
Le bonheur, sa dent, douce à la mort. Autobiographie philosophique de Barbara Cassin
Qu’est-ce qu’une traversée féminine de la philosophie, cette discipline historiquement masculine ? Qu’est-ce qui se raconte sans réserve, ni parfois pudeur, d’une femme aux différents rôles sociaux ou positions prises ? Barbara Cassin ne cache rien d’une vie originale, parfois difficile, paradoxale, mais riche et aboutie.
Les philosophes prendront grand plaisir à suivre un itinéraire à contre-courant, entre une forte allégeance philologique à la langue grecque, et une construction philosophique renversante, où la sophistique triomphe contre la logique, la metis – cette ruse homérique – contre l’idéalisme des essences. La philosophie-femme prône en effet le sophiste Gorgias, le génie métaphorique de Homère, la rhétorique triomphante, un logos entreprenant, le passage plutôt que l’état, les langues différentielles et génératrices de modes spécifiques de penser, les traductions des langues entre elles, avec leur sémantique créative et ainsi d’autres vérités.
Ce livre sincère et passionnant est une généalogie, de la philosophie, mais aussi de l’autrice. On retiendra la profonde boutade lancée à Cerisy par Jean-François Lyotard à la mémorialiste : « Toi, tu t’occupes des Grecs pour ne pas t’occuper des Juifs. » La judéité de Barbara Cassin revient de manière récurrente dans son récit. L’autrice ne cache pas les blessures que l’antisémitisme a pu infliger à sa chair et son esprit et comment il lui a fallu dépasser ce mal pour rester libre et philosopher entre les Juifs et les Grecs. On lira aussi dans ce livre rare les rencontres équivoques avec Heidegger, Char, Lacan et bien d’autres, de la Sorbonne ou d’ailleurs.
L’ouvrage s’achève sur la mort des plus proches, le triomphe de ce qui se rappelle d’une existence aimée. « Il y a la langue et ce qui au plus haut point fait la langue, les sons des poèmes et les sons des voix. » La poésie, langage des fous, des voyants et des dieux peut encore interpeller. Sans elle, le philosophe, dans le ciel parfois brumeux de ses idées, ou le politique, tordant le réel à sa façon égoïste ou brutale, resteraient oublieux des pouvoirs du langage, qui peuvent enchanter le monde, comme aussi le transformer.