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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’affolement du monde de Thomas Gomart

janv./févr. 2020

Pour le directeur général de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il s’est opéré un retournement du risque géopolitique au cours de la dernière décennie. Les États-Unis et l’Union européenne sont devenus des sources d’incertitude alors que, par un effet de contraste trompeur, des régimes autoritaires comme la Chine et la Russie représentent la stabilité et la cohérence. Cette modification du rapport de force entre régimes démocratiques et régimes autoritaires ouvre un débat sur le lien entre la nature des régimes, leur légitimité et leur efficacité.

L’affolement actuel s’explique par trois causes principales. Et d’abord par la fin du mythe de la convergence selon lequel la Chine, puis la Russie, se plieraient aux règles occidentales de la mondialisation et ­s’efforceraient d’être fidèles aux critères démocratiques essentiels. Or c’est précisément contre la prétention à l’universalité de ces règles que ces pays s’insurgent. Moscou a opéré son retour sur la scène mondiale à l’aide de son instrument militaire profondément rénové et de sa diplomatie qui se déploie à nouveau sur toute la planète. La Chine se présente comme le défenseur du multilatéralisme, mais cherche en vérité à créer un système alternatif qui a pris la forme de la Banque asiatique ­d’investissement dans les infrastructures (Baii), de la nouvelle route de la soie (la Belt and Road Initiative) et autres institutions qui entendent secouer l’hégémonie américaine au sein de la Banque mondiale ou de la direction du Fonds monétaire international. Le désarroi actuel se manifeste ensuite par la montée des «  populismes  », catégorie devenue un fourre-tout qui associe le Brexit, l’élection de Donald Trump, les démocraties illibérales d’Europe de l’Est, la coalition gouvernementale italienne et même, pour certains, les gouvernements de Netanyahou ou de Modi. La cassure de plus en plus patente – inédite depuis 1945 – entre les deux rives de l’Atlantique ajoute grandement à ce sentiment de perte de repères.

Dernier motif : la conjonction des préoccupations environnementales et les effets prêtés à l’intelligence artificielle, le cyberespace et le Big Data. Si la prise de conscience des effets du changement climatique, de la perte de la biodiversité comme de l’épuisement des ressources halieutiques remonte déjà à plus de deux décennies, en revanche l’effet de « la révolution 4.0 », selon l’expression de Klaus Schwab, l’ordonnateur de Davos, n’a été intégré dans l’action des dirigeants politiques ou d’entreprises que depuis à peine cinq ans. L’Europe, puissance purement civile, subit l’ensemble de ces transformations de plein fouet. Non seulement elle n’a pas su se forger un véritable instrument de politique extérieure commune et active, sans parler de sa défense, encore entièrement déléguée à l’Otan et aux États-Unis, mais elle a le sentiment qu’elle est siphonnée par les grandes plateformes numériques et les paradis fiscaux. En un mot, elle ne maîtrise plus son destin économique. L’absence de volonté commune pour taxer les Gafam ou le rejet par la Commission du projet de fusion Alstom-Siemens, autant de cas récents illustrant qu’avec ses règles actuelles, l’UE n’est pas en mesure de défendre ses intérêts face aux géants économiques américains ou chinois.

Thomas Gomart s’étend sur le duel entre les États-Unis et la Chine, enjeu central des deux ou trois prochaines décennies. Son issue dépendra de la capacité de la Chine à proposer, puis à imposer une nouvelle forme de mondialisation. Pays de vieille culture, la Chine parviendra-t-elle à justifier ses ambitions stratégiques ? À rebours, comment les États-Unis parviendront-ils à préserver leur hégémonie qui s’appuie sur de solides atouts : leur dynamisme démographique, leur autonomie énergétique, leur capacité d’innovation technologique, leur attractivité culturelle ? Concernant l’évolution de la Russie, l’incertitude demeure. On ne voit pas encore, estime Thomas Gomart, si cette dernière accentuera son ancrage en Asie, et donc son lien de quasi-dépendance vis-à-vis de la Chine, ou si elle parviendra à maintenir un délicat équilibre entre celle-ci et ses « partenaires occidentaux et européens ». La zone Méditerranée-Moyen-Orient cumule de son côté bien des dangers, avec ses « régimes durs pour des États faibles », sa ligne de fracture sunnites/chiites appelée à perdurer et la tension entre modernité et islam. Bien d’autres phénomènes contribuent à cet « affolement du monde », comme l’intensification des migrations et la sécurité ­alimentaire qui n’est jamais complètement garantie.

Au terme de sa vaste analyse du monde actuel, le directeur de l’Ifri en vient à la France, qui lui semble mal préparée à affronter cette série de défis, d’où les conseils qu’il prodigue. Au premier chef de ne pas subordonner sa stratégie internationale à la seule lutte contre le djihadisme. Puis de repenser ses relations avec les trois grands (États-Unis, Chine, Russie), ce qui est plus aisé à formuler qu’à mettre en œuvre. L’axe indo-pacifique par exemple, prôné par la France pour désigner une alliance avec l’Inde, le Japon et l’Australie, s’inscrit-il dans la politique actuelle américaine ­d’encerclement de la Chine ou dans une complémentarité avec la Belt and Road Initiative mise en place par la Chine ? Estimer que la France doit être la force motrice de l’autonomie stratégique européenne est souhaitable : est-ce pour autant à portée de main dans les circonstances actuelles, et ce à quel horizon, 2025, 2030 ? La France dispose d’atouts, elle entend tracer sa voie. Il lui convient désormais de convaincre ses partenaires européens.

Tallandier, 2019
320 p. 20,50 €

Eugène Berg

Eugène Berg, né le 23 septembre 1945, est un essayiste et diplomate français. Spécialiste de la Russie et du Pacifique, il a notamment publié Non-alignement et nouvel ordre mondial (1980).

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Le partage de l’universel
L'universel est à nouveau en débat : attaqué par les uns parce qu'il ne serait que le masque d'une prétention hégémonique de l'Occident, il est défendu avec la dernière intransigeance par les autres, au risque d'ignorer la pluralité des histoires et des expériences. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Anne Lafont, fait le pari que les transformations de l'universel pourront fonder un consensus durable : elles témoignent en effet de l'émergence de nouvelles voix, notamment dans la création artistique et les mondes noirs, qui ne renoncent ni au particulier ni à l'universel. À lire aussi dans ce numéro : la citoyenneté européenne, les capacités d'agir à l'ère numérique, ainsi que les tourmentes laïques, religieuses, écologiques et politiques.