
La littérature chinoise, littérature hors norme de Léon Vandermeersch
Ce bel ouvrage remet en question dûment l’état actuel de la Chine et de sa civilisation : qu’est devenue cette littérature qui était “le plus beau fruit de cette créativité de l’homme fusionnant avec celle du cosmos” ?
Le sinologue Léon Vandermeersch, historien reconnu pour ses recherches sur l’Antiquité chinoise et l’évolution de cette civilisation jusqu’à aujourd’hui, nous offre un grand mais court livre posthume, consacré à ce qui est appelé en chinois wen (文), un terme qui a désigné d’abord l’idéographie, puis la littérature chinoise de façon globale. L’auteur considère celle-ci comme étant « hors norme », c’est-à-dire conceptuellement différente de ce qu’elle est ailleurs, et notamment en Occident. L’histoire de cette littérature, résumée à grands traits depuis sa naissance, fait l’objet de comparaisons avec la littérature indienne, grecque ou occidentale, qui mettent au jour sa spécificité et ses liens intrinsèques avec les domaines sociaux et politiques. Ce livre ne traite donc pas seulement de littérature, mais bien plutôt de la structure sociale chinoise, dont le wen est présenté comme l’expression achevée.
Issue des premières écritures oraculaires des devins, devenus ensuite les scribes fonctionnaires, la langue graphique composée des idéogrammes chinois est d’abord une littérature essentiellement administrative, n’ayant aucun lien avec la langue parlée, et différente de la simple écriture en ce qu’elle est « ciselée en figures de style ». Le wen a une origine double, divinatoire (religieuse) et politique, domaines indifférenciés dans la Haute Antiquité, dont elle a ensuite toujours conservé les valeurs. Si la première littérature est composée des textes d’État, lui est aussi adjointe la poésie, non pour la beauté de celle-ci, mais pour une raison politique : les chants populaires, produits par le peuple méprisé car inculte, sont cependant considérés comme des « oracles naturels », exprimant à la fois les aléas des saisons et la bonne ou mauvaise gouvernance, et sont donc dûment recueillis par les fonctionnaires. Ils seront ensuite classés et expurgés par Confucius, et édités dans un canon de la morale politique, Le Livre des odes.
Le wen, outil exclusif des fonctionnaires lettrés, va peu à peu s’étendre pour servir d’outil d’expression à une littérature d’auteurs, maîtres en rhétorique, qui débattront, en langue graphique, sur les méthodes de gouvernement. Selon le célèbre auteur de Ciselures de dragons du génie de la littérature, Liu Xie (465-522), la littérature, ou « le wen du Dao », représente « l’expression idéographique de la Raison supraphénoménale de toute chose ». Elle est la marque de l’humain par excellence, seul être dans le cosmos « à pouvoir, en cultivant sa nature, la surélever en culture, autrement dit en wen, en littérature ». D’un point de vue chinois, la culture représente, non pas une séparation avec la nature, mais une supériorité de l’homme en vertu de sa capacité à exprimer les correspondances entre plans de valeurs : par exemple, entre saisons et gouvernement, entre les sentiments et le paysage, à travers un miroir littéraire, nommé « couplage des locutions » par Liu Xie, pour qui « l’esprit de la raison des choses veut que rien n’existe sans un autre ». La littérature chinoise est ainsi restée axée sur « le sens cosmique des choses » signalant une « fusion » avec la nature, sans distinguer spécifiquement la condition humaine, comme la tradition grecque, centrée sur une « imitation » de la nature qui la sépare de son origine. Et, au contraire de la tragédie grecque, qui met en spectacle les passions humaines pour atteindre une catharsis, la finalité de la poésie chinoise réside « dans la résonance réciproque des émotions humaines et des souffles de la nature (les vents), induisant l’harmonisation éthique de celles-là sur l’harmonie cosmique de celle-ci ».
Pendant la dynastie Tang (618-907), sous l’influence du bouddhisme indien, la langue graphique dévie vers une logographie qui permet l’éclosion de nouvelles formes littéraires de divertissement : ballades, théâtre, romans historiques. Mais c’est seulement après la révolte du 4 mai 1919 que la langue graphique est abandonnée pour laisser place à la langue courante, reproduisant le langage parlé, toujours cependant avec les idéogrammes, néanmoins simplifiés.
Léon Vandermeersch termine en s’émerveillant de cette résistance de l’écriture chinoise, qui conserve aujourd’hui encore une dimension suprasémantique, absente des autres littératures exprimées en écritures alphabétiques. Elle la rend spécifique et la fait s’intégrer dans tous les domaines, la calligraphie et la peinture notamment. La richesse de l’écriture chinoise consiste finalement en ce qu’elle possède trois voix : la voix sémantique des mots, la voix phonétique de leur prononciation et la voix profonde de l’articulation suprasémantique de l’idéographie. L’auteur la compare alors avec la polyphonie en musique occidentale.
La littérature chinoise a été contrôlée tout au long de l’histoire par les lettrés, qui sont aussi les fonctionnaires, dont la rhétorique est structurée par l’idéologie d’État, le confucianisme. Si cette mainmise est assez comparable à celle du pouvoir ecclésiastique sur la littérature dans les anciens régimes européens, chacune était pourtant fondée sur une structure sociale propre. En Chine, elle s’appuie sur « l’organisation des rapports de production en facteurs manuels et en facteurs intellectuels, les détenteurs de ceux-ci dirigeant les détenteurs de ceux-là, grâce à leur maîtrise de l’idéographie ». En Europe, l’organisation sociale est fondée sur la tripartition des fonctions de prière, de défense et de production, formant les trois classes du clergé, de la noblesse et du tiers état. Léon Vandermeersch souligne que l’émancipation du pouvoir ecclésiastique a finalement été « plus facile » en Europe qu’en Chine, où le mouvement d’émancipation de la « littérocratie » du 4 mai 1919, « gauchi par le maoïsme », n’a fait que « catalyser la métastase de la nomenklatura omnipotente ».
Ce bel ouvrage remet en question dûment l’état actuel de la Chine et de sa civilisation : qu’est devenue cette littérature qui était « le plus beau fruit de cette créativité de l’homme fusionnant avec celle du cosmos » ? Où est passée maintenant cette idée de fusion avec le monde naturel dans une Chine dévastée par l’industrialisation, l’urbanisation et la modernisation ? La littérature et l’écrit ne sont-ils pas toujours restés les outils de domination de la classe des intellectuels, détenteurs de la morale politique, transformés maintenant en cadres urbains du Parti communiste, qui font aujourd’hui plus que jamais appel à la censure de toute idée vue comme non conforme et à une intolérance radicale à l’autre et à la diversité ? Finalement, malgré ses trois voix, la littérature chinoise n’a-t-elle pas entravé l’évolution de la pensée en Chine, comme le pensaient les révoltés du 4 mai 1919, en ce qu’elle représente le socle inamovible de la structure sociale hiérarchique qui empêche la diffusion d’idées émancipatrices, telles que l’égalité, la liberté et l’autonomie de chaque être humain au sein de l’unité des hommes et du cosmos ?
De ce petit ouvrage, éclairant pour tous, on regrettera seulement le nombre important de transcriptions erronées de mots en pinyin.