurs. Ces derniers ne formaient donc pas un système unifié ou une école reconnue lorsqu’ils rédigeaient ces textes précurseurs, même si nombre de leurs préoccupations communes tournaient autour de la « voie » (dao). Pour autant, les trois auteurs rassemblés ici ont été considérés comme les créateurs de « l’école taoïste » par les historiens et les adeptes ultérieurs, et leurs écrits ont constamment servi de références aux débats qui se sont déroulés pendant toute l’histoire chinoise. Les prises de position hostiles aux conceptions des adeptes de Confucius (551-479 avant J.-C.) sont un autre trait commun à ces auteurs, ainsi qu’à leur postérité, qui se construisit dans un dialogue avec et contre le confucianisme, doctrine dont ils moquent et dénoncent les partis pris trop « sociétaux » à leurs yeux.
La « voie » n’est jamais définie précisément, car elle est par essence « indicible, ineffable et inqualifiable » ; alors, tous ces auteurs « content des apologues qui disent de façon imagée ce que n’est pas la voie, […] ou ce qui arrive à ceux qui ne la suivent pas, comme les réussites de ceux qui l’observent ». Un rapport au langage très spécifique se manifeste dans les nombreuses allégories, souvent pleines de bruit et de fureur, dont la richesse narrative a « très tôt fait l’admiration des lettrés avant de conquérir les lecteurs occidentaux ». Rémi Mathieu en déduit l’aspect fondamentalement prosélyte des penseurs du dao. Il aurait aussi pu relever le fait, souvent laissé de côté par les analystes, que dao signifie non seulement « le chemin, la route, la voie », mais également, en chinois classique, « parler, dire ».
Malgré la disparité de ces textes fondateurs, Rémi Mathieu en tente une synthèse dans l’introduction générale autour d’une dizaine de thèmes, qui permet de prendre la mesure de la « révolution taoïste ». Celle-ci est d’abord un projet politique, mais également une sagesse qui, partant de la détestation du pouvoir omnipotent et omniprésent, prône de s’extraire du social pour « se tourner vers sa racine » ou « se tourner vers le soi », considéré comme le reflet exact de la nature. Ensuite, la découverte taoïste est celle de la « relativité », un thème apparaissant notamment dans les nombreux apologues relatifs au rêve. Les questionnements tournent autour de l’illusion, de la mutabilité complète des êtres et des choses et de leur interdépendance. Pour ces raisons, illusoire est la recherche de la vérité, les choses et les phénomènes devant être saisis intuitivement. D’où une prédilection pour le récit mythologique, lu comme une allégorie.
Le Lao zi (également connu sous le titre Le Daode jing. Classique de la voie et de l’efficience [la Vertu]) est « une sorte de manuel de survie en milieu hostile », c’est donc un texte politique, même s’il prône le détachement et le relativisme intégral. L’intérêt fondamental de cette nouvelle édition est d’en présenter deux versions : celle de Guodian, inédite en français, et la version canonique. La découverte des manuscrits sur bambou, en 1993, dans une tombe à Guodian (province du Hubei) a été rapprochée de la découverte des manuscrits de la mer Morte en Palestine, car le Lao zi qui y a été trouvé est devenu depuis lors sa forme la plus archaïque connue. La comparaison entre les versions montre la stabilité relative du texte initial, malgré des points de divergences secondaires, et permet de préciser de nombreux passages obscurs. En outre, la traduction de la version canonique est revisitée ici au regard des nombreux textes découverts depuis les années 1970 dans des tombes, qui permettent des recoupements et des comparaisons, un travail que ne pouvaient pas faire les auteurs de l’édition précédente, et l’intérêt global de cette nouvelle version est ainsi d’être largement enrichie par tous ces apports.
Les deux textes suivants offrent les versions canoniques complètes du Zhuang zi et du Lie zi, elles ont aussi fait l’objet de traductions renouvelées en français, et des « notices » placées à chaque début de chapitre permettent d’en comprendre les idées principales et de rappeler certains débats entre spécialistes autour de leur interprétation, séquençage, datation, etc. Le « génial rêveur » Zhuang zi est considéré comme le penseur chinois le plus original jusqu’à nos jours et Lie zi, troisième pilier du taoïsme des origines, offre des anecdotes fabuleuses plaisantes à lire, à côté de recettes de sagesse.
Ces textes fondateurs vont, au milieu du iie siècle de notre ère, ouvrir le chemin à l’établissement d’une « religion formatée, fortement ritualisée [… qui] aspire à constituer un clergé, à fonder une doctrine construite sur une forme de salut de l’âme, et promet la réalisation d’une aspiration ancienne : la guérison des maladies, et au-delà, l’accès à la longue vie, voire à l’immortalité ». Ce faisant, cette nouvelle religion contrevient à certains principes initiaux, notamment l’hostilité envers toute forme d’interventionnisme, qui brise le cours de la voie. Il n’en reste pas moins que le choix de l’histoire, qui fit des trois auteurs « les premiers forgerons de l’école du dao », est pleinement justifié par la puissance des idées et la force de conviction des styles. Lao zi fut ensuite divinisé sous l’appellation Taishang Laojun, et les deux autres textes furent canonisés sous les dynasties plus tardives des Tang (618-907) et des Song (960-1279).
Pour comprendre le taoïsme, il ne faut jamais oublier qu’il s’est érigé en référence au confucianisme, doctrine lettrée première en Chine, dont il propose de la remplacer par celle « des lettrés retirés du monde, des poètes épris des couleurs de l’imaginaire inventif ou spontané, avant de devenir l’objet de croyances plus populaires, de divinités replètes de bienveillance ou de malignité ». Pour autant, ce même taoïsme « cultive un individualisme qui parfois confine à un égocentrisme », il est au cœur de la culture chinoise qui est « aussi libertaire qu’elle peut être autoritaire ».
L’intérêt de cet ouvrage est ainsi de renouveler la portée des idées de l’école du dao en comparaison avec d’autres formes de pensées. En Occident, aujourd’hui, le taoïsme philosophique est généralement considéré comme beaucoup plus intéressant que le confucianisme, et ses pratiques gymniques (taiji quan, qigong) ou méditatives ont été largement intégrées dans nos sociétés. Pour beaucoup, le taoïsme semble avoir des points de convergence avec notre individualisme, alors que la pensée confucianiste, fondée tout entière sur la morale sociale et les statuts, est plutôt vue comme un repoussoir. Rémi Mathieu, tout en notant les tendances individualistes du taoïsme, montre cependant leurs limites, notamment en termes de liberté individuelle, car si l’objectif taoïste est bien de délaisser les contraintes sociales et la rationalisation des discours, cela doit se faire au profit de « l’abandon de soi », prôné non pour atteindre à la liberté, mais au contraire pour se fondre dans la nature (ou le « Ciel »). L’oubli de soi, pour faire corps avec le dao, est donc corollaire de l’abandon de l’action interventionniste, et si le pouvoir est amplement critiqué, notamment par Zhuang zi, les solutions évoquées (s’en tenir à la voie, prendre le Ciel pour règle, faire grand usage de l’humour…) « laissent le lecteur et le conseiller du prince sur leur faim ».
Rémi Mathieu dialogue ainsi avec Jean François Billeter, l’autre spécialiste contemporain francophone de Zhuang zi2. Selon lui, Zhuang zi se distingue radicalement des autres penseurs chinois, taoïstes ou autres, pour sa conception d’un sujet véritablement libre, car non divisé en son intérieur. Ce livre s’inscrit enfin dans la lignée des travaux du grand sinologue Marcel Granet, qui rappelait, dans La Pensée chinoise (1934), que « l’individualisme sectaire des taoïstes » a favorisé le despotisme chinois et que, taoïsme et confucianisme, malgré leur concurrence, se rejoignent profondément autour de la conception commune de « l’individu supérieur », associée à une impossibilité complète de s’affranchir du monde et de la nature. La question de la conception de la liberté au sein du taoïsme, et de son degré effectif, reste ainsi ouverte.
À la suite des analyses précédentes en français sur le taoïsme, cette nouvelle version proposée par Rémi Mathieu des textes fondamentaux a le grand mérite de nous rappeler que, si le taoïsme est incontestablement une forme de pensée plus accessible et plus sympathique que le confucianisme, il reste néanmoins profondément inscrit dans l’idéologie propre à la civilisation chinoise. Aujourd’hui, avec le poids de la Chine décuplé sur le plan mondial, il importe plus que jamais de mieux connaître et appréhender ses formes de pensées dans leurs distinctions avec les nôtres. En effet, c’est seulement en tenant compte des spécificités du taoïsme et des autres courants de pensée chinois que l’on pourra éviter d’essentialiser la Chine, et donc, en évaluant sa modernité à l’aune de la transformation de ses idées-valeurs anciennes, mieux dialoguer avec elle, maintenant.
- 1. Tous ces ouvrages sont nommés par le nom de leur auteur ; le mot zi qui leur est ajouté signifie « maître ».
- 2. Voir Catherine Capdeville, « À propos du sujet humain », Esprit, mai 2022.
Philosophes taoïstes
Tome I : Lao zi, Zhuang zi, Lie zi
Édition de Rémi Mathieu